Depuis la crise financière internationale, il est question d’un nouveau central banking, et donc d’une redéfinition des politiques menées par les banques centrales sous l’angle des objectifs de la politique monétaire et des instruments permettant d’assurer la stabilité financière.
Certes, face à la tempête qui a démarré en 2007-2008, les banques centrales ont été au cœur de la gestion des crises (crise des subprimes et crise de l’endettement souverain dans la zone euro) et, contrairement à l’expérience des années 1930, leur réactivité et leur pragmatisme ont permis d’éviter une nouvelle grande dépression. Mais, dans le même temps, on leur impute une lourde responsabilité dans l’accumulation des fragilités financières d’avant-crise en raison de leur politique de taux d’intérêt réels à court terme maintenus durablement à des niveaux historiquement bas, surtout dans le cas de la Federal Reserve (Fed), et parce qu’elles n’ont pas jugé souhaitable, ou possible, de brider la dynamique explosive du crédit. Elles ont laissé se développer des bulles de crédit et des situations de surendettement que la crise est venue sanctionner. Dans cet âge d’or des banques centrales, la stabilité nominale et la croissance économique paraissaient durablement garanties et l’évolution des prix d’actifs, des prises de risque ou des leviers bancaires n’avait pas à interférer avec les stratégies monétaires. Quant à la réglementation des banques, les autorités prudentielles se cantonnaient à la dimension microprudentielle de la supervision bancaire.
La crise financière mondiale a démontré que le maintien de la stabilité monétaire n’était en aucune manière le garant de la stabilité financière. D’où l’agenda d’un nouveau central banking.
Mais, en ce début de 2014, on ne saurait encore parler d’un nouveau régime monétaire d’après-crise, ni d’un nouveau consensus quant au central banking, autant sous l’angle de la politique monétaire que sur le plan prudentiel. D’abord, parce que les politiques monétaires non conventionnelles de gestion de crise se poursuivent, même si se profile un retour à des pratiques monétaires plus conventionnelles, surtout aux États-Unis. Ensuite, parce que sur le plan prudentiel, Bâle III reste un agenda, à horizon 2019, exigeant encore de nombreux ajustements dans la transposition opérationnelle du nouveau paradigme macroprudentiel. Et surtout, parce que les turbulences financières qui touchent les économies émergentes depuis le milieu de 2013, après les premières annonces de Ben Bernanke sur l’infléchissement de la politique monétaire américaine, ont révélé une faille importante dans la problématique du nouveau central banking, tant du côté de l’action concrète des banques centrales que dans les débats académiques : les politiques monétaires, tout particulièrement dans le cas américain, sont au cœur d’innombrables externalités internationales sans qu’ait été conçue une gouvernance mondiale de nature à coordonner leur orientation, à internaliser ou à neutraliser de tels effets externes. D’où l’exaspération toute récente de Raghuram Rajan, actuellement à la tête de la banque centrale indienne, devant l’absence de coopération monétaire internationale et face à la décision de diminuer les injections de liquidités liées au quantitative easing américain en ignorant totalement les conséquences induites sur la situation des pays émergents. Quant aux nouvelles politiques de stabilité financière, incluant la réglementation macroprudentielle et les dispositifs de supervision bancaire, elles gagneraient beaucoup, là aussi, à intégrer les effets de la globalisation financière et l’action des institutions bancaires systémiques, face à la procyclicité et à la volatilité des flux bancaires internationaux. Plus généralement, les contours du nouveau central banking sont loin d'être arrêtés, d’autant que des questions institutionnelles ou politiques ne manqueront pas de se poser si l’on doit redéfinir le mandat des banquiers centraux.
L’analyse menée dans cet article se cantonnera à la question des rapports entre le nouveau central banking et la globalisation du crédit, notamment à la lumière de l’expérience récente des pays émergents. Car dans les débats consacrés au nouveau rôle des banques centrales, à la redéfinition d’une règle de Taylor augmentée ou encore à l’articulation entre stabilité monétaire et stabilité financière, on a quelque peu négligé l’ampleur des effets de la globalisation financière (celle des intermédiaires financiers, des marchés d’actifs, du crédit…) et les défis du cycle international du crédit.
