Le concept de création de valeur est né de l’emprise croissante de la valeur actionnariale sur les objectifs de gestion des entreprises. La création de valeur est la liaison opérationnelle entre la démocratie actionnariale et la capitalisation d’une entreprise : l’objectif de son management est, selon cette approche, la création de valeur pour l’actionnaire. Un tel concept est-il transposable aux banques mutualistes qui n’ont pas d’actionnaires, mais des sociétaires, et dont la valeur des parts sociales demeure au pair, à la valeur nominale, au lieu de fluctuer en fonction des performances, comme le font les actions cotées ?
Les banques mutualistes sont réputées dégager une rentabilité plus faible que celle des banques capitalistiques, ce qui peut être interprété comme un signe d’inefficacité ou, au contraire, d’un meilleur partage de valeur entre les parties prenantes. En effet, les banques mutualistes ont été créées par des groupes professionnels afin de pallier les déficiences du système bancaire de la fin du xixe siècle en matière de financement de l’économie. L’objectif de ces groupes professionnels était d’avoir accès à des financements en volumes suffisants et à « bon prix » et non d’optimiser une accumulation capitalistique bancaire. Il en découle des règles de gouvernance originales, mais adaptées à ce contexte.
Le modèle de la banque mutualiste a été confronté à deux chocs de portées inégales : l’élargissement progressif des activités, tout d’abord en termes de clientèles, puis de métiers parfois éloignés de leur vocation historique ; la relation avec la cotation boursière dont les avantages en termes de levée de fonds ou d’instrument de rapprochement stratégique avec d’autres partenaires ont exercé un pouvoir d’attraction fort. La conciliation des règles de gouvernance mutualistes et des règles de gouvernance capitalistiques ne coulait pas de source, avec des conséquences importantes en termes de priorité donnée à la création de valeur dans les filiales ou les réseaux de banques coopératives et en termes de répartition de sa distribution.
La création de valeur entre capitalisme et mutualisme
Les banques dites « mutualistes » ne sont juridiquement pas des mutuelles, sociétés sans but lucratif (art. L. 111-1 du Code de la mutualité) et redistribuant l’intégralité de leurs excédents de résultats sous forme de ristournes, mais des sociétés coopératives. Cette forme juridique autorise la réalisation d’un résultat, mais donne des objectifs de gestion aux services des associés, les sociétaires. Ce ne sont que l’usage et les racines historiques qui justifient, en matière bancaire, le terme de « mutualiste » et il est aujourd’hui entériné par le Code monétaire et financier.
La création de valeur pour le sociétaire
Le profit n’est donc pas interdit aux sociétés coopératives, mais leur activité est encadrée par la loi du 10 septembre 1947 dont l’article 1er fixe deux objectifs concrets : « réduire le prix de revient au bénéfice de leurs membres » et « améliorer la qualité marchande des produits fournis » à ces mêmes membres. Plus largement, elles sont appelées à « contribuer à la satisfaction des besoins et à la promotion des activités économiques et sociales de leurs membres ». Le règlement européen du 22 juillet 2003 relatif au statut de la société coopérative européenne est moins précis sans être contradictoire, puisque son article 1-3 confère comme objet principal à la société coopérative « la satisfaction des besoins et/ou le développement des activités économiques et/ou sociales de ses membres, notamment par la (…) fourniture de biens et de services », dans le cadre de ses activités.
C’est pour répondre au manque de financements disponibles que furent créées les banques mutualistes au xixe siècle par des groupes professionnels sectoriels. Il en reste des marques dans la vocation des réseaux consacrée par le Code monétaire et financier :
- les groupements agricoles ou leurs membres, les artisans ruraux ayant au plus deux ouvriers permanents, les collectivités, les associations et les groupements liés au monde rural, pour le Crédit agricole ;
- les commerçants, les industriels, les fabricants, les artisans, les bateliers, les professions libérales et les sociétés commerciales, pour les banques populaires ;
- les pêches maritimes, les cultures marines et les activités liées, l’extraction des sables, des graviers et des amendements marins et la récolte des végétaux marins, pour le Crédit maritime, aujourd’hui affilié aux banques populaires ;
- le logement social et le développement économique local et régional, pour les caisses d’épargne dont l’adoption tardive (1999) du statut coopératif a repris la vocation historique.
