La mondialisation heureuse était une utopie, le nationalisme agressif, une impasse. Il nous faudra dorénavant chercher, dans l'entre-deux, des solutions plus réalistes tenant compte des relations qui pourront s'instaurer entre les différents pôles constitutifs de l'économie de notre planète et des degrés d'autonomie que ceux-ci voudront se réserver.
À ce moment de la réflexion, qui marque à de nombreux égards l'entrée dans une nouvelle période de l'économie mondiale, il est certainement utile d'observer, en perspective historique, les changements de comportements des ménages au cours des quarante années écoulées depuis le début de la « globalisation financière » qui, comme l'on sait, additionne libération des systèmes financiers nationaux et intégration internationale1. Des dix principes énoncés par John Williamson en 1989, la majorité étaient en effet susceptibles d'exercer une influence sur les comportements des ménages : l'abaissement des taux d'impôt marginaux, les taux d'intérêt réels positifs, la déréglementation des marchés et des professions, la libre circulation des capitaux, les privatisations et enfin la réorientation des dépenses publiques vers des secteurs comme la santé, l'éducation et les infrastructures (Williamson, 1990).
À peine dix ans plus tard, ce consensus auquel se sont référés le FMI (Fonds monétaire international) et la Banque mondiale dans leurs interventions a commencé d'ailleurs d'être très vigoureusement critiqué par les « altermondialistes », mais aussi par des économistes comme Allais, Baghwati et Stiglitz2. En 2020, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France (BdF), dit sobrement qu'« il était économiquement sain, mais socialement trop faible » (Villeroy de Galhau, 2020).
Du point de vue des ménages, les taux d'intérêt réels positifs et la diminution des taux marginaux d'imposition devaient contribuer à augmenter l'épargne et à stimuler la croissance comme MacKinnon et Shaw l'avaient indiqué dès 1973. Le développement de la concurrence entre banques stimulerait la croissance du crédit et faciliterait en particulier l'accession à la propriété. Les privatisations et la libération des marchés orienteraient leur épargne financière vers les instruments de marché et moins vers les dépôts. Les portefeuilles de valeurs mobilières devaient avoir tendance à s'internationaliser.
Enfin, comme ces principes étaient universels, au sein des pays avancés, un certain rapprochement des comportements des ménages devait s'opérer. On verra cependant que, traversées par de nombreuses crises – dont beaucoup ont d'ailleurs précisément pu être attribuées à une insuffisante maîtrise des mesures de libéralisation financière –, les quatre décennies qui viennent de s'écouler n'ont contribué que très partiellement au rapprochement des comportements financiers des ménages. Elles ont en fait été marquées, d'une part, par la réintroduction de surveillances et de régulations de la part des gouvernements des différents pays et des banques centrales et, d'autre part, par le maintien de spécificités nationales importantes dans le domaine concerné.
On commencera par examiner avec un certain détail les évolutions survenues en France au cours de la période sous revue, avant d'envisager celles qui ont caractérisé les pays développés dans leur ensemble.
France : une épargne des ménages qui demeure
élevée et une croissance vigoureuse
des actifs et des passifs
En France, c'est au cours des années 1980 que les principales mesures de libéralisation financière ont été prises, dont beaucoup quand Pierre Bérégovoy était ministre de l'Économie dans le gouvernement de Laurent Fabius, puis dans celui d'Édith Cresson : la loi bancaire de 1984 supprime les monopoles pour les produits défiscalisés, en novembre 1986 est abandonné l'encadrement du crédit, le monopole des agents de change prend fin en 1987. On assiste, d'autre part, à la création du Monep et du Matif, des certificats de dépôt et des billets de trésorerie. Enfin, l'indépendance de la BdF, est proclamée en 1993. Les réactions à ces mesures ont souvent été vigoureuses (Sarlat, 2015).
On va voir de quelle façon les principaux comportements financiers des Français ont été modifiés par ces différentes dispositions.
