Vingt-cinq ans après sa signature, le lecteur s'attend sans doute à ce que je fasse le bilan du traité de Maastricht, qui a entraîné le plus important transfert de souveraineté en Europe depuis le traité de Rome. Et de fait, aujourd'hui, 500 millions de personnes bénéficient du marché unique et dix-neuf pays profitent de prix stables grâce à l'euro. Le lecteur doit également penser que je vais évoquer les avantages du nouveau Mécanisme de surveillance unique des banques européennes, ou encore les défis posés par l'achèvement de l'Union économique et monétaire (UEM).
Il s'agit certes de sujets essentiels, que je souhaite toutefois aborder ici sous un angle légèrement différent : celui de la mondialisation économique et financière. Ces vingt-cinq dernières années, le ratio du commerce mondial au produit intérieur brut (PIB) a presque doublé, l'ouverture financière a quadruplé et des chaînes de valeurs mondiales ont émergé dans le monde entier1. Ces données attestent qu'une évaluation trop autocentrée du projet européen vingt-cinq ans après Maastricht ne permettrait pas d'en tirer toutes les leçons. L'intégration européenne et la mondialisation sont au moins en partie basées sur les mêmes principes. Il n'est donc pas surprenant que les graves inquiétudes exprimées aujourd'hui vis-à-vis de la mondialisation coïncident avec des préoccupations tout aussi sérieuses vis-à-vis de l'intégration européenne.
L'intégration européenne, on le sait, était à l'origine motivée par des raisons politiques (Cœuré, 2016b). Elle a été fondée dans la période d'après-guerre sur la promesse de la paix, de la sécurité et de la démocratie sur notre continent. Au fil du temps, l'élargissement de l'Union européenne (UE) a étendu cette promesse de paix, de sécurité et de démocratie aux nouvelles démocraties d'Europe du Sud et de l'Est. Dans un troisième temps, alors que le continent connaissait une période de stabilité politique sans précédent, l'intégration économique n'a plus été présentée comme un moyen de parvenir à cette stabilité politique, mais comme une fin en soi. Cette nouvelle promesse s'inscrivait dans une perspective de prospérité économique et de protection pour des travailleurs européens confrontés aux nouvelles technologies et au durcissement de la concurrence internationale.
Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui pensent que cette troisième promesse n'a pas été tenue. Par ailleurs, la mémoire des conflits qui ont ravagé notre continent s'étiole progressivement. De ce fait, le projet européen est aujourd'hui davantage jugé d'un point de vue économique que politique. Si les décideurs européens ne doivent pas éluder le débat politique, ils doivent aussi accepter de répondre aux interrogations économiques fondamentales adressées à l'économie de marché, au libre-échange et à la libre circulation des capitaux, et de démontrer clairement en quoi les avantages du projet européen l'emportent sur ses coûts.
Les inquiétudes qui portent sur la mondialisation coïncident avec de récents signes de « démondialisation » économique : les flux commerciaux et financiers semblent avoir marqué une pause après la crise financière mondiale, en partie parce que les banques internationales ont dû se désendetter et revoir leurs modèles économiques (Cœuré, 2013). La démondialisation se matérialise en particulier dans la résurgence de la corrélation entre l'épargne et l'investissement dans chaque économie, connue sous le nom de paradoxe de Feldstein-Horioka. Cette corrélation, qui avait diminué au sein des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), passant de près de 80 % de 1980 à 2000 à moins de 50 % de 2000 à 2006, est remontée à près de 70 % en 20162. Les mesures de l'intégration financière mondiale basées sur les prix présentent une image différente : par exemple, les mouvements des marchés boursiers internationaux restent fortement corrélés. Selon certaines estimations, leurs corrélations sont à leur plus haut niveau depuis plus d'un siècle.