Une redéfinition en cours du central banking qui néglige la dimension internationale
La crise financière mondiale a provoqué un revirement des gouvernements et des banquiers centraux très fortement attachés, depuis l’automne 2008, à mieux maîtriser ex ante les sources d’instabilité financière et à éviter le déclenchement de nouvelles crises systémiques, ce qui s’apparente à une rupture vis-à-vis du central banking d’avant-crise.
Avant la crise, on considérait que la politique monétaire devait avoir pour principal objectif, sinon pour seule cible, la maîtrise de l’inflation en mobilisant un seul instrument, le taux d’intérêt. En référence au modèle canonique des nouveaux keynésiens, dès lors que l’inflation était à la fois stable et faible et que l’output gap restait limité, la politique monétaire remplissait effectivement la tâche dévolue aux banques centrales, sans avoir à réagir aux tensions financières latentes, alors même que l’expansion très rapide du crédit alimentait la hausse des prix d’actifs et les risques associés à un renversement futur, inéluctable mais imprévisible. Il serait excessif d’affirmer que les banquiers centraux n’accordaient aucune attention à la stabilité financière et aux prix d’actifs, au-delà des effets éventuels sur l’inflation. Mais sur le plan de l’action monétaire, ils ont continué à se focaliser sur les prix des biens et des services et à adresser des signaux aux marchés, par les taux ou leurs déclarations, dans le seul but de canaliser les anticipations inflationnistes. Dans ce cadre, ce qui se passait parmi les intermédiaires bancaires ou en matière de surendettement n’avait pas à être pris en compte dans les orientations de la politique monétaire. C’était l’affaire exclusive de la politique prudentielle, dans une perspective microprudentielle. La dimension macroéconomique ou systémique de la réglementation prudentielle était purement et simplement ignorée. C’était là une grave erreur parce qu’une inflation faible et un output gap stable ne sont pas les garants de la stabilité macroéconomique si s’accumulent des tensions financières qui exigeront plus tard des ajustements de vaste ampleur. L’intermédiation financière compte non seulement en matière d’efficience allocative des financements à l’économie, mais aussi sur le plan de la dynamique macroéconomique.
Aujourd’hui, si l’objectif final de la politique monétaire semble devoir rester la stabilité des prix et de l’output, la stabilité financière ne peut plus être considérée comme une dimension négligeable de la stabilité macroéconomique et l’édification d’un cadre réglementaire macroprudentiel répond à ce défi. Le but est d’intégrer le risque systémique et la procyclicité de la finance dans les règles prudentielles qui s’imposent aux institutions financières (Cartapanis, 2003 et 2011a). Tel est l’agenda du nouveau dispositif prudentiel international, communément dénommé Bâle III. Si l’on s’en tient aux principes, ce package prudentiel comprendra un ensemble d’innovations réglementaires visant les objectifs suivants : améliorer le volume et la qualité des fonds propres afin que les banques puissent mieux résister à une baisse non anticipée de la valeur de leurs actifs ; prévenir les situations d’illiquidité en limitant la transformation d’échéances et le recours aux financements interbancaires à court terme, au moyen de la création de deux nouveaux ratios de liquidité ; mieux prendre en compte les expositions aux risques de contrepartie liés aux dérivés, aux prises en pension, aux prêts de titres et au développement des structures de titrisation figurant au hors-bilan ; compléter les exigences de fonds propres pondérées par les risques, comme dans le pilier 1 de Bâle II, au moyen d’un autre dispositif, le ratio de levier ; et surtout mettre en place des volants contracycliques de fonds propres.