Un taux d'épargne qui a connu des fluctuations significatives,
mais qui est resté élevé
Au cours de la décennie 1970, le taux d'épargne a frôlé les 18 % à la veille de la crise pétrolière et était encore proche de ce niveau en 1980. Il fait apparaître ensuite une baisse de quelque six points de pourcentage, peut-être, selon certains, en raison du fort recul de l'inflation (effet Pigou), pour atteindre un étiage à peine supérieur à 11 % dans les trois années 1987 à 1989. Il gagnait ensuite 2 à 3 points de pourcentage pour retrouver des valeurs plus habituelles pour notre pays. Au cours des quatre années suivant la crise de 2008, sans doute en raison d'un certain reflux du recours au crédit, il se hissait même autour de 16 % pour retrouver enfin, sur la période 2014-2018, des valeurs oscillant autour de 14 %.
On sait que l'analyse de ces évolutions est extrêmement difficile, en particulier parce que la relation entre épargne et crédit a été trop longtemps négligée (Babeau et Barraux, 2016) et qu'en fait, on ignore encore le poids respectif des trois emplois de cette épargne : remboursement de crédits, contribution aux apports personnels liés à l'acquisition de biens immobiliers, placements financiers. Ces derniers, dans la mesure où chez nous ils ne sont guère financés par appel au crédit, font entièrement partie du flux d'épargne courante. Mais la part des remboursements d'emprunts (habitat et consommation) financée par ce flux ne peut aujourd'hui être estimée qu'au prix de fragiles conjectures (Babeau, 2019). Il en est donc de même du solde de cette épargne que constitue la contribution des Français aux apports personnels demandés par les établissements de crédit. Un rapprochement systématique devra à l'avenir être fait entre les variations de ce taux d'épargne et celles du passif dans l'esprit de ce qu'a jadis tenté Jean-Paul Chauffour (1993). Dès que des séries de remboursements d'emprunts seront disponibles, il faudra donc préciser – tâche difficile – la part de ces remboursements dont le financement est assuré par le flux d'épargne courante.
Si l'ignorance des relations entre épargne et crédit rend impossible, pour un pays donné, l'analyse de l'évolution du flux d'épargne, elle rend bien évidemment aussi problématiques les comparaisons internationales des taux d'épargne. Nous avons ailleurs prudemment suggéré, par exemple, que, sur certaines périodes, la faiblesse des taux d'épargne dans un pays comme les États-Unis pouvait aussi bien être due à un recours débridé au crédit qu'à des habitudes de remboursements fort tardives, toutes influences que les modèles actuels de prévision de la consommation sont bien incapables de prendre en compte (Babeau, 2019).
Des montants de placements financiers qui ont très fortement
fluctué peut-être en liaison avec le recours au crédit
Les comptes financiers ne sont malheureusement disponibles dans notre pays qu'à partir de 1995. En 1996, le montant de ces placements dépasse 70 Md€ et représentent plus de 70 % du montant total de l'épargne des Français, au moins si, comme on l'a dit, l'on suppose que le recours au crédit pour financer ces placements est négligeable. Entre 2001 et 2007, la proportion de placements financiers dans l'épargne globale semble être restée très élevée, au moins 60 % et souvent beaucoup plus : faut-il en inférer que, dans ces années d'avant-crise, c'est le recours important au crédit qui a permis aux Français de consacrer à l'épargne financière une part aussi importante du flux global ? Toujours est-il que, dans les années d'après-crise, avec le reflux du crédit, cette proportion baisse beaucoup et n'est parfois qu'à peine supérieure à 40 % (37 % en 2014).
Un taux d'investissement qui a connu des variations importantes,
mais qui est la source de beaucoup d'erreurs et constitue d'ailleurs
un indicateur insuffisant de l'« activité immobilière » des Français
La formation brute de capital fixe (FBCF) des ménages est, on le sait, pour l'essentiel composée des acquisitions de logements neufs et des travaux d'amélioration et d'entretien dans les logements anciens. Une erreur de vocabulaire commise depuis toujours consiste à appeler cette FBCF, épargne non financière des ménages3. En réalité, la FBCF n'est pas une épargne, mais bien un investissement susceptible d'être financé aussi bien par l'épargne courante que par le crédit ou le recours à une épargne antérieurement constituée4. La sommation facile du taux d'épargne financière et du « taux d'épargne non financière » pour retomber sur le taux d'épargne global est une tentation trop évidente pour ne pas provoquer de nouvelles erreurs grossières : la somme de ces deux taux n'a en effet aucune raison de coïncider avec la valeur globale du taux d'épargne, même s'il peut y avoir des coïncidences.
