Trop longtemps, dans l'analyse économique, variables « réelles » et variables financières ont paru habiter deux planètes différentes. Pour les ménages, par exemple, on ne sait par quel blocage, il semblait ainsi impossible d'écrire une simple relation d'égalité entre leurs ressources et les emplois de ces ressources :
relation 1 : Revenus + Crédits = Consommation + Épargne
Soit encore, si l'on observe que le flux d'épargne, par définition, regroupe tous les emplois qui contribuent à la croissance en volume du patrimoine net d'endettement et donc aussi bien ce qui réduit le passif (remboursements d'emprunts) que ce qui accroît l'actif brut (investissements physiques, placements financiers) :
relation 2 : Revenus + Crédits = Consommation
+ Remboursements d'emprunts
+ Investissements physiques + Placements financiers
De cette relation, du côté des ressources, on peut déjà tirer l'idée assez évidente d'une certaine substituabilité entre revenus et crédits1 : c'est bien sûr directement le cas pour le crédit à la consommation. Mais les trois autres emplois des ménages peuvent également être a priori financés par l'une ou l'autre de leurs deux ressources. Pour eux et tout spécialement pour les investissements, c'est la substituabilité entre épargne et crédits qu'il faut mettre en évidence dans leur financement ; celle-ci ressort bien de la relation 3 :
relation 3 : Épargne + Crédits = Remboursements d'emprunts
+ Investissements physiques + Placements financiers
Mais chez les économistes, même (ou surtout ?) depuis le développement des comptabilités nationales, à de très rares exceptions près, les deux types de variables ne se rencontraient pas. Le statut des variables financières était d'ailleurs considéré comme subalterne : lors du rapprochement des soldes des comptes « réels » et financiers, l'ajustement se faisait ainsi (et se fait encore) sur le solde du compte « réel », la qualité de ses données paraissant supérieure à celle des informations contenues dans les comptes financiers, ce qui n'est évidemment pas prouvé.
Il nous faudra donc d'abord rechercher, loin en arrière dans l'histoire de la pensée économique, les raisons de cet ostracisme dont ont été victimes les variables financières et plus précisément ici celles qui se rattachent au recours au crédit. On verra qu'elles peuvent être différentes d'une période à l'autre. Mais, de façon permanente, ont été oubliées la substituabilité du crédit au revenu ou à l'épargne et la place dans cette épargne des remboursements des diverses sortes de crédits. Quant aux conséquences de cette cécité des économistes, on le verra, elles se lisent en particulier dans les faiblesses de nos études historiques, même récentes, et plus encore dans celles des modèles de prévision encore en usage.
Au cours des deux derniers siècles,
des causes diverses, mais convergentes,
conduisent À l'oubli des variables financières
dont le crédit et ses remboursements
Dans l'histoire de l'Antiquité, le prêt est très souvent présent. On le voit en considérant, par exemple, les pratiques connues des Sumériens, les dispositions contenues dans la Torah2, les réformes mises en œuvre par Solon en Grèce et les velléités dans ce domaine des Gracques à Rome. Dans tous les cas, le crédit n'a pas bonne presse : il s'agit en l'occurrence le plus souvent d'effacer des dettes pour éviter la faillite de petits propriétaires ruraux. Plus tard, l'interdiction du prêt à intérêt par les trois religions monothéistes agira évidemment dans le même sens.
Une censure ancienne…
De là peut-être la forme de censure dont semblent pendant très longtemps avoir fait l'objet, dans la réflexion économique, le rôle du crédit et la charge des remboursements. Dans son Histoire de l'analyse économique, Joseph Schumpeter signale que les économistes du xviiie siècle ne mentionnent jamais le crédit comme source de financement de l'investissement : l'attitude la plus générale en ce domaine est celle de l'absence de solution de continuité entre la formation de l'épargne et la réalisation de l'investissement (Schumpeter, 1983). Donc pas de crédits et pas de remboursements.
Toutefois, à la fin de ce siècle, Adam Smith (1776) consacre un chapitre entier aux « Fonds prêtés à intérêt » en introduisant une distinction très tranchée entre les emprunts contractés pour financer un investissement et ceux qui financent des dépenses de consommation. S'il s'agit de financer un investissement, le crédit est employé « à faire subsister des ouvriers productifs qui en reproduisent la valeur avec un profit ». Mais si le crédit est immédiatement destiné à la consommation, l'emprunteur « agit en prodigue et dissipe en donnant à la fainéantise ce qui était destiné à l'entretien de l'industrie ».