La politique macroprudentielle peut-elle alors s’exprimer indépendamment des options choisies par les banques centrales en matière de politique des taux ? N’existe-t-il pas un risque de voir se multiplier les conflits d’objectifs ? In fine, faut-il considérer que la stabilité financière doit devenir un objectif explicite de l’action des banques centrales, ce qui pose évidemment la question de la prise en compte des prix d’actifs et des risques financiers dans la politique des taux ? Certains invoquent le respect de la règle de Tinbergen et donc la difficulté qu’il y aurait à viser plusieurs objectifs en mobilisant un seul instrument d’action, la politique des taux. D’autres envisagent l’hypothèse que la politique macroprudentielle combine le volet réglementaire et le volet monétaire, soit en introduisant les prix d’actifs dans une règle de Taylor augmentée, soit en combinant une réglementation macroprudentielle et un ciblage monétaire relié au niveau général des prix à long terme, en tendance, plutôt qu’à l’inflation à court terme. C’est là un indice des nombreux défis que posent la crise financière et le paradigme macroprudentiel pour le nouveau central banking. Disons simplement qu’aujourd’hui, selon une majorité d’économistes, l’introduction des prix d’actifs dans la fonction de réaction des banques centrales n’est pas une bonne idée. Les taux courts ne sont pas très efficaces pour maîtriser une hausse rapide des leviers, les prises de risque excessives ou les surréactions sur certains prix d’actifs. Et même si elle devait s’avérer efficace, cette introduction risquerait de s’opérer à des coûts élevés pour la croissance, d’où la possibilité, en présence d’une accumulation de tensions financières, d’un biais vers l’inaction chez les banquiers centraux. C’est aussi ce qui explique la préférence accordée par beaucoup aux instruments réglementaires contracycliques du paradigme macroprudentiel, la stabilité financière étant traitée comme un objectif spécifique de politique économique, mais en y affectant les instruments de contrôle macroprudentiels plutôt que la politique monétaire pour s’opposer à la procyclicité du risque systémique et à la montée des vulnérabilités au sein du système financier.
Mais ce qui est étonnant dans cette redéfinition en cours du central banking, c’est la très faible prise en compte des externalités que celui-ci peut induire à l’échelle internationale. Cela apparaît très clairement dans le rapport du Conseil d’analyse économique consacré aux relations entre les banques centrales et la stabilité financière (Betbèze et al., 2011). Dans ce rapport figure le commentaire des résultats d’une enquête réalisée auprès d’un panel d’économistes et de banquiers centraux. Parmi les thématiques retenues dans le questionnaire figurait la dimension internationale du nouveau central banking : « Faut-il craindre les problèmes d’incohérence entre les stratégies nationales de politique monétaire ? Les principales banques centrales doivent-elles prendre en compte l’impact de leurs politiques sur la liquidité mondiale ? Faut-il coordonner les interventions des banques centrales contre les bulles financières (en supposant une tendance commune des prix d’actifs) ? » Pour ces deux dernières questions, une très nette majorité de réponses affirmatives se dégage, tant chez les académiques que parmi les banquiers centraux. Or, dans ce rapport, et cela nous paraît révélateur, la question des externalités internationales du nouveau central banking n’est pas abordée, sans doute parce que la flexibilité des taux de change est considérée comme suffisante pour réguler d’éventuelles discordances dans les politiques monétaires ou les politiques prudentielles. On reconnaît là le triangle de Mundell : il suffirait d’adopter un régime de change flottant pour être à même de combiner l’indépendance des politiques monétaires et la liberté de circulation des capitaux. Mais les choses ne se passent pas ainsi dans la plupart des pays émergents, soit parce qu’ils refusent le libre flottement, notamment en présence d’une dette externe élevée libellée en devises, soit parce que les variations de taux de change répondent très imparfaitement aux fondamentaux domestiques, mais plutôt aux humeurs versatiles des investisseurs ou des intermédiaires bancaires internationaux, créant alors des distorsions significatives de taux de change réels.