En 1980, le rapport « FBCF/RDB » (revenu disponible brut) s'élève à près de 15 %. Il régresse ensuite et, au début des années 1990 au moment de la crise immobilière, il tombe à moins de 9 %. Il rebondit ensuite quelque peu et retrouve un niveau de 10 % à 11 % dans les années glorieuses précédant la crise de 2008. Depuis celle-ci et jusqu'à 2018, il se maintient un peu au-dessus de 9 %.
En matière immobilière, la FBCF constitue d'ailleurs un indicateur lacunaire des opérations réalisées par les ménages : il faut lui préférer la notion d'« activité immobilière » calculée régulièrement par le CGEDD (Conseil général de l'environnement et du développement durable) (CGEDD, 2018) qui comprend, outre la FBCF des ménages, leurs achats de logements anciens (réalisés entre ménages) et les prix des terrains sur lesquels sont construits les logements neufs. Cette référence est délicate puisqu'elle sort du cadre des comptes nationaux, mais elle est indispensable, en particulier si l'on veut analyser les comportements d'endettement des ménages qui concernent évidemment autant les acquisitions de logements anciens que celle des logements neufs. En 1976, selon le Compte du logement établi par le CGEDD, l'activité immobilière des ménages s'est élevée à 277 Md€, dont 110 Md€ de FBCF et 167 Md€ d'acquisition de logements anciens.
Une première tentative d'estimation de la composition du flux
annuel d'épargne des Français pour une période récente
En raison des fréquentes erreurs commises dans ce domaine, il n'est pas inutile de donner ne serait-ce qu'une idée de la véritable composition du flux d'épargne des Français. Une tentative dans cette voie a été faite dans Babeau (2019). Compte tenu des lacunes dans nos informations, elle comporte encore des conjectures fragiles qui devront bien sûr, le moment venu, faire l'objet de vérifications.
Mais elle autorise déjà certains commentaires (cf. tableau 1 infra). L'année 2009 est clairement une année de crise financière, cependant que dans les années suivantes, la situation économique a tendance à se normaliser. On retrouve bien sûr en premier l'observation signalée plus haut concernant la part de l'épargne financière qui, sauf en 2013, est constamment majoritaire au cours de ces dernières années de la période étudiée. Mais la surprise vient évidemment de la part occupée par les remboursements globaux d'emprunts, le plus souvent comprise entre 35 % et 40 %, sauf en 2009 où le recours au crédit après son recul de 2008 est encore faible. Comment a-t-on pu ignorer si longtemps une place aussi significative ?
Quant à la contribution de l'épargne courante des ménages aux apports personnels au titre de l'immobilier ou d'autres biens durables, calculée ici par solde, elle est loin d'être négligeable, mais est plus souvent proche du cinquième que du quart et fait apparaître un curieux effondrement en 2010, sans doute dû à une reprise vigoureuse du crédit qui pousse à un moindre effort quant à la constitution des apports personnels, peut-être aussi moins demandés par les banques.
L'évolution des patrimoines réalise évidemment la synthèse de l'ensemble des comportements financiers des ménages.
Une croissance des patrimoines bruts qui a été vigoureuse,
fortement soutenue par les plus-values, surtout immobilières
et dont la composition (actifs financiers et non financiers)
a peu changé
Le rapport « patrimoine brut/RDB des Français » a fortement crû au cours des deux ou trois décennies écoulées, de 5,2 à la fin de 1995, il se hisse à 9,4 en 2018. La contribution respective à cette croissance des patrimoines financier et non financier est variable suivant les périodes considérées.