Le Crédit mutuel né d’une orientation rurale et sociale et le Crédit coopératif, également aujourd’hui affilié aux banques populaires, fondé par des sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) et des entreprises de l’économie sociale, ne gardent plus trace légale de leur origine, mais leurs activités en gardent naturellement la marque. Pour ces groupes professionnels, il ne s’agissait pas d’investir dans la banque, mais de se donner des moyens de développement.
La société coopérative n’a donc pas comme finalité principale la réalisation de profits. Ceux-ci sont dissous dans les prestations à ses membres. La création de valeur par une société coopérative ne se limite donc pas à son périmètre et devrait intégrer la création de valeur induite chez ses associés. Dans le domaine bancaire, il en va de même. La création de valeur ne se mesure pas aux seuls cash flows des opérations de la banque mutualiste, mais en y ajoutant une part des cash flows nets générés chez ses sociétaires par ses opérations.
Lorsque la prestation se traduit par un moindre coût pour le sociétaire, la création de valeur est, en théorie, aisément cernable puisqu’il s’agit d’un gain d’opportunité : la valeur de la prestation est la différence entre le prix de marché qu’aurait eu à supporter le sociétaire et le prix qu’il a effectivement supporté. Mais dans la réalité, du fait du poids de groupes bancaires mutualistes, de la structure du système bancaire français et de l’âpreté de la concurrence, les prix de marché ne tardent pas à s’aligner peu ou prou sur les prix volontairement « mutualisés ». La concurrence prédomine et il est bien difficile de mesurer de tels écarts de façon indiscutable. En fait, par l’effet de la diffusion de leurs prix lorsqu’elles sont price-makers, les banques mutualistes entraînent le marché. Il peut en être de même des banques publiques.
La prestation peut aussi se traduire par la « qualité marchande » du service. Dans la banque, il peut s’agir de produits profilés spécialement pour les sociétaires, mais les produits bancaires sont, malgré les efforts d’ingénierie, très standardisés et aisément reproductibles. C’est davantage dans le choix de la gamme offerte et par la disponibilité d’une offre permanente aux sociétaires que peut se traduire la création de valeur. Pour la mesurer, il faudrait évaluer la contribution de la banque à la survaleur créée chez le sociétaire par la disponibilité continue de services bancaires, même quand la production de ces services se heurte à des contraintes économiques fortes (restructurations sectorielles, crise financière…).
Du fait de leurs liens étroits avec les groupes professionnels fondateurs, les banques mutualistes devraient bénéficier d’un avantage relatif concurrentiel en termes d’asymétrie d’information (Guider et Roux, 2009, p. 81 ; Jeffers et Pastré, 2007, p. 108). La connaissance sectorielle s’explique aussi bien par la spécialisation et les gains d’expérience que par l’apport des sociétaires dans les instances dirigeantes. Ce bénéfice d’information est censé permettre aux banques mutualistes d’offrir des conditions de services avantageuses tout en assurant leur propre équilibre économique.
Les règles de gouvernance et de répartition de la valeur interne
Cette diffusion du résultat chez les sociétaires a un certain nombre d’implications fortes en termes de règles de gouvernance et de relations de capital, mais ces règles sont en réalité tempérées par une grande flexibilité du cadre légal.
L’acquisition de la qualité de sociétaire requiert un agrément d’une instance statutaire, le conseil d’administration ou le directoire, dans les faits (art. 11 de la loi de 1947 ou art. 14 du règlement européen). En principe, les prestations sont réservées aux sociétaires (art. 3 de la loi de 1947). C’est donc le principe de la cooptation, professionnelle originellement, qui prévalait. L’agrément fait de la société coopérative une sorte de club au service de ses membres associés. La qualité de membre est en principe, symétriquement, réservée aux utilisateurs de la société coopérative, à leur clientèle pour les banques mutualistes. Les membres non-utilisateurs peuvent toutefois être admis dans une limite légale stricte (35 % des droits de vote aux termes de l’article 3 de la loi de 1947, 25 % des droits de vote et des membres de l’organe délibérant aux termes des articles 39, 42 et 59 du règlement européen de 2003). Ils « entendent contribuer par leurs capitaux à la réalisation des objectifs de la coopérative » (loi de 1947) et sont qualifiés de « membres (investisseurs) » (règlement européen de 2003). En tout état de cause, ces sociétaires non-utilisateurs doivent accepter les objectifs de la coopérative, c’est-à-dire renoncer à une accumulation de valeur exclusivement interne. La libre négociabilité des parts sociales est logiquement limitée aux sociétaires déjà admis.