En France, sous l'Ancien Régime, diverses formes de prêts étaient pratiquées. Jules Michelet, par exemple, signale que dans les années 1680, « le roi, obligeamment, interdit la publicité des hypothèques qui eût mis en évidence la gueuserie des grands seigneurs » (Michelet, 2008). À la veille de la Révolution, Jean-Paul Marat, qui, c'est peu de le dire, n'aimait pas les aristocrates, reconnaissait pourtant l'endettement élevé de beaucoup d'entre eux (Marat, 1789).
En matière de crédit, les économistes français du xixe siècle apparaissent en retrait par rapport à Smith. Selon Jean-Baptiste Say et sa Loi des débouchés, « on ne dépense jamais que ce que l'on a gagné », ce qui semble bien refuser tout rôle au crédit dans le « circuit économique ». Quant à son disciple Frédéric Bastiat, il oppose bien deux épargnants. L'un, dispendieux, qui dépense son épargne en achetant des bijoux, des meubles ou des chevaux, l'autre, prévoyant, qui investit dans sa maison, ses terres ou des rentes sur l'État (Bastiat, 1854). Mais, même dans le second cas, il ne mentionne pas la possibilité de recourir au crédit. Il est vrai que les grands organismes de prêts ne sont apparus qu'un peu plus tard dans le siècle (Hautcœur, 2012). Les travaux récents de Thomas Piketty sur les patrimoines nets d'endettement ne livrent d'ailleurs, quant à eux, aucune information sur le passif des Français au cours de cette période.
…maintenue pendant tout le xxe siècle…
Au xxe siècle, il nous faut distinguer la première moitié du siècle où les comptes nationaux n'existent pas encore de la seconde moitié où ces derniers se sont progressivement développés. Au cours de la première période, depuis Juglar (1863), le crédit n'est certes pas absent de l'étude des cycles économiques avec Hawtrey (1913), Von Mises (1924) et naturellement l'apport de Fisher (1933). Mais le plus souvent, lors de ces travaux, ce sont des aspects pathologiques du recours au crédit qui sont au premier rang (surendettement, déflation, faillites, credit crunch). Les relations moins tumultueuses que le crédit entretient quotidiennement avec l'épargne ne sont jamais évoquées.
La meilleure preuve à cet égard est fournie par Keynes lui-même (inspirateur, on le sait, des comptes nationaux avec ses élèves Richard Stone et James Meade) qui, dans la Théorie générale de 1936, ne mentionne pas moins de huit motivations d'épargne (précaution, calcul, ambition, indépendance, etc.), mais la nécessité de rembourser ses dettes n'y figure pas (Keynes, 1936). S'il insiste sur le rôle important du crédit pour stimuler l'investissement des entreprises, il ne dit d'ailleurs pas un mot sur le crédit aux ménages, ce qui est cohérent avec l'oubli qui vient d'être mentionné. Au Royaume-Uni, comme en France, l'accroissement de la proportion de propriétaires de leur logement dans les villes et du passif qui en découle n'a commencé que plus tard.
Cette raison n'est évidemment plus valable pour le Second après-guerre où le crédit à l'habitat et à la consommation se diffuse progressivement dans les pays avancés. Mais, chez les auteurs, qu'il s'agisse du « classique » Friedman ou du « keynésien » Modigliani, la finance apparaît cependant comme tout à fait subordonnée à l'économie « réelle ». Le crédit dans des quantités raisonnables est toujours, à prix fixe, à la disposition des entreprises et des particuliers. Pour ces derniers, les « contraintes de liquidité » sont ainsi, selon Modigliani, de peu d'importance pour faire dévier la consommation de la trajectoire souhaitée sur l'ensemble du cycle de vie.
La mise en place des comptes nationaux, à partir des années 1950, a-t-elle au moins permis d'accéder aux informations nécessaires pour commencer à étudier les relations entre épargne et crédit ? La réponse est malheureusement négative. Dans les comptes financiers, le principe d'enregistrement qui a prévalu est en effet celui des « flux nets », différence, pour les actifs, entre les versements et les retraits et, pour les passifs, entre les nouveaux crédits et les remboursements. Les informations que l'on peut tirer des comptes nationaux correspondent donc, non à la relation 3 (supra), mais, du côté des ressources, aux seuls crédits nets des remboursements3 :
relation 4 : Épargne + Crédits nets de remboursements =
Investissements physiques + Placements financiers
relation qui ne permet pas d'analyser, d'un côté, les comportements d'endettement et, d'un autre côté, les pratiques en matière de remboursement.