S'agissant du patrimoine non financier, tout au long des trente années de la période 1986-2018, on observe, au cours des quatre sous-périodes analysées, un net tassement de la contribution de la FBCF à la croissance de ce patrimoine. Cependant, la part des actifs non financiers dans le patrimoine total a plutôt tendance à s'accroître de 1995 à 2008 (de 55 % à 63 %) et tout spécialement entre 2000 et 2008 en raison de l'importance exceptionnelle des plus-values. Au cours des dix années qui suivent, le ralentissement de la croissance annuelle de ce patrimoine fait retomber sa part à 60 % en 2018 : la contribution des plus-values à la croissance de ce type de patrimoine devient en effet spécialement faible en raison de l'apparition de moins-values en 2008-2009, puis à nouveau de 2012 à 2014.
S'agissant des patrimoines financiers, la contribution des nouveaux placements ne connaît pas de bouleversements au cours de la période, mais son tassement au cours de la décennie 2008-2018 est tout de même assez net (cf. tableau 3). Entre 2000 et 2008, les moins-values enregistrées au moment de la crise de 2008 font contraste avec les plus-values du patrimoine non financier, tout spécialement au cours des quatre années 2002-2005 (cf. tableau 2).
On peut vouloir s'interroger sur le rôle de l'évolution du passif dans la croissance du patrimoine net.
Une croissance des patrimoines nets qui n'est guère freinée
par le dynamisme du passif
Le rapport « patrimoine net/RDB » fait apparaître de son côté une évolution tout à fait comparable à celle du rapport concernant le patrimoine brut : 4,5 en 1995 et 8,2 en 2018. C'est que, malgré son dynamisme, le passif des Français n'a pas crû plus vite que leurs actifs : sa part dans le patrimoine brut est en effet d'une remarquable constance : 12,9 % en 1995, 12,2 % en 2002, 12,5 % en 2010 et 12,4 % en 2018.
La stabilité de cette part est cependant compatible avec des variations importantes du flux de crédits net des remboursements, indicateur certes imparfait des comportements, mais qui a tout de même une signification : ce flux reste en effet modéré de 1995 à 2002 (entre 15 Md€ et 30 Md€) ; il connaît ensuite un triplement en cinq ans dans l'emballement des années précédant la crise et dépasse les 90 Md€ en 2007. Après la crise, il retrouve les valeurs de début de période, avec cependant une certaine reprise entre 2016 et 2018.
Une composition du patrimoine financier
avec d'importantes inflexions
Cette composition fait apparaître au cours de la période étudiée deux mouvements importants (cf. tableau 4 infra) :
le recul des liquidités entre 1995 et 2010 et leur stabilisation ensuite ; s'agissant du seul numéraire, certains attribuent son reflux à la disparition de l'inflation : en période d'inflation soutenue, les Français auraient eu tendance à en maintenir la valeur réelle (real balance effect, de Pigou) ; la place des livrets réglementés dans notre pays contribue évidemment au maintien de l'importance de ces liquidités (28 % en 2018) ;
la très forte progression des créances des ménages sur les sociétés d'assurance et, plus précisément, au titre des contrats d'assurance vie ; on reviendra plus loin sur ce point tout à fait central.
Le poste « Actions non cotées, autres participations et OPCVM » est, quant à lui, assez complexe : plutôt stable en longue période, il dépasse le cinquième du patrimoine en 2018.
Concernant les actions cotées, leur part reste modeste et a même fléchi en dessous de 5 %. Certains ont attribué cette évolution à un accroissement de l'aversion au risque. Celui-ci n'est pas prouvé : Masson et Arrondel (2017) la voient constante. Il s'agirait seulement de réactions à des circonstances défavorables (crise boursière de 2001 et crise financière de 2008).
Mais la détention directe ou indirecte d'actions (cotées ou non cotées) est un phénomène complexe que la BdF a analysé (AMF, 2005). Si l'on ajoute à la détention directe d'actions cotées la détention de ces mêmes titres au travers des OPCVM, FCPE et autres fonds d'investissement, on parvient pour l'année 2003 à environ 283 Md€, soit plus de 10 % du patrimoine financier. Il resterait à y ajouter la part tenue par les actions non cotées et autres participations et celle des contrats en unités de compte dans les contrats d'assurance vie. Compte tenu du poids grandissant de ce dernier support (faiblesse des taux d'intérêt, d'un côté, moindre consommation de capital, d'un autre côté), cela nous rapprocherait peut-être du quart du patrimoine total en 2018, une part que l'on doit donc considérer comme importante.