L’objectif n’étant pas, du moins exclusivement, l’accumulation interne de la valeur, le capital ne représente plus le déterminant absolu aussi bien en termes de gouvernance qu’en termes financiers. Selon le grand principe de la coopération, chaque sociétaire a droit à une voix à l’assemblée générale (art. 9 de la loi de 1947), et ce, quel que soit le nombre de parts qu’il détient (art. 59-1 du règlement européen de 2003). Mais le cadre légal donne davantage de flexibilité. Le règlement européen offre une exception dans la banque et l’assurance où les droits de vote peuvent être attribués en proportion du capital détenu dans la limite de 20 % (art. 59-2). L’article 9 de la loi de 1947 pose le principe que « chaque sociétaire dispose d’une voix » et renvoie aux lois particulières pour les exceptions. Pour les unions de coopératives, la loi stipule que la répartition peut être proportionnelle au nombre des sociétaires de chaque coopérative ou de l’importance des affaires traitées.
Enfin, la maximisation du profit n’étant pas l’objectif exclusif de gestion et la création de valeur étant répartie entre les membres, la rémunération des parts sociales devient en partie accessoire. Cette rémunération est limitée au taux moyen de rendement des obligations du secteur privé, le TMO (art. 14 de la loi de 1947), et toute autre distribution du résultat est prohibée si ce n’est au prorata des opérations traitées par les sociétaires pour les seuls excédents dégagés par ces opérations. Le cadre européen prévoit la possibilité du versement d’une ristourne proportionnelle aux opérations que font les membres avec la coopérative (art. 66 du règlement européen de 2003). Les parts sociales sont remboursables à leur valeur nominale (art. 18 de la loi de 1947) et n’ouvrent ainsi aucun droit sur l’actif net.
Mais le cadre légal offre de nombreuses échappatoires en renvoyant aux statuts coopératifs et aux décisions de l’assemblée générale un certain nombre d’options plus flexibles. D’abord, différentes catégories de parts sociales peuvent être créées, y compris des parts sans droit de vote et à intérêts prioritaires (art. 11 et 11 bis de la loi de 1947 et art. 64 du règlement européen de 2003) ouvertes aux non-utilisateurs des prestations offertes. Ensuite, des certificats coopératifs d’investissement (CCI) ou des certificats coopératifs d’associés (CCA) peuvent être émis dans la limite de 50 % du capital (titre II de la loi de 1947). Les CCI sont librement négociables, peuvent être cotés et leur rémunération est au moins égale à celle des parts sociales, tandis que les CCA sont réservés aux sociétaires et ouvrent un droit sur l’actif net.
Le cadre légal laisse aussi ouverte la possibilité de prévoir dans les statuts que l’assemblée générale peut incorporer au capital des sommes au plus égales à la moitié des réserves et relever en conséquence la valeur des parts sociales ou procéder à des distributions de parts gratuites (art. 16 de la loi de 1947). Si la part sociale n’ouvre aucunement un droit sur l’actif net, l’assemblée générale peut quand même décider, si les statuts le prévoient, d’en répartir une proportion importante en fonction des capitaux investis dans la coopérative. La création de valeur interne n’est ainsi pas complètement dénuée d’intérêt matériel pour les sociétaires. Par nature, la coopérative ne fait donc pas abstraction de la dimension capitalistique de ses activités même si la maximation du profit interne n’est pas son objectif. L’ensemble des réseaux mutualistes ont fait usage de certaines de ces flexibilités.
Le mutualisme confronté à la banque universelle
Historiquement au service de catégories professionnelles spécialisées, les banques mutualistes ont été confrontées à l’extension de leurs activités aussi bien en termes de clientèles que de métiers. Par ailleurs, leur cœur de métier a été ouvert à une concurrence plus aiguë et à l’évolution des besoins de la clientèle historique, ce qui les a contraintes à rechercher des voies nouvelles d’amélioration de leur performance en matière d’efficacité opérationnelle ou de gamme de produits. Ces axes d’adaptation ont parfois fait surgir ce qui apparaît comme des contradictions avec les principes mutualistes de répartition de la valeur.