Les autres indicateurs de l'intégration financière ne permettent toutefois pas d'identifier aussi clairement une tendance à la démondialisation3. Et il n'est pas facile d'évaluer ce phénomène d'un point de vue normatif. Si la plupart des économistes continuent de plaider pour le libre-échange, les coûts et les avantages de la mondialisation financière sont réévalués par les milieux universitaires et politiques4. Ces discussions ont déjà amené le Fonds monétaire international (FMI) à porter un regard plus bienveillant sur l'utilité des contrôles temporaires des capitaux.
Je reviendrai dans cet article sur les préoccupations que suscitent aujourd'hui l'intégration politique et l'intégration économique, et montrerai que certaines reposent sur des idées reçues.
Je démontrerai que le projet européen peut être considéré comme la tentative la plus élaborée jamais mise en œuvre pour gérer les inévitables arbitrages politiques survenant dans un environnement mondialisé et montrerai que ce projet a obtenu de très bons résultats. Je réexaminerai les arguments en faveur du libre-échange et de la libre circulation des capitaux. Dans ce domaine, les inquiétudes sont légitimes, mais elles appellent des politiques ciblant les défaillances spécifiques du marché plutôt qu'un protectionnisme radical. Je conclurai par un appel plus général en faveur d'une « mondialisation viable » que je définirai comme étant efficace, durable et équitable5. Ces objectifs ont des conséquences importantes pour les dimensions internes et externes du projet européen, comme je le soulignerai en conclusion.
Mondialisation et politique : pour en finir avec les idées reçues
On entend souvent dire que la mondialisation nuit à la souveraineté nationale et à la démocratie. Ce point de vue, répandu dans l'opinion publique, apparaît sous une forme plus sophistiquée dans les débats universitaires sur le « trilemme politique de l'économie mondiale ». Selon ce concept formulé par Dani Rodrik en 2007, les citoyens d'un pays ne peuvent pas bénéficier à la fois de la démocratie, de la souveraineté nationale et de la mondialisation économique (Rodrik, 2011). Par conséquent, seules trois possibilités s'offrent à nous : (1) opter pour la démocratie et la détermination nationale en faisant l'impasse sur la mondialisation économique, comme au temps des accords de Bretton Woods, (2) préserver l'État-nation, mais répondre uniquement aux besoins de l'économie internationale au détriment des objectifs nationaux, ou (3) établir une forme de « fédéralisme mondial » et, pour citer Rodrik, « aligner les objectifs des politiques démocratiques avec les objectifs des marchés internationaux ».
Cette analyse suggère qu'essayer de rendre la mondialisation compatible avec la démocratie et l'État-nation nous confronte à des arbitrages complexes. Pourtant l'expérience de l'Europe montre que ces arbitrages peuvent être gérés. La mondialisation peut être régie par un ensemble limité de règles internationales laissant une marge de manœuvre aux gouvernements nationaux. De fait, le principe de subsidiarité fermement ancré dans le traité sur l'UE peut être interprété comme une tentative régionale de résoudre le « trilemme politique » de Rodrik. Selon ce principe, les décisions doivent être prises au plus près du citoyen et ne sont prises au niveau européen que si leurs objectifs ne peuvent pas être correctement atteints au niveau national, régional ou local.
Si l'on mettait un économiste, un politologue et un juriste dans la même pièce, chacun donnerait sans doute une définition différente de la subsidiarité6. Quoi qu'il en soit, la subsidiarité régit les relations entre les différents niveaux politiques et recherche un juste équilibre entre centralisation et décentralisation. Et de fait, l'intégration dans certains domaines n'exclut pas la décentralisation dans d'autres domaines. Depuis les années 1980, dans plusieurs pays, l'intégration européenne s'est accompagnée de transferts de compétences de l'État vers les régions.
Les processus de convergence peuvent aussi jouer un rôle en favorisant une centralisation efficace des politiques. L'harmonisation des politiques peut être nuisible lorsque les économies sont trop différentes, mais les citoyens ou les gouvernements peuvent opter pour un processus de convergence qui garantit que les avantages d'une politique commune l'emportent sur ses coûts (Jamet, 2011). Sans ces processus de convergence, ni l'UE, ni l'UEM n'auraient été possibles. Et force est de constater que les difficultés de la zone euro sont en grande partie dues à un manque de convergence effective avant la crise financière et depuis celle-ci.