Il reste à rapprocher le montant total de ce patrimoine financier de celui de l'équivalent patrimonial des droits à la retraite (EPDR) qui ne figure naturellement pas dans les comptes nationaux, mais que Didier Blanchet, membre du COR, calcule en France depuis de nombreuses années5. Pour l'année 2015, le montant estimé est de près de 8 300 Md€, soit 173 % du montant du patrimoine financier des ménages dans les comptes nationaux. Cette estimation repose évidemment sur de nombreuses hypothèses et le choix du taux d'actualisation utilisé (3 %) est tout à fait central. On verra plus loin que ce montant ne comporte qu'une part minime de retraites gérées en capitalisation qui prennent donc place à ce titre dans le patrimoine financier. Le poids des retraites gérées en répartition est donc, comme on pouvait le penser, énorme et son existence est évidemment de nature à exercer une influence difficile à analyser non seulement sur la composition du patrimoine financier des Français, mais aussi sur son montant.
Au total, si certains changements sont apparus au cours des quatre dernières décennies dans les comportements financiers des Français (l'augmentation du passif par rapport au rdb, l'accroissement des créances sur les sociétés d'assurance et probablement celui des différentes formes de détention d'actions), la stabilité des institutions et des préférences l'a cependant emporté. À vrai dire, certaines voix s'étaient élevées dans notre pays pour dénoncer une « libéralisation » qui n'avait été en fait qu'un paravent commode à une étatisation approfondie de la sphère financière. Il s'était surtout agi en réalité de faciliter la souscription des emprunts publics et l'activité des banques sur les marchés, plus que de donner à l'épargnant un cadre lui permettant d'accroître la pertinence de ses choix.
Envisagés dans l'ensemble des pays développés, les comportements financiers des ménages dans la période sous revue font apparaître une grande diversité.
Dans les pays avancés, des comportements divers
sans remise en cause des spécificités nationales
On étudiera tour à tour, pour plusieurs pays développés, l'évolution des taux d'épargne et des passifs, la croissance des patrimoines financiers et non financiers, enfin la composition des patrimoines financiers en insistant, comme ci-dessus, sur l'importance du mode de financement des retraites.
Des taux d'épargne et des niveaux d'endettement très différents
et qui ont évolué différemment au moment de la crise de 2008
Au cours des quarante années écoulées, le taux d'épargne des ménages dans un pays comme la France a, on vient de le voir, connu de sensibles fluctuations. Mais il n'est jamais descendu aussi bas qu'aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ces pays en effet, les taux d'épargne des ménages ont connu de très fortes baisses après 1980, au moment où la diffusion des crédits (immobiliers et autres) explosait. À l'occasion du reflux de ceux-ci après la crise des subprimes, ces taux d'épargne ont remonté pour faire face à l'apparition des nombreuses incertitudes (cf. tableau 5 infra). Les ménages des pays d'Europe continentale, comme on va le voir, ont été dans l'ensemble moins sensibles que d'autres à la vague de libéralisation financière des années 1980, comme d'ailleurs aux remous plus ou moins graves qui en ont résulté. Cela est dû, sauf exception, à la prudence de leurs institutions financières (banques et assurances), à un moindre développement du shadow banking et à une plus grande clairvoyance de beaucoup de leurs dirigeants, mais aussi sans doute au maintien de certains fondamentaux, comme la place importante conférée aux retraites gérées en répartition.
L'OCDE se réfère à présent au taux d'épargne des ménages net de la consommation de capital fixe6. Plus que le krach boursier des NTIC en 2001, c'est la crise financière de 2008 qui a constitué le principal choc de la période. Deux groupes de pays apparaissent assez distinctement à cet égard (cf. tableau 5).