Du sociétaire au client
C’est à la fin des années 1950 que les banques mutualistes ont commencé à étendre leur champ d’activité en étant petit à petit autorisées à faire des opérations d’extension de leur cœur de métier. La réforme bancaire de 1966, avec à la clé la bancarisation massive des ménages, a été accompagnée d’un accès progressif des banques mutualistes à toutes les clientèles. La loi bancaire de 1984 a parachevé cette évolution en leur autorisant tous les métiers de la banque universelle et en banalisant leur tutelle qui passait de la direction du Trésor, en tant que banques à statut légal spécial, à la Commission bancaire, en tant qu’établissements de crédit.
Les réseaux mutualistes abordaient cette nouvelle phase avec de solides atouts. Ils avaient bénéficié d’un régime fiscal ne soumettant pas leurs excédents de résultats à l’impôt sur les sociétés. Leur positionnement commercial avait été servi par un monopole ou une place prédominante dans la distribution de produits fiscalement aidés (livrets d’épargne, prêts bonifiés…) et leur rôle dans la politique d’aménagement du territoire. Instruments des politiques publiques, ils avaient aussi bénéficié du désengagement ou du désintérêt des banques capitalistiques pour leurs marchés historiques dont les perspectives de rentabilité paraissaient trop faibles. Mais l’extension des activités vers la banque universelle posait deux défis aux groupes mutualistes : la banalisation du sociétariat et la méconnaissance des nouveaux marchés ou métiers.
D’une part, le sociétariat était potentiellement dilué puisque le cadre légal prévoit que si une coopérative admet des non-sociétaires à bénéficier de ses services, elle doit recevoir pour associés ceux qui satisfont aux conditions statutaires (art. 3 de la loi de 1947). Or les textes particuliers du Code monétaire et financier autorisent aujourd’hui systématiquement les opérations des banques mutualistes avec toutes les personnes physiques et morales, même des non-sociétaires. La spécificité professionnelle du sociétariat et de la gouvernance était donc potentiellement diluée par la généralisation de la clientèle (Richez-Battesti, 2007). Il y a aujourd’hui plus qu’une vingtaine de millions de sociétaires des banques mutualistes françaises, mais leur gouvernance reste encore marquée par leur vocation professionnelle historique. Cette ouverture massive de la clientèle et du sociétariat a néanmoins mécaniquement altéré les objectifs de diffusion de la création de valeur.
La notion de partage de la création de valeur avec le client a interféré avec celle de la création de valeur pour le sociétaire. Cette vision est clairement exprimée par la Rabobank, la principale banque coopérative néerlandaise, pour laquelle « l’un des objectifs principaux est la création de la valeur la plus élevée possible pour le client ; la création de valeur pour le client se reflète dans sa satisfaction et sa fidélité »1. Mais dans un marché concurrentiel, une telle priorité est-elle vraiment originale, sachant qu’en matière bancaire, le coût de la fidélisation de la clientèle est bien moindre que le coût de son acquisition ? Les marchés étant ouverts à la concurrence, n’est-ce pas simplement une stratégie agressive de protection ou d’acquisition de parts de marché en sacrifiant intelligemment la maximation de la rentabilité immédiate pour pérenniser la rentabilité de long terme ? Dans un marché concurrentiel, cet horizon des objectifs de gestion peut devenir le facteur de différenciation des banques coopératives, ce qui serait aussi un facteur de stabilité économique et financière (Cihak, 2007).
D’autre part, les banques mutualistes partaient à la conquête de nouveaux marchés en ne disposant pas des avantages concurrentiels de réduction de l’asymétrie d’information dont elles bénéficiaient sur leur cœur de métier historique. Cela ne les a pas pénalisées dans les années 1960 et 1970 où le marché des particuliers s’ouvrait complètement à la banque, les banques mutualistes ayant déjà un ancrage social marqué. Mais l’extension des activités à de nouveaux métiers ou à l’international les exposait, en tant que nouveaux entrants, à des phénomènes d’antisélection porteurs de risques financiers importants.
Pour répondre aux enjeux de productivité, les banques mutualistes ont agi sur leurs structures internes essentiellement par fusions des entités opérationnelles qui ont acquis peu ou prou des dimensions régionales, ce qui apparaît comme une limite pour conserver un ancrage de proximité territoriale (Guider et Roux, 2009, p. 61), et par mutualisation interne des moyens informatiques. Comme toutes les banques, elles ont aussi noué des alliances, parfois avec d’autres réseaux mutualistes (Natixis pour la BFI – banque de financement et d’investissement – et les SFS – services financiers spécialisés –, Caceïs pour la conservation de titres…), parfois avec les banques capitalistiques (Amundi pour la gestion d’actifs…), en créant des filiales communes. Ces stratégies leur permettaient de concilier l’autonomie opérationnelle dans les métiers cœur des réseaux et les économies d’échelle industrielles par l’effet de taille des alliances ainsi nouées.