Le Pacte de stabilité et de croissance illustre ce principe de subsidiarité. Il fixe des règles communes pour la maîtrise de la dette et du déficit publics afin d'éviter toute « dominance budgétaire » sur la politique monétaire au sein de l'union monétaire. Ce faisant, il laisse la possibilité aux États membres de déterminer à la fois la composition des dépenses et des recettes publiques et leur taille par rapport à l'économie et ainsi de choisir parmi divers modèles sociaux à l'issue d'un processus démocratique.
La même remarque peut être faite dans le cadre du débat sur la mondialisation : le pouvoir de lever des impôts et de déterminer la taille et la composition des dépenses publiques reste aux mains des gouvernements nationaux, en dépit de la mondialisation économique et financière. Si les résultats obtenus sont discutables, ils n'ont pas grand-chose à voir avec la mondialisation (Tilford, 2017).
Une autre idée reçue circule au sujet de la mondialisation, selon laquelle les marchés internationaux prospèrent quand les États sont faibles. C'est pourtant le contraire qui semble être vrai : le commerce international a fructifié grâce à l'existence d'États forts qui ont permis aux marchés de surmonter les risques spécifiques liés aux échanges transfrontaliers, sur le plan de la sécurité, des coûts de transaction et de l'application des droits de propriété7, ainsi que grâce aux institutions et instances multilatérales créées par ces États. En outre, les expériences des crises des marchés émergents à la fin des années 1990 et de la crise financière mondiale montrent que pour fonctionner correctement, les marchés des capitaux internationaux ont besoin d'une solide réglementation financière à l'échelle nationale et internationale.
En plus d'assurer ce rôle traditionnel de l'État, les gouvernements doivent faire en sorte que les gains liés au commerce soient redistribués au sein des sociétés. C'est la raison pour laquelle les pays ayant une plus grande ouverture commerciale ont tendance à disposer de secteurs publics plus développés (Rodrik, 1998). Les gouvernements disposent d'instruments pour atténuer les conséquences de la mondialisation sur la répartition des revenus, même si l'utilisation de ces instruments se heurte aujourd'hui à des problèmes que j'évoquerai par la suite.
Avant d'aborder les idées reçues concernant l'économie et la mondialisation, j'en arrive à la conclusion que les marchés internationaux doivent être soutenus par des États forts et une gouvernance solide. Quelles que soient les différences d'opinions quant au champ de compétences des institutions et des administrations publiques, une architecture bien conçue d'organismes et de règles nationaux et internationaux peut atténuer le « trilemme politique ».
Mondialisation et économie : d'autres idées reçues
Il est utile de revenir sur les arguments employés en faveur du libre-échange depuis ses débuts, qui remontent à loin, avant même les travaux précurseurs de David Ricardo. Dès 1701, il était reconnu que les avantages du commerce sont très similaires à ceux de la technologie8. Le concept d'avantage comparatif rend cet argument d'autant plus solide et souligne que le libre-échange n'est pas un jeu à somme nulle car ce sont les différences en termes de coûts comparatifs et non absolus qui comptent9.
Pourtant, comme le progrès technique, le libre-échange modifie la répartition des revenus. En effet, les travailleurs non qualifiés vont inévitablement subir des pertes de revenus à long terme à cause du libre-échange, comme le démontre le théorème de Stolper-Samuelson. Il a été clairement démontré de manière empirique que la mondialisation s'est accompagnée d'une hausse des inégalités au sein des pays développés et en développement, même s'il est plus compliqué d'établir un lien de causalité10.