Un premier groupe rassemble des pays comme l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique et la France. Dans ces pays, en raison d'un recours au crédit qui reste modéré (cf. tableau 6 infra), les taux d'épargne nets ne diminuent pas dans les années précédant la crise et sont supérieurs à 11 % ou 12 % en 2007. Au lendemain de la crise, ils restent à peu près stables à un niveau élevé, mais connaissent (sauf en Allemagne) un tassement en fin de période.
Le second groupe comprend des pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis et l'Irlande, mais aussi comme l'Espagne. Il s'agit de pays à taux d'épargne faible au début du siècle. Dans ces pays, le taux d'épargne diminue encore dans les années précédant la crise (cf. tableau 5 supra). Dans tous, il y a un recours très important au crédit dans ces années-là (cf. tableau 6 infra).
Dès 2008, leur taux d'épargne remonte de 2 à 3 points en liaison avec l'infléchissement de leur passif, mais il reste bien inférieur au taux d'épargne moyen des pays du premier groupe7. En 2018, l'écart entre les taux d'épargne nets des pays du premier groupe et ceux du second s'est quelque peu réduit, peut-être en raison du ralentissement de la croissance du passif dans ce dernier.
Des différences de taux d'épargne aussi marquées entre pays développés ont naturellement fait l'objet de recherches. À notre connaissance, aucune d'entre elles n'a vraiment été concluante. La référence au niveau ou à la progression des revenus s'avère très insuffisante pour rendre compte de tels écarts. Pour progresser dans ce domaine, il faudra certainement, comme on l'a suggéré ci-dessus, mieux tenir compte des relations complexes, trop longtemps oubliées, entre le niveau de l'épargne, le recours au crédit et les comportements de remboursement.
Au cours de la dernière décennie, des rapports
« passif/patrimoine financier » qui ont eu tendance à se rapprocher
Au cours des années récentes, on observe que, dans le premier groupe de pays, les passifs ont continué de croître à peu près comme les patrimoines financiers et le rapport « passif/patrimoine financier » s'est donc maintenu (cf. tableau 7 infra). Dans les pays du second groupe, comme on l'a dit, les passifs ont crû moins vite que les patrimoines financiers de sorte qu'en 2018, les rapports « passif/patrimoine financier » sont tout à fait comparables dans les deux groupes (comme d'ailleurs les rapports « passif/revenu » du tableau 6 supra), ce qui était encore loin d'être le cas en 2011 (ou en 2012 pour le tableau 6).
S'agissant de la composition de ces patrimoines financiers, comme on va le voir, la diversité s'est maintenue tout au long de la période.
Des compositions de patrimoines financiers très spécifiques
et qui le demeurent en longue période
On retiendra à titre principal :
l'importance variable des liquidités d'un pays à l'autre ;
la faiblesse assez générale de la détention directe d'actions cotées ;
la croissance fréquente du poste « Actions non cotées », autres participations et fonds d'investissement ;
des attitudes diverses à l'égard de l'assurance vie ;
enfin, des situations très contrastées en ce qui a trait aux retraites capitalisées.
Au cours de la dernière décennie, la part des liquidités (AF2) dans le total du patrimoine financier ne recule pas et progresse même dans un pays comme le Royaume-Uni, tout en restant relativement modeste. En 2018, elle dépasse, en revanche, la moitié du patrimoine financier au Japon et en Pologne et atteint pratiquement les deux cinquièmes en Allemagne, en Espagne et en Irlande. Un niveau d'environ 30 % caractérise des pays comme la France, la Belgique et la Suisse. Il y a donc ici une assez grande variété de situations et probablement des traces de réactions à une période de taux d'intérêt spécialement bas.
La détention directe d'actions cotées constitue depuis très longtemps un poste modeste du patrimoine des ménages ; elle dépasse rarement 5 % du total, sauf dans des pays comme le Japon où elle se situe entre 10 % et 15 %. Pour avoir une mesure précise de toutes les formes de détention indirecte d'actions, il faut recourir à des études monographiques.