Les nouveaux territoires et les instruments capitalistiques
Les banques mutualistes ont aussi adopté des stratégies de croissance externe particulièrement offensives soit pour élargir leur base de métiers de banque de détail, soit pour pallier leur manque d’expérience sur les nouveaux métiers ou à l’international. L’une des particularités de la France est le transfert massif d’opérer du secteur public au secteur mutualiste dans le cadre des privatisations (Crédit lyonnais, CIC, Crédit foncier, Ixis, Crédit national, BFCE…). Les Pouvoirs publics ont semblé enclins à privilégier la voie mutualiste pour procéder à des cessions d’établissements fragilisés, probablement parce que les banques coopératives constituaient « des pôles économiques stables, n’étaient pas opéables, généralement mieux-disant social, ni soumises à l’exigence de rentabilité immédiate et généralement bien gérées »2. Les acquisitions d’établissements privés ont aussi permis de contourner le manque de connaissance sur de nouveaux métiers (Indosuez…) et de nouveaux marchés (Europe du Sud, pays en développement…) en espérant gagner un temps précieux sur la courbe d’apprentissage. L’international est apparu incontournable, d’une part, pour accompagner l’internationalisation des activités de la clientèle traditionnelle des banques mutualistes et, d’autre part, pour leur permettre de trouver des relais de croissance, leurs marchés de prédilection devenant à peu près complètement saturés.
Tous ces mouvements stratégiques se sont appuyés sur des tentatives d’instrumentalisation des outils capitalistiques, notamment sur la constitution ou l’acquisition de sociétés anonymes (SA). L’introduction de sociétés par actions dans le monde mutualiste a-t-elle changé sa nature, l’accumulation interne de la valeur devenant privilégiée ? Juvin (2006) relève que : « Quand un groupe coopératif découvre un nouveau métier, il crée une SA ; quand un groupe coopératif s’étend hors des frontières, il rachète ou crée une SA ; quand deux groupes coopératifs développent une entité commune, c’est une SA. (…) Tout s’est passé comme si la légitimité historique des sociétés coopératives les avait anesthésiées, (…) comme si les coopératives s’étaient fait doubler sur le terrain de la légitimité collective par leurs concurrentes. » Il est vrai que les organes centraux du Crédit agricole, des banques populaires et des caisses d’épargne sont devenus des SA, tandis que la Confédération du crédit mutuel est restée une association 1901, mais sans jouer de rôle de tête de groupe opérationnelle.
En réalité, tant qu’une SA est entièrement contrôlée par un groupe coopératif, les contradictions apparentes entre les objectifs de répartition de la création de valeur peuvent être tournées. La répartition du capital selon le poids économique ou selon la part dans les flux d’affaires avec la SA suffit a priori à réconcilier les deux modèles. La SA peut alors fonctionner comme une union de coopératives et devient une forme juridiquement aboutie de mutualisation interne, comme un GIE (groupement d’intérêt économique) permet aussi de le faire avec plus de souplesse et des conséquences fiscales différentes. Tout au plus, la lourdeur des ajustements de répartition du capital nécessite-t-elle que le poids économique de chaque participant soit plus ou moins stable.
La contradiction est plus aiguë si la SA a une activité essentiellement étrangère à celle des coopérateurs et c’est notamment le cas des BFI, même si la clientèle des réseaux de banques de détail y recourt marginalement et si le capital de la SA est ouvert à d’autres actionnaires, notamment lorsqu’elle est cotée en Bourse. Même si les banques coopératives gardent la majorité, la marginalité de leurs flux d’affaires enlève toute substance à la logique de la répartition de la valeur entre coopérateurs et la présence d’actionnaires minoritaires oblige à privilégier l’accumulation interne de la valeur, pour en distribuer une partie sous forme de dividendes, le cas échéant au détriment des coopérateurs. Le conflit d’intérêts entre actionnaires et sociétaires est au moins latent (Richez-Battesti et Gianfaldoni, 2007).