Même si les économistes ne sont pas d'accord sur l'ampleur relative des effets distributifs du commerce international par rapport aux gains d'efficacité qu'il suscite11, il est important de garder à l'esprit que le libre-échange implique plusieurs canaux qui ne figurent pas dans les modèles simples du commerce international et qui sont difficiles à repérer dans un cadre d'équilibre12. En outre, il ne faut pas oublier que les modèles simples du commerce international ne prennent pas en compte les barrières non tarifaires. En réalité, c'est une idée reçue en soi de croire que la mondialisation se limite à la suppression des droits de douane. En effet, le commerce est souvent entravé par des formes plus subtiles de protectionnisme, comme les réglementations et les aides publiques visant à protéger les industries nationales. L'élimination de ces barrières, comme dans le cas de l'Europe que j'aborderai par la suite, peut entraîner d'importants gains d'efficacité. De fait, les accords modernes de libre-échange portent sur les barrières non tarifaires autant que sur les droits de douane classiques.
Le libre-échange peut également renforcer l'efficacité globale via d'autres canaux : des économies d'échelle accrues liées à la plus grande taille des marchés, des gains de productivité globaux dus à une réaffectation vers des entreprises plus productives et au niveau des entreprises, des gains de productivité liés à la meilleure qualité des importations. En outre, en contribuant à la réduction des formalités administratives, il semble que la concurrence des importations tend à stimuler la croissance de la productivité13. Concernant la production de nouvelles connaissances, clé de la croissance future, la mobilité des étudiants, des chercheurs et de la main-d'œuvre hautement qualifiée est également cruciale (Kaiser et al., 2015). Toutes ces considérations prouvent que les gains apportés par le commerce peuvent être très importants, en particulier si l'on prend en compte le vaste éventail de canaux de transmission et une définition du libre-échange au sens large.
Pourtant les arguments en faveur du libre-échange peuvent être contestés en présence d'externalités et d'asymétries d'information qui peuvent nuire au bien-être social. Les importateurs peuvent, par exemple, avoir des difficultés à savoir dans quelles conditions ou selon quelles normes les biens ou les services importés ont été produits. Les externalités, incluant les éventuels coûts sociaux du libre-échange, sont l'une des raisons pour lesquelles le progrès technique est lui aussi réglementé, comme c'est le cas, par exemple, si de nouvelles technologies ont des effets secondaires indésirables sur la santé publique, la sécurité ou l'environnement.
Globalement l'argument économique en faveur du libre-échange reste donc solide sur le plan de l'efficacité, tout comme l'argument en faveur de l'utilisation de technologies plus productives. Mais l'argument politique en faveur du libre-échange dépend de la capacité des gouvernements à gérer correctement les conséquences de celui-ci sur la répartition des revenus ainsi que ses répercussions sociales et environnementales.
Un raisonnement similaire s'applique à la libre circulation des capitaux14. En principe, celle-ci favorise le partage des risques et une meilleure répartition des ressources entre les économies. Elle permet en outre aux économies de se mettre à niveau en termes de technologie et de développement des marchés financiers grâce aux transferts de connaissances. Pourtant de récentes recherches universitaires tout comme l'expérience récente, à la fois au niveau mondial et au niveau de la zone euro, ont révélé que les flux de capitaux peuvent être facteurs de risque. Ils peuvent être volatils et procycliques, exacerber les cycles économiques et financiers et en fin de compte alimenter des bulles de prix des actifs. Dans ce contexte, la composition des flux de capitaux conditionne fortement les probabilités de freinage brutal de l'activité et de retournements de conjoncture15. Enfin les pays qui participent à la mondialisation financière doivent avoir atteint au préalable un certain niveau de développement institutionnel afin d'éviter de coûteux cycles d'expansion-récession16.