Les deux rubriques « actions non cotées et autres participations » (AF512-519), d'une part, et « fonds d'investissement » (AF52), d'autre part, sont en effet devenues au cours du temps très complexes du fait des nouvelles offres de produits. À elles deux, elles représentent souvent, en fin de période, plus du cinquième du patrimoine financier et nettement plus encore dans des pays comme les États-Unis (45 %), l'Espagne (36 %) ou la Belgique (34 %). Leur analyse est difficile. Au sein des actions non cotées, il faudrait pouvoir distinguer celles qui correspondent à des sociétés familiales (actions détenues par la famille et par le personnel) des autres formes de détention. En ce qui a trait aux fonds d'investissement, certains pays ne fournissent pas encore la distinction entre les fonds monétaires et les autres types de fonds d'ailleurs très divers. Comme pour la détention indirecte d'actions, des travaux monographiques seront donc ici nécessaires.
Les créances des ménages sur les sociétés d'assurance concernent évidemment beaucoup plus l'assurance vie que l'assurance dommages. Leur place est fort variable selon les pays : 5 % seulement en 2018 dans un pays comme la Pologne, mais 23 % en Allemagne et le chiffre record de près de 36 % en France où le développement des contrats d'assurance vie a été, on l'a vu, largement soutenu par leur statut fiscal.
Mais c'est pour les droits à pension gérés capitalisation que le clivage entre pays développés est le plus marqué : ces droits représenteraient en 2018 près de 55 % du patrimoine des ménages en Australie, 45 % au Royaume-Uni, 34 % en Irlande, 33 % en Suisse et encore 27 % aux États-Unis, alors que dans d'autres pays, il est d'une extrême faiblesse non seulement dans les anciens PECO (pays d'Europe centrale et orientale), mais aussi, on le sait, dans un pays comme la France.
Cette opposition est si importante qu'elle vaut qu'on s'y arrête.
Le clivage opéré par le mode de gestion des systèmes de retraite
À part le Chili du début des années 1980, aucun pays n'a cherché à bouleverser son système de gestion des retraites, en passant de la répartition à la capitalisation. La plupart des pays avancés sont restés à leurs pratiques historiques, même si, compte tenu des évolutions démographiques, de sérieux problèmes d'équilibre sont apparus dans les régimes gérés en répartition.
Du point de vue de la constitution des actifs financiers des ménages et sans doute de leur taux d'épargne, le choix entre les deux modes de gestion des droits à la retraite n'est évidemment pas neutre. Dès 1974, le regretté Martin Feldstein soutenait que l'utilisation de la répartition pourrait conduire à une forte baisse du taux d'épargne8.
Les comptes nationaux ne font figurer dans les actifs des ménages que les droits gérés en capitalisation très variables, on va le voir, d'un pays à l'autre. Les droits gérés en répartition (pay as you go) ne donnent en effet naissance à aucune accumulation d'actifs, sauf constitution prudente de réserves. Cependant, dans l'esprit des ménages, ces droits accumulés existent bien et exercent une influence très importante sur leurs comportements. On a donc cherché depuis plusieurs décennies à quantifier, en marge des comptes nationaux, les droits à la retraite gérés en répartition et acquis par les ménages à un moment donné : soit qu'il s'agisse de personnes déjà la retraite et qui ont une espérance de vie en retraite plus ou moins longue, soit qu'il s'agisse de personnes encore actives, mais qui ont déjà acquis des droits à pension plus ou moins importants. Cette quantification débouche, on l'a vu, sur ce que l'on nomme habituellement « équivalent patrimonial des droits à la retraite » (EPDR).
Le calcul de cet EPDR est très délicat pour les régimes gérés en répartition puisqu'il exige, en particulier, que des hypothèses soient faites sur les espérances de vie et sur le taux d'actualisation à appliquer aux flux de prestations. Récemment, Eurostat a cependant demandé aux pays de l'Union européenne de lui communiquer une estimation de cet EPDR tel qu'il peut être calculé pour la fin de 2015, une actualisation de ce chiffre devant avoir lieu tous les trois ans. Cet EPDR tient compte à la fois des droits dans les régimes gérés en répartition et en capitalisation9. Concernant ces droits à la retraite, on a donc deux éclairages disponibles. En passant par les comptes financiers nationaux, on peut préciser l'importance des droits gérés en capitalisation par rapport à l'ensemble des actifs financiers possédés par les ménages. En utilisant l'EPDR global transmis à Eurostat par les différents pays de l'Union européenne pour l'année 2015, on peut calculer le poids respectif de chacun des deux types de gestion dans l'EPDR national.