Les politiques monétaires menées aux États-Unis ou dans la zone euro induisent des externalités internationales d’autant plus importantes que la globalisation financière s’est beaucoup approfondie depuis le début des années 2000, surtout sous la forme de flux bancaires internationaux. Déjà, à l’occasion de la crise asiatique en 1997, on avait observé le très fort impact des crédits internationaux libellés en dollars dans la bulle de crédit en Thaïlande, en Corée du Sud et auxPhilippines, et leur rôle décisif dans la montée des fragilités bancaires, puis dans l’éclatement de la bulle financière au moment du sudden stop du premier semestre 1997. C’est aussi ce que l’on a observé dans les années 2000 avec la contribution des entrées brutes de capitaux bancaires venant d’Europe (Royaume-Uni et zone euro) au boom du crédit américain, alors même que la politique monétaire devenait restrictive après 2004. C’est à nouveau ce qui s’est produit dans nombre de pays émergents en réponse aux politiques monétaires non conventionnelles de la Fed et, dans une moindre mesure, de la BCE après 2010. La globalisation financière a en effet connu une impulsion de vaste ampleur dans les années 2000. Les flux bruts de capitaux représentent désormais environ 20 % du PIB dans les pays industriels et plus de 10 % du PIB dans les économies émergentes, tout au moins jusqu’à la crise de 2008. Quant à la taille du système bancaire mondial, rapportée au PIB mondial, elle a connu une véritable explosion dans les années 2000 : une multiplication par deux si l’on considère les crédits accordés, par trois si l’on retient la taille des bilans bancaires. Il en est résulté une élasticité quasi infinie de l’offre de crédits internationaux et une dynamique des mouvements de capitaux peu reliée aux écarts entre épargne et investissement de chaque économie, même si cela s’opère seulement quand la confiance règne, en suscitant néanmoins des risques accrus de boom du crédit, de surendettement, jusqu’à ce qu’une crise vienne interrompre ce processus. Et pour revenir à la crise de 2008-2009, comment ne pas souligner la responsabilité toute particulière des flux de capitaux bancaires, notamment les flux initiés par les banques européennes, dans l’explosion de la liquidité mondiale et le boom du crédit aux États-Unis ? On a alors observé une intermédiation bancaire internationale à vaste échelle vers l’économie américaine, avec un allongement et une complexité accrue des circuits financiers et un très fort accroissement des risques. Aux États-Unis, les banques européennes ont fortement augmenté leur endettement à court terme sur le marché monétaire et, dans le même temps, leurs encours de prêts à long terme ou d’investissements à risque (titres adossés aux crédits hypothécaires de type ABS – asset-backed securities – ou CDO – collateralized debt obligations).
En ce sens, la crise de 2008-2009 n’a pas seulement révélé les fragilités de la finance américaine, mais aussi les nouvelles interdépendances suscitées par la globalisation financière, et ce, avant, pendant et après la crise. Avant la crise, d’abord, avec l’explosion des afflux internationaux de liquidités, avec le rôle des investisseurs internationaux dans l’acquisition des produits financiers titrisés et l’accumulation de positions à risque aux États-Unis. Tout cela a beaucoup facilité le boom du crédit. Pendant la crise, ensuite, la globalisation financière a affecté l’incidence et la propagation de la crise américaine, via les relations interbancaires internationales, les positions croisées transfrontières et les ajustements de bilan incluant des créances et des engagements internationaux. Dans l’après-crise, enfin, avec la globalisation financière, on a observé de nombreux effets de propagation, à l’échelle internationale, des politiques monétaires non conventionnelles menées aux États-Unis, créant de nouvelles tensions monétaires et financières parmi les économies émergentes d’Asie ou d’Amérique latine, révélant ainsi l’existence d’un cycle international du crédit.
Mouvements de capitaux bancaires et procyclicité globale du crédit
Parmi les justifications d’une réduction des déséquilibres globaux des balances des paiements figure le rôle que ces déséquilibres auraient joué dans la fragilisation de la finance mondiale avant la crise, notamment entre les pays émergents et l’économie américaine, compensés par des transferts massifs d’épargne sous la forme d’une accumulation sans précédent de réserves en dollars, investies en bons du Trésor américain, contribuant à une expansion débridée de la liquidité mondiale. En permettant la coexistence durable de taux d’intérêt réels particulièrement bas et d’une croissance extrêmement rapide des crédits sans augmentation des primes de risque, maintenues à des niveaux très faibles, les déséquilibres globaux auraient donc joué un rôle important dans l’émergence des bulles sur les marchés d’actifs immobiliers ou boursiers, dont on sait maintenant qu’elles n’étaient pas soutenables. Mais si l’on suit le raisonnement de Borio et Disyatat (2011), les flux nets de capitaux adossés aux déséquilibres globaux renseignent finalement assez peu sur le financement d’ensemble d’une économie. Ce sont les flux de capitaux bruts et l’intermédiation bancaire internationale qui sont importants si l’on veut rendre compte des financements d’origine étrangère, notamment en direction des pays émergents. Car on ne saurait confondre les transferts d’épargne nette et le financement externe. L’épargne nette