Dans l'ensemble, ces considérations m'amènent à conclure que les arguments en faveur de l'intégration réelle et financière sont toujours solides, mais doivent être nuancés. Ralentir l'intégration réelle et financière au moyen d'un protectionnisme rigoureux reviendrait à briser les machines à la façon des Luddites pendant la Révolution industrielle. En effet, les mesures protectionnistes ont des effets secondaires négatifs qui réduisent le potentiel de croissance des économies. Au fil du temps, ces effets pourraient être plus nuisibles pour le bien-être que les problèmes qu'ils cherchent à résoudre. Et il existe de meilleures façons de gérer ces effets secondaires, comme on va le voir maintenant.
Vers une mondialisation viable
Nous pouvons rendre la mondialisation plus viable si nous la rendons plus efficace, plus durable et plus équitable.
Même la pensée économique dominante peut se donner pour objectif de rendre la mondialisation plus efficace, car il s'agit de corriger des défaillances du marché qui sont bien connues dans un contexte national. Pour les flux commerciaux, cela implique de réduire les asymétries d'information et les rentes de monopole et de traiter les externalités en donnant, par exemple, de meilleures informations aux importateurs. On peut également utiliser des taxes pigouviennes, par exemple en cas d'externalités liées au transport qui causent des dégâts sur l'environnement.
Concernant les flux financiers, le renforcement de l'efficacité nécessite de canaliser les flux de capitaux vers des utilisations productives plutôt que d'alimenter des cycles inefficaces d'expansion-récession induits par la consommation. Il faut pour cela notamment améliorer la qualité des institutions et les cadres de surveillance bancaire et financière et, en dernier recours, appliquer des mesures de gestion des flux de capitaux (Ostry et al., 2011 ; FMI, 2012). L'harmonisation des codes fiscaux internationaux peut permettre d'éviter les flux bruts de capitaux importants, mais inefficaces, qui transitent par les places financières et qui sont purement induits par des considérations fiscales.
Pour rendre la mondialisation plus durable, je pense qu'il faut la rendre politiquement viable. Les récents événements politiques ont montré que cet enjeu est sous-estimé, notamment par les économistes. En pratique, cela consiste à renforcer la légitimité des règles économiques internationales, à permettre la coexistence de divers modèles économiques et sociaux dans la mesure où la concurrence loyale et la stabilité macroéconomique ne sont pas mises en cause, et à défendre la mondialisation avec des arguments plus nuancés.
Pour une mondialisation durable, il faut aussi améliorer la qualité des flux commerciaux et financiers. Pour les flux commerciaux, cela passe par des normes internationales en matière de conditions de travail ou de sécurité des produits, par exemple, dans la mesure où les externalités ne peuvent pas être gérées par des solutions de marché. Ces normes sont devenues des éléments clés des accords de libre-échange et contribuent considérablement à la légitimité politique de la mondialisation.
Améliorer la qualité des flux financiers suppose, par exemple, d'en modifier la composition au profit de catégories d'actifs moins volatils, comme les actions, pour réduire la probabilité de freinage brutal de l'activité. Cet objectif peut être atteint entre autres grâce à une meilleure gouvernance des entreprises et à une protection accrue des droits des actionnaires internationaux. La mondialisation viable a également une dimension environnementale. Le Conseil de stabilité financière a débuté d'importants travaux dans ce domaine avec son groupe de travail chargé de la divulgation d'informations liées au climat. Conformément à l'idée selon laquelle les marchés ne peuvent affecter les ressources efficacement que si le risque est correctement tarifé, cette initiative vise à réduire les asymétries d'information découlant des risques financiers liés au changement climatique.
Enfin la mondialisation ne peut pas être viable si elle ne devient pas plus équitable. Une mondialisation plus équitable serait plus attentive que par le passé à la distribution des revenus. Comme dans le cas des nouvelles technologies et de la concurrence, les gains d'efficacité économique découlant du libre-échange ont souvent des conséquences sur la distribution des revenus. On apprend à l'université que le libre-échange est optimal au sens de Pareto, mais qu'il doit être complété par des transferts forfaitaires ou d'autres instruments de redistribution17. Toutefois ces transferts ne sont possibles que si les gouvernements gardent le contrôle de leurs systèmes fiscaux et de prestations sociales, ce que la mondialisation financière remet en question. Il est notamment devenu plus compliqué de taxer les entreprises multinationales. Pour dédommager les « perdants » de la mondialisation en mettant en place une mondialisation plus équitable, il faut limiter l'érosion de l'assiette fiscale et le transfert de bénéfices conformément aux propositions formulées par l'OCDE et soutenues par le G2018.