Dans le dernier quart du xxe siècle, il faut tout de même signaler une initiative qui, malheureusement, n'a pas eu de lendemain. Il s'agit, lors d'un colloque à Bergame organisé en 1980 par l'International Economic Association, de la tentative réalisée par Dominique Strauss-Kahn pour calculer l'épargne des ménages, non par différence entre le revenu et la consommation, mais à partir de ses composantes : remboursements d'emprunts, investissements physiques et placements financiers. Chacune de ces variables était considérée comme endogène et leur somme devait naturellement correspondre au flux d'épargne des comptes nationaux (Strauss-Kahn, 1983). Les régressions étaient réalisées sur des séries trimestrielles concernant la période 1967-1976. Le travail n'était certainement pas définitif, il comportait notamment certains oublis4. Il ouvrait cependant une voie entièrement nouvelle. Si des dispositions avaient alors été prises pour rassembler les informations nécessaires pour poursuivre dans cette voie, les recherches sur l'épargne des ménages auraient pris un tout autre tour.
…et encore bien présente aujourd'hui
Ainsi, dans tous les pays avancés, depuis le milieu du xxe siècle, on ne connaît donc pas séparément les nouveaux crédits aux ménages et les remboursements qui y correspondent. Depuis plusieurs années, la BCE (Banque centrale européenne) demande aux banques centrales des pays membres de la zone euro de communiquer le montant des nouveaux crédits. Mais, en ce qui a trait aux crédits habitat aux ménages, il s'agit des crédits autorisés et non des crédits utilisés : du point de vue des études économiques, cette dernière référence eût pourtant été préférable5. En outre, parmi ces nouveaux crédits, une partie souvent significative correspond à ces « faux » nouveaux crédits dus aux « rachats et renégociations » pour lesquels les remboursements sont compensés par l'ouverture de nouveaux crédits d'un montant comparable. La Banque de France a commencé, quant à elle, en juillet 2015 à publier, dans Stat info, des informations mensuelles sur la part de ces « rachats et renégociations » dans les nouveaux crédits aux particuliers concernant l'habitat, mais pas pour les crédits à la consommation.
S'agissant des remboursements effectués par les ménages, certaines informations commencent d'apparaître çà et là, par exemple, en France, dans les travaux de l'ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution) pour le crédit habitat ou dans certaines études économiques (ACPR, 2016 ; Babeau, 2015). Mais les deux modes de calcul utilisés (variation de passif moins nouveaux crédits nets de remboursements ou nouveaux crédits bruts moins nouveaux crédits nets de remboursements) laissent à désirer. Le premier parce qu'il ne s'agit que d'une estimation (la variation de passif comprend d'autres éléments que les nouveaux crédits et les remboursements), le second parce que les nouveaux crédits auxquels on se réfère sont les crédits autorisés et non, comme il serait souhaitable, les crédits utilisés.
L'Observatoire du crédit aux ménages (Crédit Logement-CSA) s'est efforcé de son côté, depuis plusieurs années, de pallier l'absence de publications officielles concernant les « vrais » nouveaux crédits à l'habitat aux ménages et leurs remboursements, mais l'élaboration de ces données extrapolées manque trop de transparence pour que l'on puisse les utiliser.
Une carence mondiale
La France n'est pas, à cet égard, un cas spécifique. Dans l'ensemble des pays avancés, les diverses causes que nous avons évoquées et qui ont contribué à une forme d'ostracisme du crédit sont, selon les périodes, peu ou prou valables : jadis, interdits religieux, épisodes historiques de surendettement, condamnations morales, myopie des économistes ; de nos jours, une muraille de Chine entre statistiques réelles et statistiques financières, malheureuses conventions des comptes nationaux et, finalement, absence d'enquêtes suffisamment précises. Toutes ces causes ont participé en leur temps aux divers blocages (psychologiques et informationnels) qui caractérisent la situation actuelle. Ne faudrait-il pas construire dans les meilleurs délais, dans le cadre des comptabilités nationales, un compte-satellite consacré au passif des ménages, comme il en existe déjà souvent, par exemple en ce qui concerne le logement ?