est un concept qui relève de l’économie réelle et n’est rien d’autre que la part du produit national qui n’est pas consommée ou investie par les agents domestiques, privés ou publics. En revanche, le financement relève pour l’essentiel de l’économie monétaire et du crédit, et il n’est pas réductible à la seule épargne. Les dysfonctionnements observés au cours des années 2000 (excès des leviers, maturity mismatch, sous-évaluation des risques…) concernent donc l’excès de financement global plus que l’excès d’épargne globale. Selon ce raisonnement, les déséquilibres globaux et les transferts nets d’épargne n’ont donc joué qu’un rôle secondaire dans la dynamique de la liquidité globale et dans l’expansion débridée du crédit que les comportements procycliques des banques ont très largement amplifiée jusqu’à la crise. C’est plutôt l’excès d’élasticité des financements dans une économie de crédit globalisée et déréglementée qui doit être incriminé, au-delà des orientations de la politique monétaire américaine. Quant aux booms du crédit au cours des années 2000, ils n’ont pas été l’apanage des pays en situation de déficit courant puisque le même type de phénomènes est apparu en Chine, en Inde, au Brésil et dans la zone euro, sans que de tels déficits puissent être invoqués. En fait, en se focalisant sur les transferts nets d’épargne adossés aux déséquilibres courants, on néglige le rôle des flux bruts de capitaux qui ont littéralement explosé depuis le début des années 1990, indépendamment des déséquilibres globaux, puisque ces transferts de capitaux bruts résultent pour une part essentielle de flux entre économies développées. Avant la crise, la source la plus importante de financements longs vers les États-Unis, c’est l’Europe qui a pourtant enregistré des soldes de paiements courants quasi nuls tout au long de cette période et, plus précisément, les banques européennes qui s’endettaient au préalable à court terme sur le marché monétaire américain (Bernanke et al., 2011). En ce sens, ce sont les flux de capitaux bruts vers les États-Unis ou les économies émergentes qui déstabilisent les circuits de financements domestiques et alimentent les bulles sur les marchés d’actifs, bien plus que les flux nets adossés aux déséquilibres courants (Cartapanis, 2011b).
On touche alors à l’importance de la procyclicité du crédit dans la montée des fragilités, puis dans l’accentuation des tensions financières internationales. Le crédit international et les mouvements de capitaux bancaires sont tout autant procycliques que le crédit domestique. Ce phénomène avait déjà été souligné au moment de la crise asiatique à la fin des années 1990. Ce sont les afflux de capitaux bancaires et, dans une moindre mesure, les investissements massifs de portefeuille qui avaient fragilisé les économies émergentes. Ce sont ces afflux de capitaux qui s’étaient trouvés à la source des tensions bancaires internes, puis au cœur du renversement des anticipations qui déclenchera in fine la crise asiatique. On avait également observé que la dynamique des flux bancaires internationaux vers les pays émergents et, plus encore, le déclenchement des crises bancaires ou des crises jumelles dans ces pays relevaient très largement de causes externes (push factors), comme la croissance élevée des pays les plus développés, mesurée par l’output gap, ou la forte liquidité des systèmes bancaires occidentaux, plutôt que de déterminants internes (pull factors). La relation la plus significative concernait alors les prêts bancaires européens ou japonais. Il y avait donc déjà eu une diffusion internationale du cycle du crédit et du climat des affaires des pays développés.
Or c’est exactement le scénario auquel on a assisté à partir de 2010, en réponse aux politiques monétaires non conventionnelles menées aux États-Unis ou en Europe. Dans les économies émergentes, ces afflux ont provoqué une appréciation significative des taux de change nominaux et, compte tenu des tentatives menées par les banques centrales locales de limiter cette hausse, ils ont également suscité une accumulation de réserves de change en devises et une forte expansion de la liquidité globale, favorisant une accélération de la dynamique du crédit et menaçant la stabilité financière au Brésil, au Chili, mais aussi en Asie, en réponse au retour des capitaux en provenance des États-Unis. En effet, ces transferts hypothèquent la maîtrise de l’inflation, créent des tensions très fortes sur les taux de change et, surtout, contribuent à une expansion très rapide du crédit. Cela a créé une situation de dilemme pour la politique macroéconomique au sein de ces économies. Une hausse des taux d’intérêt, de nature à modérer les tensions et à freiner le crédit, a toutes les chances de conforter l’attractivité de ces pays et d’amplifier les entrées de capitaux, les investissements directs étrangers (IDE) certes, mais aussi les investissements de portefeuille et les flux bancaires, favorisant ainsi la hausse des prix d’actifs. Ce phénomène est amplifié par le fait que ces pays bénéficient d’une très forte baisse des primes de risque sur le marché des financements corporate ou des emprunts souverains, couplée au maintien de taux d’intérêt très faibles aux États-Unis ou en Europe. À l’inverse, une politique monétaire accommodante et une baisse des taux peuvent éventuellement réduire l’attractivité des actifs domestiques et inverser les anticipations de change. Mais cela peut également accentuer les tensions monétaires et financières internes.