Des assiettes fiscales plus larges et plus stables devraient permettre aux gouvernements de faire en sorte, grâce à des dépenses publiques avisées et des recettes fiscales stables, que les pertes de revenus liées à la mondialisation ne deviennent pas permanentes19.
Je voudrais enfin souligner que pour rendre la mondialisation viable, les décideurs doivent aussi prendre en compte les liens entre ces trois éléments. Par exemple, une taxe sur les transactions financières ne constitue pas un outil efficace pour modérer la prise de risque dans le secteur financier, mais elle est facile à comprendre et intuitive pour de nombreux citoyens et peut donc renforcer la légitimité politique de la mondialisation financière, la rendre ainsi plus durable et, dans une certaine mesure, plus équitable, en supposant, bien entendu, qu'elle puisse être conçue de manière à minimiser les pertes d'efficacité.
Pour une intégration européenne viable
Permettez-moi à présent d'expliquer comment le projet européen peut contribuer à une mondialisation viable en Europe et dans le reste du monde.
Des données récentes indiquent que l'appartenance à l'UE a favorisé des gains d'efficacité considérables depuis les années 1980 : selon une estimation récente, le PIB par habitant de l'UE est environ 12 % plus élevé que dans un scénario hypothétique excluant l'appartenance à l'UE (Campos et al., 2014). Cet effet positif de l'appartenance à l'UE n'est pas uniquement lié au libre-échange. Le marché unique de l'Europe est le meilleur exemple d'une zone de libre-échange dont les avantages vont bien au-delà de l'élimination des obstacles tarifaires et non tarifaires : l'appartenance à l'UE a également permis d'établir un cadre juridique stable qui protège les investisseurs et les consommateurs, et favorise la concurrence en garantissant des conditions équitables de participation au marché. En d'autres termes, le marché unique ne consiste pas uniquement à abolir les barrières commerciales ou même simplement à établir une union douanière, mais à mettre en place une gouvernance commune ainsi qu'un État de droit commun soumis au contrôle juridictionnel de la Cour de justice de l'UE. En outre, notamment dans les pays émergents d'Europe, l'UE a servi de catalyseur pour la mise en place d'un environnement institutionnel propice au bon fonctionnement des marchés.
Le bilan de l'efficacité des flux financiers dans la zone euro et le reste de l'UE est pour le moins plus mitigé. Ces flux ont certainement longtemps contribué au rattrapage souhaité des niveaux de vie, notamment dans certains États membres d'Europe de l'Est20. Toutefois la crise de la dette souveraine en Europe a démontré que le modèle original de l'UEM était incomplet et ne permettait pas d'éviter les cycles inefficaces d'expansion-récession au sein de la zone euro. En effet, les flux financiers transfrontaliers étaient excessivement composés de prêts interbancaires au détriment des investissements en actions et obligations. De ce fait, en l'absence d'un système commun de surveillance bancaire pour contrôler ces flux, les pertes de compétitivité dans certains pays ont été masquées par une croissance non durable, nourrie par la finance, dans des secteurs à faible productivité. Lors de la crise de la dette souveraine européenne, ces déséquilibres ont entraîné une soudaine inversion des flux de capitaux et une fragmentation financière de la zone euro (Beck et al., 2016). Depuis 2012, cette tendance défavorable s'est atténuée, en partie en réaction aux mesures politiques prises aux niveaux européen et national21. D'autres dispositions importantes ont été prises pour traiter ces problèmes, notamment l'achèvement d'une union bancaire dont le Mécanisme de surveillance unique est l'une des composantes et qui devrait favoriser des pratiques de prêts bancaires plus prudentes.