On n'est donc au total pas surpris du fait que, dans les manuels de micro et de macroéconomie, l'index fasse rarement référence au crédit et pratiquement jamais aux remboursements. Partout, en effet, l'existence de séries longues de nouveaux crédits aux ménages (habitat et consommation) et plus encore de celles concernant leurs remboursements semble tout à fait exceptionnelle. Sont donc aujourd'hui encore impossibles tous les travaux économétriques concernant les relations entre épargne et crédit.
Une telle situation est susceptible d'avoir eu, surtout au cours des trente dernières années, de graves conséquences, par exemple sur les décisions des gouvernements et des banques centrales au cours des cycles économiques et financiers. Mais, comme on va le voir, le champ de ces conséquences couvre de nombreux domaines.
Des conséquences nombreuses,
certaines évidentes, d'autres encore mal connues
Pour commencer par nos connaissances supposées « acquises », il faut évoquer les très nombreux travaux concernant l'épargne des ménages. De façon générale, dans ses différents aspects, le comportement d'épargne des ménages constitue à la fois un sujet « surétudié » et un thème dont l'avenir révélera pourtant qu'il était resté, en ce début du xxie siècle, mal analysé.
Des tombereaux d'études aux résultats inégaux
Qu'il s'agisse de micro ou de macroéconomie, entre 1930 et 1990, l'ingéniosité des économistes s'est en effet largement déployée dans ce domaine, depuis la référence aux fondamentaux (préférence pour le présent et aversion au risque) jusqu'à la créativité en matière de saisie du revenu (revenu absolu ou relatif, revenu permanent ou sur le cycle de vie), en passant par les variables lourdes (inflation, effets de richesse, protection sociale, structure démographique), sans oublier naturellement, face aux mesures prises par les autorités, les anticipations rationnelles et l'« équivalent ricardien ».
Cherchez dans tout cela une seule variable financière concernant les ménages. Si, depuis Adam Smith, il en est une : le taux d'intérêt créditeur qui n'a d'ailleurs jamais conduit à des résultats convaincants, ni dans un sens (effet de substitution), ni dans un autre (effet de revenu). Mais il s'agit toujours du seul taux créditeur car avec le taux débiteur, on bascule, horresco referens, du côté du crédit que tous veulent ignorer. Le travail de Dominique Strauss-Kahn, mentionné plus haut, avec prise en compte explicite des taux débiteurs, constitue bien à cet égard une exception.
Dans ce domaine, des travaux continuent certes d'être réalisés, mais « à l'ancienne », c'est-à-dire sans la moindre référence aux variables financières ; on introduit des raffinements concernant l'épargne de précaution, on cherche à calculer des taux d'épargne dans les différents déciles de la distribution des revenus ou selon les variables sociodémographiques (âge, taille du foyer, etc.). Tout cela ne manque pas d'intérêt, mais, depuis deux à trois décennies, la recherche nous paraît cependant être entrée ici dans une zone de rendements fortement décroissants.
Un blocage psychologique chez les économistes
Première conséquence (ou dernière cause) de la situation qui vient d'être décrite : l'attitude encore bien actuelle de la très grande majorité des économistes. Il existe en effet un blocage psychologique constitué par leur difficulté à concevoir une analyse qui ne s'inscrirait dans l'un des cheminements que l'on a signalé et qui mobiliserait simultanément variables « réelles » et variables financières. L'objet de tant de prix Nobel – cinq dans le domaine concerné au cours du dernier demi-siècle6 – ne peut être associé à des oublis aussi importants. Entre les économistes qui regardent de trop loin ce sujet et qui ne perçoivent guère ce qui est en cause et ceux qui l'ont étudié de trop près pendant de trop nombreuses années, mais de façon traditionnelle (et qui sont bien sûr vent debout contre l'idée qu'ils auraient, dans leurs divers travaux, pu passer à côté d'une relation très importante), il y a peu de place pour un accueil enthousiaste à des recherches réellement novatrices. Surtout si l'on ajoute à ce panorama l'absence de données pertinentes pour s'illustrer dans de grands travaux économétriques. Certains économistes vont même, dans leur phobie du crédit, jusqu'à commettre d'impardonnables erreurs : l'épargne est ainsi parfois définie comme l'accroissement en volume entre le patrimoine brut d'ouverture et celui de fermeture, alors qu'il s'agit bien sûr de l'accroissement entre les patrimoines nets d'endettement (Antonin, 2017).