La cotation en Bourse offre deux avantages théoriques : elle permet de lever des capitaux plus rapidement que par des souscriptions de parts sociales et elle permet de réaliser des fusions ou des alliances stratégiques par OPE (offres publiques d’échange), c’est-à-dire de payer les acquisitions non en monnaie sonnante et trébuchante, mais en papier, en droits de propriété. Les trois réseaux mutualistes français qui ont recouru à un véhicule coté ont ainsi justifié leur démarche, en clair comme contre-mesure face à un désavantage comparatif qui les obligeait à payer cash toute acquisition, alors que les banques capitalistiques avaient un pouvoir de création de papier ayant valeur d’échange. Il s’agissait donc de pouvoir, à égalité de chance avec les concurrents, créer de la valeur dans l’intérêt de leur groupe.
Les conflits de la répartition de la valeur et la gouvernance
La gestion de ces conflits de répartition relève des instances de gouvernance des groupes et est en fait confiée aux têtes de groupe, les organes centraux dans le cas du Crédit agricole, des banques populaires et des caisses d’épargne et les deux principales fédérations du Crédit mutuel (regroupées autour de CM-CIC et d’Arkéa).
Il est à la charge des têtes de groupe de faire la liaison entre la gestion capitalistique de leurs filiales ou d’eux-mêmes et la gestion mutualiste de leurs réseaux. Le statut des organes centraux est ambigu : dorénavant filiales de leurs réseaux et agissant de ce fait par délégation, ils ont aussi hérité de prérogatives légales, de nature régalienne, souvenirs de la tutelle exercée par la direction du Trésor avant la loi bancaire de 1984 et du caractère initialement public de certains d’entre eux (CNCA – Caisse nationale de crédit agricole –, CENCEP – Centre national des caisses d’épargne et de prévoyance). Les régulateurs et les superviseurs bancaires ont naturellement tendance à appuyer ces prérogatives régaliennes qui portent notamment sur le contrôle interne, la solvabilité ou la liquidité des groupes mutualistes. Ils trouvent dans cette centralisation à la fois un facteur de cohérence et un élément de simplification de leur tâche.
Le mandat des organes centraux est donc équivoque : sont-ils des tuteurs ou des serviteurs du modèle mutualiste ? Doivent-ils infléchir le modèle de la création de valeur mutualiste ou, au contraire, le conforter ?
En fait, les missions régaliennes des organes centraux rejoignent le mandat des coopératives, parce qu’elles recouvrent un mandat de gestion des systèmes de solidarité des réseaux en termes de solvabilité et de liquidité. Même si, en pratique, cette mission prend des formes très diverses selon les réseaux, d’une gestion opérationnelle à un suivi uniquement analytique, cette tâche de contrôle des affiliés serait nécessaire, en dehors de tout cadre légal, pour éviter les abus jouant sur le « hasard moral » des interventions du système mutualiste de solidarité, selon la problématique bien connue pour les banques centrales.
Mais la délégation d’un certain nombre de missions à l’organe central en application de la théorie de l’agence (Williamson, 1989) ne permet pas d’éviter les conflits d’intérêts que décrit d’ailleurs assez précisément cette même théorie. La portée de cette dernière est générale, mais elle trouve aussi application dans le cadre coopératif. La technostructure centrale aurait tendance à s’autonomiser et dispose d’informations inaccessibles à ses mandants (Scialom, 2007, p. 32). En fait, selon cette théorie, la technostructure centrale est difficilement contrôlable, ce qui devrait tempérer les ardeurs des régulateurs bancaires à prôner des modèles d’organisation complètement centralisés.
La technostructure dispose, en outre, d’une large autonomie opérationnelle dès lors que les SA créées ou acquises le sont directement par l’organisme central. La capacité de contrôle par les coopérateurs n’est plus qu’indirecte, par les instances dirigeantes, sans prise directe sur les aspects opérationnels. L’ambiguïté des objectifs, créer de la valeur pour le sociétaire ou le client ou les éventuels actionnaires minoritaires ou encore accumuler de la valeur interne, n’empêche pas de fonctionner au quotidien pour peu que des compromis pratiques restent possibles. Mais c’est un facteur qui contribue à la lourdeur apparente de la gouvernance des groupes coopératifs.