L'intégration européenne durable est favorisée dans une certaine mesure par un cadre réglementaire commun mis en application par la Cour de justice de l'UE, incluant des normes communes applicables aux produits échangés pour garantir une qualité élevée des flux commerciaux. Si la qualité des flux financiers était jusqu'ici déficiente, comme je l'ai mentionné précédemment, l'Union des marchés de capitaux a le potentiel de contribuer à une forme plus résiliente d'intégration financière qui reposerait sur le financement transfrontalier davantage sous forme d'actions que sous forme de dette à court terme (BCE, 2015).
Mais on peut faire plus pour rendre l'intégration européenne plus équitable.
Il est important de souligner que l'Europe a mis en place le premier système de redistribution à l'échelle d'un continent : les fonds structurels et d'investissement. Ces fonds soutiennent le développement économique et contribuent notamment à réduire les inégalités régionales. Si certains pensent qu'ils n'améliorent encore que trop peu leur vie, ces programmes, avec la Charte des droits fondamentaux de l'UE qui protège spécifiquement les plus vulnérables, sont essentiels pour rendre l'intégration européenne plus équitable qu'un système uniquement régi par les lois du marché. Par ailleurs, ces programmes sont complétés par des dispositifs nationaux d'imposition progressive, de protection sociale et de lutte contre les disparités régionales.
Ainsi le modèle européen répond aux critères mentionnés précédemment : les États membres doivent respecter des règles communes, mais les États souverains gardent le contrôle de leurs systèmes d'imposition et de prestations sociales qui reflètent diverses conceptions et préférences en termes de protection sociale et de taille de l'État-providence. La Commission européenne a par ailleurs pris des décisions visant à sanctionner les avantages fiscaux inéquitables et a récemment relancé l'Assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), qui renforcera le marché unique en facilitant et en abaissant le coût des activités transfrontalières des entreprises au sein de l'UE. La réduction des pratiques fiscales dommageables constitue donc un point crucial de l'approche européenne en faveur de l'intégration.
Conclusion
J'aborderai en guise de conclusion le dernier défi que pose la mondialisation durable en Europe, à savoir la capacité de l'Europe à faire entendre sa voix dans les institutions internationales qui élaborent les règles de l'économie mondiale.
Le marché unique et l'UEM renforcent clairement l'influence mondiale de l'Europe à quatre niveaux.
Premièrement, la politique commerciale commune donne à l'Europe plus de poids dans les négociations internationales, que ce soit dans les négociations commerciales bilatérales ou pour l'élaboration de règles multilatérales au sein de l'Organisation mondiale du commerce. Deuxièmement, le grand marché unique doté d'une seule autorité chargée de la concurrence exerce une influence considérable sur les entreprises multinationales et permet à l'Europe de protéger ce qu'elle juge important. Troisièmement, la monnaie unique et le Mécanisme unique de surveillance permettent à dix-neuf pays de parler d'une seule voix en matière de politique monétaire et de taux de change et renforcent leur influence sur les normes internationales en matière de réglementations et de contrôles bancaires. Enfin une Europe qui parle d'une seule voix est attentivement écoutée par des organisations telles que le FMI, le G20 et la Banque des règlements internationaux, dont les membres européens s'efforcent déjà, dans certains cas, de coordonner leurs points de vue. Ces organismes jouent un rôle clé dans le processus de la mondialisation économique et financière en contribuant à la formation d'un consensus mondial sur l'ordre économique international.
Face aux critiques adressées à la mondialisation, à la coopération internationale et à l'intégration européenne, le moment est venu de plaider pour une mondialisation plus efficace, plus durable et plus équitable. L'Europe est un modèle de mondialisation viable dont le reste du monde peut tirer des leçons. Si elle reste sur le chemin d'une intégration durable, elle sera suffisamment forte pour promouvoir un meilleur ordre économique mondial.