La situation actuelle d'absence d'informations sur les (vrais) remboursements d'emprunts par les ménages comme sur les (vrais) nouveaux crédits (ceux qui ne remplacent pas des crédits antérieurs) est, on va le voir, la source de nombreuses lacunes dans nos connaissances.
À quoi sert précisément le flux d'épargne des ménages ?
Parmi ces lacunes, la première rencontrée n'est pas la moindre, car elle en conditionne beaucoup d'autres : on parle doctement du taux d'épargne des ménages, mais si la ressource est bien mesurée dans les comptes (quelque 200 Md€ en France au cours des années récentes), son affectation précise est en réalité partout ignorée. La question paraît sans doute trop triviale, elle ne sera donc pas posée, sauf, on l'a vu, exceptionnellement par Dominique Strauss-Kahn en 1980. En fait, le roi est nu et dans aucun pays au monde, à notre connaissance, ni globalement, ni, par exemple, selon le niveau de revenu, l'âge ou la taille du ménage, on ne dispose, pour le flux annuel d'épargne des ménages, d'une décomposition rigoureuse des trois emplois possibles qui apparaissent bien dans la relation 3 (supra) : remboursements d'emprunts, investissements physiques et placements financiers.
Les placements financiers, quant à eux (entre 80 Md€ et 90 Md€ en France au cours des années récentes), doivent certes occuper une part importante dans le total (peut-être, de 40 % à 45 %), car ils ne sont guère directement financés par le recours au crédit. S'agissant des « vrais » remboursements, il nous a fallu enchaîner plusieurs hypothèses fragiles pour parvenir à la conjecture qu'au cours des années 2012 et 2013, ils avaient pu représenter entre 35 % et 40 % du flux d'épargne des Français (Babeau et Barraux, 2016)7. Quant au solde, il correspond à la contribution des ménages à l'« apport personnel » (down-payment) nécessaire pour réaliser, souvent avec l'aide du crédit, leurs opérations d'investissement de l'année (principalement acquisitions du logement et réalisation de travaux).
D'autres connaissances à acquérir
Une raison supplémentaire pour laquelle cette décomposition du flux annuel d'épargne est si difficile est que pas plus les remboursements d'emprunts que les « apports personnels » ne sont financés par la seule épargne courante : ces deux emplois sont en effet aussi couverts par recours à une épargne antérieure, c'est-à-dire existante en début d'année (il s'agit là de l'une de ces décisions de gestion du patrimoine dont les comptes nationaux, centrés sur les opérations de production, ne nous disent évidemment rien).
Pour chacun de ces deux emplois, il faudra donc utiliser des résultats d'enquête auprès des établissements de crédit et des ménages eux-mêmes. Des premiers, on pourrait, par exemple, obtenir des informations très utiles sur la distinction entre les remboursements courants (le plus souvent financés sur les revenus de l'année) et les remboursements anticipés (financés par recours à des actifs existants). Des seconds, il faudrait notamment pouvoir recueillir des informations sur le mode de financement des divers « apports personnels » lors des investissements : épargne courante ou épargne préalable.
Si l'on veut intégrer le recours à l'épargne préalable dans la relation 3 (supra), il nous faut abandonner le cadre de la comptabilité nationale et reconnaître que les ménages, en matière d'investissement, ne se limitent pas à réaliser des achats de logements neufs et des travaux, à quoi correspond la FBCF (formation brute de capital fixe), mais aussi des acquisitions de logements anciens et de terrains non pris en compte puisqu'ils ne constituent pas un actif produit. On passe alors de la seule FBCF des comptes nationaux à la notion plus globale que le CGEDD (Conseil général de l'environnement et du développement durable) en France appelle « Activité immobilière » des ménages. En remplaçant, dans la relation 3 (supra), la FBCF par cette « Activité immobilière », on obtient en ressources une estimation du montant de l'épargne préalable que les ménages ont affectée soit au remboursement d'emprunts (souvent par anticipation), soit aux apports personnels associés aux différentes opérations d'investissement au sens large (partie autofinancée) :
relation 5 : Épargne préalable + Épargne courante + Crédits =
Remboursements + Activité immobilière + Placements financiers
Mais il est évident que le recours à cette épargne préalable et sa substitution possible à l'épargne de l'année contribuent à rendre encore plus complexe la décomposition de cette dernière entre ses trois affectations possibles. Compte tenu de l'universelle ignorance de cette décomposition, les autres conséquences apparaissent hélas trop clairement.