La technostructure centrale est aussi servie par les tensions prudentielles. Il y a trente ans, les banques coopératives partaient la fleur au fusil sur les nouveaux terrains concurrentiels, fortes de réserves de fonds propres accumulées pendant un siècle et d’une liquidité abondante (les banques mutualistes étaient largement prêteuses sur les marchés jusqu’au début des années 1990). Leurs groupes sont aujourd’hui soumis aux mêmes tensions de fonds propres et de liquidité (Bâle III) que leurs concurrents. Il leur faut donc lever des fonds, accumuler un maximum de résultats et essayer de dégager de la liquidité et d’optimiser l’allocation interne de ces ressources. Bref, les règles prudentielles les incitent au capitalisme pur, au moins à court terme.
Ce nouveau contexte ne manque pas de poser des questions stratégiques à toutes les banques et les banques mutualistes y répondent avec le prisme du coopérateur. La notion de « groupe » sert de paravent aux ambiguïtés sur la répartition de la valeur. Qu’est-ce, en effet, que le « groupe » ?
Il y a le groupe bancaire défini prudentiellement qui est l’ensemble formé par les filiales et les banques coopératives. La tête de groupe prudentielle est l’unité de consolidation. Pour cette unité, les filiales et les banques coopératives sont sur un pied d’égalité. La valeur doit être optimisée à l’échelle de l’entité comptable et prudentielle qu’est le groupe bancaire. Les arbitrages internes de répartition de la valeur peuvent être faits au profit ou au détriment des banques coopératives ou des filiales, peu importe, quoiqu’un arbitrage en faveur d’une filiale peut toujours répondre à la volonté supposée de la technostructure d’accroître son autonomie.
Il y a aussi le groupe strictement coopératif qui est structuré selon les relations de gouvernance. Le sociétaire reste au sommet et les banques coopératives sont les maisons-mères de l’organisme central et indirectement des filiales. L’objectif de création de valeur d’une société par actions est la création de valeur pour les actionnaires, les banques coopératives pour les organes centraux sous forme de SA, et non pour elle-même. Selon, cette approche, il y a bien une relation de servitude entre filiales et maisons-mères et les arbitrages internes doivent en principe ménager les intérêts des banques coopératives et des coopérateurs.
Ces conflits d’objectifs peuvent expliquer les mouvements qui peuvent sembler brutaux dans la gouvernance des groupes coopératifs, alors qu’il ne s’agit que de mouvements de balancier de rapprochement ou d’éloignement du modèle coopératif. La théorie de l’agence propose toutefois d’autres modalités de prévention des divergences d’intérêts entre les actionnaires et les dirigeants exécutifs à travers leurs modalités de rémunération qui constituent, selon cette approche, une incitation contractuelle (Berle et Means, 1932 ; Levinthal, 1988). Deux voies d’adaptation de cette approche sont possibles dans le cadre des banques coopératives.
Si elles décident d’évaluer la performance de leur tête de groupe en fonction des résultats consolidés du groupe bancaire, elles retiennent de facto le modèle intégré où une filiale occupe une place à l’égal de celle d’une banque coopérative. L’intéressement aux résultats consolidés constitue néanmoins une incitation pour le management central à tempérer ses présumés souhaits d’autonomie, si leur réalisation était coûteuse en termes de résultats.
À l’opposé, les banques coopératives pourraient évaluer la performance de la tête de groupe en fonction de sa contribution à leurs résultats soit sous forme comptable, soit sous forme de dividendes versés, c’est-à-dire en fonction du retour potentiel de valeur au coopérateur. Ces deux critères se heurtent toutefois à des difficultés : le résultat comptable mis en équivalence peut être durablement immobilisé au niveau des filiales sans jamais revenir au coopérateur ; la focalisation sur les dividendes traduit un biais court-termisme que les coopérateurs veulent justement éviter. Un compromis pourrait reposer sur la création de réserves distribuables, une fois les obligations prudentielles couvertes, indépendamment de leur affection qui resterait à la discrétion des instances statutaires pour répondre aux choix stratégiques du groupe mutualiste.
Les différentes pistes d’évolution du modèle mutualiste de répartition de la création de valeur seront naturellement à reconsidérer à la lumière des réformes structurelles en cours de mise en œuvre ou de réflexion, qu’il s’agisse des contraintes nouvelles de liquidité ou de l’éventuelle séparation des activités commerciales et des activités de marché. Ces réformes pourraient aiguiser à l’extrême les conflits latents de modèles de répartition de la création de valeur ou au contraire les résoudre définitivement.