Plusieurs mécanismes de transmission combinant les canaux par les prix et par les quantités ont donc été observés en réponse aux afflux de capitaux, notamment bancaires, que favorisaient les politiques monétaires non conventionnelles (Bean, 2013 ; Caruana, 2013) : un comportement suiveur des banques centrales locales en matière de politique des taux, indépendamment de la situation macroéconomique locale, et contribuant à déroger au respect de la règle de Taylor ; la diffusion des faibles taux de rendement sur les obligations, des économies du centre vers leurs homologues des pays émergents, surtout dans la période la plus récente, qualifiée de seconde phase de la liquidité globale (Shin, 2013) ; l’appréciation des taux de change suscitant d’ailleurs, pour la première fois, l’accusation de guerre des monnaies de la part du ministre des finances brésilien ; et le boom des crédits libellés en dollars parmi les pays émergents à un rythme bien plus élevé que pour les résidents américains.
Ce phénomène est d’autant plus déséquilibrant que l’injection de liquidités au centre, et donc pour une large part aux États-Unis, se traduit par des flux de capitaux vers la périphérie, les pays émergents, qui créent des tensions à la hausse sur les taux de change des pays d’accueil et provoquent des interventions de la part des banques centrales, et donc, de façon autocumulative, une nouvelle accumulation de réserves en dollars qui alimente à nouveau la liquidité mondiale. S’est donc mis en place ce qu’Artus (2014) appelait récemment un carry trade mondial porteur d’instabilité sur les marchés d’actifs et le marché des changes, on l’a vu au début de 2014. Il y a bien un lien entre le volume du crédit international et les booms sur le crédit domestique dans les pays émergents, en Asie, en Europe centrale, soit directement, soit par l’entremise des banques domestiques (Caruana, 2011 ; Avdjiev et al., 2012). Toutefois, cela s’opère dans des conditions spécifiques selon les sous-périodes et la situation propre de chaque pays (inflation, situation du compte courant, soutenabilité de l’endettement externe…) dont découle l’évaluation comparée du risque dans le pays-centre et à la périphérie. L’élasticité des taux directeurs aux variations des taux américains est ainsi très faible en Chine, mais très élevée en Indonésie et plus encore aux Philippines (He et McCauley, 2013). On peut donc parler d’un cycle financier global. C’est ce qu’a montré tout récemment Rey (2013) après bien d’autres : la croissance du crédit présente une dynamique commune dans un grand nombre de pays et celle-ci est adossée aux variations des leviers bancaires et à la dynamique des prix d’actifs financiers (obligations, actions), bien sûr conditionnellement au degré d’aversion au risque des banques internationales. Ce sont les flux bancaires internationaux, dont l’ampleur doit être mesurée en termes bruts et non à partir des soldes nets, on l’a vu précédemment, et donc les stratégies d’intermédiation des grandes banques globales, qui jouent un rôle déterminant dans le cycle international du crédit et la diffusion vers la périphérie des booms du crédit issus des conditions monétaires prévalant aux États-Unis. Le processus est évidemment symétrique et conduit, en présence de reflux, à des situations de crise ou de tensions très marquées apparaissant d’abord sur le marché des changes. Il en résulte dans nombre de pays émergents une accentuation des phases de boom et de bust en réponse aux inflexions, avérées ou anticipées, qu’apporte la Fed à la politique monétaire américaine. Cette procyclicité internationale du crédit fait donc peser d’énormes risques sur la stabilité macroéconomique mondiale.
Enfin, peut-on dire que les politiques monétaires non conventionnelles depuis 2010 ont exercé des effets spécifiques par le jeu des canaux de transmission inconnus jusqu’ici ? C’est peu probable. En fait, c’est l’ampleur des injections de liquidités et le niveau durablement prochede zéro des taux directeurs américains, ces derniers constituant le prix du levier bancaire, qui expliquent l’importance du choc de liquidité, des effets sur le boom du crédit et les prix des actifs immobiliers ou financiers dans les pays émergents. C’est cette ampleur qui explique aujourd’hui la violence des ajustements face au sudden stop en Inde, en Indonésie, en Turquie, en Afrique du Sud… On est loin de la stabilité financière recherchée grâce au nouveau central banking !