Rétrospective ou prospective : encore d'insignes faiblesses
Dans la modélisation macroéconomique des taux d'épargne, s'agissant du crédit, deux influences devraient être saisies. Dans un premier temps, la substitution possible du crédit au revenu ou à l'épargne : de ce point de vue, un accroissement significatif du recours aux différentes formes de crédits aux ménages devrait se traduire par une baisse du taux d'épargne dans les comptes nationaux. Dans un second temps, pour autant que les ménages remboursent régulièrement les prêts contractés (et pas seulement in fine), le poids des remboursements devrait au moins ralentir le précédent mouvement de baisse du taux d'épargne dû à l'accroissement du recours au crédit. Il est malheureusement impossible de rendre compte de ces deux phases sans posséder, sur une longue période, d'informations précises sur les « vrais » nouveaux crédits utilisés par les ménages et sur les « vrais » remboursements financés sur leur épargne courante.
Au cours des trois dernières décennies, on a cependant commencé de voir apparaître des recherches historiques mettant en relation taux d'épargne et recours au crédit. Il s'est d'abord agi d'expliquer la forte baisse du taux d'épargne des ménages après 1980 dans de nombreux pays dont, par exemple, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France8. Les auteurs mettent tous l'accent sur l'influence de la libéralisation du crédit au cours de la décennie 1980-1990, qu'il s'agisse du crédit habitat ou du crédit à la consommation. On a ensuite cherché à expliquer, au lendemain de la crise des subprimes (Pettinger, 2011 ; Caroll et al., 2012 ; Cooper, 2012), la remontée des taux d'épargne dans plusieurs pays avancés, dont le Royaume-Uni et les États-Unis. Les auteurs ici ne sont pas unanimes, mais une majorité d'entre eux privilégient cependant, comme phénomène déclencheur, le très fort recul du recours au crédit entre 2008 et 2010.
Les mouvements du crédit dans ces études sont généralement mesurés par les variations de passif ou par le flux des nouveaux crédits nets d'endettement. Il s'agit là de deux variables qui permettent, tant bien que mal, de saisir la substitution entre épargne et crédit, mais qui, par construction, interdisent de mettre en évidence une éventuelle influence du montant des remboursements sur les variations de l'épargne courante. Il reste donc, dans la seule analyse rétrospective, encore beaucoup à faire.
Quant aux performances des différentes variables mentionnées plus haut en matière de prévision, elles n'ont guère été convaincantes. Jamais, à notre connaissance, aucun retournement significatif du taux d'épargne des ménages n'a été correctement anticipé, pas plus, dans plusieurs pays avancés, la baisse des années 1980, que la remontée de 2009 à la suite de la crise des subprimes. Les modèles macroéconomiques utilisés actuellement pour la prévision sont d'ailleurs des plus simples ne comportant en général que deux ou trois variables exogènes (souvent la croissance réelle du revenu et un effet de richesse).
Il est encore d'autres domaines dans lesquels notre ignorance est patente.
Des différences internationales de taux d'épargne inexpliquées
Les comparaisons internationales de taux d'épargne des ménages n'ont guère de sens tant que l'on ne connaît pas précisément les trois emplois de cette épargne. On comprend donc aisément pourquoi ces comparaisons et leur explication sont soigneusement évitées aujourd'hui.
Parmi les seuls pays avancés, des taux de l'ordre de 15 % dans des pays comme la France ou l'Allemagne et compris entre 3 % et 7 % aux États-Unis et au Royaume-Uni, il y a en effet matière à réflexion. Nous avons proposé ici une conjecture qui devrait faire l'objet de recherches approfondies (Babeau et Barraux, 2016) : nous pensons qu'une bonne partie des écarts entre taux d'épargne nationaux tient à la fois à des recours au crédit (habitat et consommation) différents d'un pays à l'autre et à des comportements en matière de remboursements non moins différents.