Ce sont ces deux éclairages que l'on a rapprochés dans le tableau 8 infra.
Deux types de pays s'opposent clairement : ceux dans lesquels la gestion en capitalisation n'occupe qu'une place marginale dans les actifs financiers des ménages et dans l'EPDR, ceux en revanche où elle tient dans les deux cas une place significative qui peut dépasser le tiers du total. La France, l'Italie et l'Espagne appartiennent au premier groupe, de même que quatre pays d'Europe centrale. La Suisse, dont le second étage des pensions est géré en capitalisation, fait partie du second groupe qui comprend également quatre pays de l'Europe du Nord.
Si le chiffre de la colonne de droite est inférieur à celui de celle de gauche, cela signifie évidemment que le montant total de l'EPDR du pays considéré est supérieur au montant total des actifs financiers des ménages. Ou, autrement dit, que le montant de l'EPDR correspondant à des droits gérés en répartition est supérieur au montant total des actifs financiers des ménages hors fonds de pension. C'est le cas de tous les pays du premier groupe distingué dans le tableau 8 et, en particulier, de la France où, on l'a vu, un montant (actualisé à 3 %) de l'EPDR géré en répartition supérieur à 8 000 Md€ est à rapprocher des 4 600 Md€ de patrimoine financier (hors fonds de pension) donnés par les comptables nationaux pour la fin de 2015. Ce ne l'est que pour trois pays du second groupe : Irlande, Royaume-Uni et Norvège.
Aucune étude n'a jusqu'à présent permis de déterminer avec précision l'influence d'un tel montant d'EPDR sur le taux d'épargne des ménages et sur le montant et la composition de leur patrimoine total. Les conclusions de Martin Feldstein étaient sans doute trop rapides, mais l'analyse mériterait évidemment d'être reprise. Il apparaît ainsi, par exemple, que les pays dans lesquels le patrimoine financier dépasse la moitié du patrimoine total sont le plus souvent, sans surprise, ceux qui pratiquent une gestion capitalisée des retraites.
Conclusion
Les deux premières décennies de la période étudiée ont été fortement marquées par la libéralisation et la globalisation financières. Il faut compter ensuite avec les diverses crises et les réactions à ces crises des gouvernements et des autorités de contrôle qui ont introduit de nouvelles régulations. Globalement, dans ce contexte agité, les comportements des ménages dans les pays développés se sont moins rapprochés qu'on n'aurait pu le penser.
Subsistent en effet des écarts importants de taux d'épargne entre pays, au demeurant mal expliqués comme on l'a dit. Le développement de la concurrence entre banques a, d'autre part, certainement favorisé la croissance du passif des ménages. L'accession à la propriété du logement en a été facilitée. Pourtant, en fin de période, les taux de propriétaires dans les pays développés sont encore très différents : 77 % en Irlande, 71 % au Royaume-Uni, 58 % en France, mais seulement 47 % en Allemagne. Les niveaux d'endettement des ménages, après les excès commis dans certains pays dans les années qui précédèrent la crise de 2008, ont cependant eu tendance à se rapprocher au cours de la dernière décennie.
Si la détention directe d'actions cotées ne s'est pas vraiment développée au cours de la période, il pourrait en être autrement de la détention indirecte au travers des fonds d'investissement qui ont eu tendance à se diversifier ou même des contrats d'assurance vie dont on a vu que la part des unités de compte s'était accrue dans un pays comme la France. La différence la plus saillante dans les comportements financiers des ménages des divers pays étudiés reste cependant le financement des retraites.
Au-delà des spécificités institutionnelles, il s'en faut encore de beaucoup qu'en dépit des nombreux prix Nobel décernés dans ce domaine, d'importants aspects des comportements financiers des particuliers ont encore fait l'objet d'analyses convaincantes. Décidément, la nouvelle période de l'économie mondiale qui est devant nous devra répondre à bien des questions, de natures d'ailleurs fort diverses.