L’extension des dispositifs macroprudentiels aux sources externes de boom du crédit
Comment répondre aux sources externes de boom du crédit et donc aux externalités que les politiques monétaires sont susceptibles d’entraîner aujourd’hui parmi les pays émergents, demain peut-être en Europe ou au Japon ? On l’a vu, c’est encore une page blanche sur le livret du nouveau central banking.
On peut d’abord évoquer l’hypothèse d’école d’une internalisation ex ante des effets externes de la politique monétaire dans la fonction de réaction des banques centrales des grands pays, les États-Unis tout particulièrement, en intégrant dans une règle de Taylor globalisée des variables qui ne sont pas seulement propres au pays concerné, mais qui relèvent aussi de la situation de l’économie mondiale (output gap mondial, écart de l’inflation mondiale vis-à-vis d’une cible, évolution de la liquidité mondiale vis-à-vis de son trend…). Cette internalisation des spillovers internationaux de politique monétaire constituerait en outre un moyen de conforter la coopération internationale des banques centrales et, pourquoi pas, d’y associer la question des taux de change dans un projet renouvelé de gouvernance économique internationale sous l’égide des banques centrales. Les difficultés techniques d’une telle option ne sont pas insurmontables. Mais cette hypothèse est dénuée de tout réalisme sur le plan politique et doit donc être écartée.
C’est plutôt dans la protection dont chaque pays doit disposer face à des chocs de liquidité issus du reste du monde que se trouvent les solutions les plus réalistes, dont certaines, d’ailleurs, ont déjà été mises en œuvre dans plusieurs pays émergents. Cela pourrait s’opérer au moyen d’une extension des politiques macroprudentielles aux sources externes de boom du crédit ou de bulles sur les marchés d’actifs, en l’occurrence en transposant certains dispositifs de Bâle III aux crédits internationaux ou aux activités transfrontières des banques les plus engagées dans l’intermédiation internationale. Plusieurs économistes ont d’ailleurs récemment formulé des propositions de ce type (Borio et al., 2011 ; Brunnermeier et al., 2012 ; Caruana, 2012a ; Rey, 2013) et il s’agirait, sans interférence avec les politiques monétaires, de mobiliser ex ante divers instruments macroprudentiels pour mieux maîtriser la procyclicité internationale du crédit : par exemple, en imposant des exigences plus élevées en capitaux propres dans le cadre d’une application discrétionnaire d’un volant contracyclique globalisé, s’appliquant, en présence d’un boom des crédits internationaux, aux banques créancières afin de décourager les flux bancaires internationaux sans modifier les taux directeurs ; en durcissant l’application de certains ratios d’endettement externe ou en devises (loan-to-value, debt-to-income) du côté des débiteurs internationaux ; en renforçant les contraintes sur les niveaux de levier maximum figurant déjà dans Bâle III ; en exigeant des provisionnements exceptionnels sur les positions externes en dollars et à court terme des banques ; sans s’interdire de recourir aux contrôles directs sur les entrées de capitaux…
Quelles qu’en soient les formes opérationnelles, de telles politiques macroprudentielles globalisées nécessiteraient une coopération très nettement accrue entre les différentes banques centrales et entre les superviseurs. Pas seulement pour confronter leurs informations et leurs analyses comme tel est le cas au sein du Comité de Bâle. Pas uniquement pour coopérer en temps de crise en activant les accords de swaps ou en menant de concert les interventions en dernier ressort. Il s’agirait pour les banques centrales de mener des actions collectives de supervision et de régulation des banques allant au-delà de leur mandat actuel en visant la prévention des tensions financières internationales, autrement dit, d’introduire une gouvernance macroprudentielle globale qui réponde à ce bien public global qu’est la stabilité financière. Aujourd’hui, les banquiers centraux ne se montrent pas défavorables à une telle extension de leur coopération, à une internalisation plus affirmée des externalités internationales que leurs décisions impliquent, tout en étant réticents à la formalisation de cette mutation, craignant sans doute la mise en cause de leur indépendance et la redéfinition de leur mandat (Goodhart, 2010 ; Borio, 2011). Mais ces politiques macroprudentielles globalisées paraissent incontournables dans le paysage du nouveau central banking.