Dans des pays comme l'Allemagne et la France, par exemple, le recours aux diverses formes de crédit est resté assez modéré au cours des décennies récentes, d'où une moindre pression à la baisse exercée sur les taux d'épargne. Les remboursements d'emprunts s'y font, d'autre part, assez tôt dans le cycle de vie (en France, la durée moyenne effective de remboursement des emprunts habitat est inférieure à dix ans), d'où une part importante de l'épargne de l'année qui doit lui être consacrée (pour la France, on l'a vu, peut-être de l'ordre de 40 % de ce flux). Cette part élevée contribue aussi à maintenir l'épargne des Français et des Allemands à un haut niveau.
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, en revanche, on rencontre des situations tout à fait symétriques : un recours très important aux différentes formes de crédit qui tire le taux d'épargne vers le bas et des remboursements qui, tard venus (crédits remboursables seulement in fine, remortgaging), se font moins sur l'épargne courante que sur une épargne préalable (par exemple, par revente du logement au moment du downsizing du passage à la retraite). On mesure déjà le nombre et la diversité des informations à recueillir – notamment au niveau individuel – pour progresser dans la démonstration d'une telle conjecture.
Enfin, indépendamment des différents domaines qui viennent d'être évoqués (connaissance de la simple affectation du flux annuel d'épargne entre ses trois principales affectations, études historiques des relations entre épargne et crédit, prévision des comportements d'épargne, comparaisons internationales), un grand nombre de questions peuvent être posées, qui ne trouveront de réponses que lorsque les informations pertinentes permettront de mener les travaux économétriques appropriés. Ces questions portent souvent sur les interrelations entre ressources et emplois dans des égalités du type de celles qui ont été proposées plus haut. Mais nous ferons grâce au lecteur de leur énumération forcément aride et, de façon plus souriante, nous nous contenterons, pour conclure, de faire référence à cinq règles, inspirées par nos lectures, dont l'application permettra à coup sûr de maintenir, dans la très longue période, une muraille de Chine entre l'épargne des ménages et leur recours au crédit (cf. encadré infra).
Encadré
Les cinq règles à observer pour continuer
à maintenir une muraille de Chine
entre l'épargne des ménages et les crédits qu'ils contractent
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Définir le flux d'épargne comme la variation en volume entre patrimoine d'ouverture et patrimoine de fermeture : en omettant le terme « net d'endettement », on commet certes une grave erreur comptable, mais il est tellement commode de ne pas signaler, dès l'abord, l'existence d'un passif dont la vie n'est pas indépendante des comportements d'épargne.
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Continuer, comme Modigliani, à ignorer l'importance de l'accession à la propriété du logement et de l'endettement qui souvent l'accompagne.
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Ne jamais se demander à quoi sert précisément le flux l'épargne annuel des comptes nationaux ; il s'agit là d'une question trop triviale et on évitera ainsi, comme Keynes, de mentionner les remboursements d'emprunts.
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N'attacher qu'une attention distraite aux enquêtes auprès des ménages qui feraient apparaître les remboursements d'emprunts dans leurs motivations d'épargne ; elles sont probablement trompeuses.
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Dans les relations entre taux d'intérêt et comportement d'épargne, s'attacher à la seule influence du taux d'intérêt créditeur, la simple mention du taux débiteur risquerait de conduire trop directement à une réflexion sur le crédit et ses effets sur le comportement d'épargne.
Pour faire tomber cette muraille, il faudra mobiliser des informations précises et détaillées dont la plupart ne sont pas actuellement accessibles aux chercheurs. Compte tenu de leur nature à la fois micro et macroéconomique, leur recueil nécessitera la collaboration de plusieurs opérateurs. Si la zone euro décidait d'assumer un certain leadership en ce domaine parmi les 195 pays de notre planète, il faudrait pour y parvenir que la BCE9, les banques centrales et les établissements de crédit des pays membres coopèrent avec les instituts statistiques et les organismes de sondage, sous la supervision d'Eurostat. Il s'agit donc d'une œuvre de longue haleine qui pourrait prendre forme progressivement sur une période de plusieurs années. Mais, à n'en pas douter, il y a là un nouveau chapitre de l'étude des comportements des ménages qui, une fois écrit, changera beaucoup de choses dans la façon dont nous les appréhendons actuellement.