Si le terme de gouvernance d'entreprise (corporate governance) est relativement nouveau (il se diffuse dans les années 1980), les questions qu'il recouvre sont, elles, bien plus anciennes. Elles se posent dès la fin du xixe siècle, avec la montée en puissance des sociétés de capitaux dans le capitalisme occidental. Comment sont prises les décisions dans ces organisations complexes ? En quels noms ? Quels sont les mécanismes de contrôle ?
Jusqu'au milieu des années 1970, l'Europe et les États-Unis, quoique proposant des arrangements bien distincts en matière de gouvernance, partagent un trait commun : la faiblesse des actionnaires minoritaires au sein des structures de décision et de contrôle des grandes entreprises privées. Aux États-Unis, la structure de la propriété du capital se caractérise traditionnellement par une forte dispersion telle que décrite par Berle et Means (1932) dans les années 1930. La grande majorité des actions des sociétés cotées était détenue par des épargnants individuels, intervenant sur des marchés financiers particulièrement étroits qui leur garantissaient des rendements jugés satisfaisants bien que limités. Ces investisseurs individuels, en raison de la forte dispersion de la propriété, avaient une faible influence sur le processus de décision au sein de l'entreprise. Les pays européens se caractérisaient, quant à eux, par une forte concentration de la propriété, dans les mains d'investisseurs majoritaires tels que les grandes familles industrielles (en Italie, en France), les banques commerciales (en Allemagne), ou encore l'État. Les groupes d'entreprise, soudant par le biais de blocs de contrôle des entités juridiquement indépendantes, étaient monnaie courante. Cette concentration du capital s'accompagnait, en Europe du Nord et en Allemagne surtout, par une influence non négligeable des salariés et de leurs représentants – notamment à travers le principe de la codétermination (ouverture du conseil d'administration ou de surveillance à des représentants des salariés, avec droit de vote). Les actionnaires minoritaires, comme aux États-Unis, ne pesaient guère dans la conduite des entreprises.
Un tournant s'opère dans un contexte de fort ralentissement de la croissance économique accompagné de tensions inflationnistes qui caractérise la deuxième moitié des années 1970. Le mouvement progressif de libéralisation des structures financières tant au niveau international (avec le phénomène de globalisation financière) qu'au niveau domestique (avec la dérégulation des marchés de titres et des structures bancaires) change la donne. Les investisseurs institutionnels (organismes de placement collectif, fonds de pension, compagnies d'assurance, ou encore fonds spéculatifs comme les hedge funds) prennent une place prépondérante sur les marchés boursiers. S'ils restent le plus souvent minoritaires dans le capital d'une société donnée, les portefeuilles, alloués directement à un niveau international, sont évidemment sans commune mesure avec les fonds dont peuvent disposer les petits épargnants traditionnels. Afin de rentabiliser le capital (épargne, retraite, etc.) qui leur a été confié, ces fonds placent leurs ressources dans des activités présentant un rendement du capital maximal. Le rendement du capital est alors considéré comme étant pour partie déterminé par l'influence (sur la gouvernance) que peuvent exercer ces actionnaires, elle-même dépendante du niveau de protection juridique dont ils bénéficient en cas de litige avec les autres parties prenantes (et notamment vis-à-vis des dirigeants ou des blocs de contrôle). En ce sens, garantir une meilleure protection des droits des actionnaires minoritaires – associée à un plus fort degré de dispersion de la propriété du capital – devrait favoriser le développement des marchés boursiers (La Porta et al., 1997). Bref, le mouvement de libéralisation financière, s'il modifie le visage des marchés financiers et la structure de financement des entreprises, s'accompagne également et logiquement d'une évolution profonde de la gouvernance des entreprises, visant à mieux protéger les actionnaires minoritaires.
Au cours des années 1980, la plupart des pays européens ainsi que les États-Unis engagent des réformes juridiques en ce sens, sur fond d'évolution de la structure de détention du capital des grandes sociétés cotées. Il est usuel de parler de « retour des actionnaires » ou de « revanche des rentiers » pour caractériser les évolutions en cours. Un mouvement de diffusion de la valeur actionnariale s'amorce dans un contexte de forte augmentation du degré de liquidité des marchés financiers, qui procure aux investisseurs boursiers la capacité à acheter ou à vendre rapidement les actifs cotés sans que cela n'ait d'effet majeur sur les prix. Incontestablement, le développement des marchés financiers (favorisé par leur décloisonnement et leur désintermédiation) a donc conduit à accroître le pouvoir de négociation des actionnaires minoritaires tout au long des années 1990.
Dans les années 2000, on assiste à un infléchissement : la récurrence des crises boursières (2000, 2008, 2011, etc.) et de scandales financiers (on pense, par exemple, à la mise en faillite de l'entreprise Enron en décembre 2001) ainsi que l'urgence croissante d'une véritable transition écologique et sociale vont amener les acteurs privés et publics à mettre en avant une gouvernance davantage équilibrée. S'il ne s'agit pas de rogner les droits des minoritaires, on assiste à la multiplication de règles et de pratiques visant à limiter les effets court-termistes d'une certaine finance de marché, et à mieux inscrire les entreprises dans le temps long du développement durable.
Un accroissement du pouvoir des actionnaires
minoritaires des années 1980 jusqu'au milieu
des années 2000
Quasi inexistants dans les années 1950, les fonds d'investissement et les fonds de pension détiennent aujourd'hui environ les deux tiers des actions des sociétés cotées sur les marchés états-uniens. En Europe, les évolutions de la détention du capital social sont également marquées. Le graphique 1 infra, qui retrace l'évolution de la propriété des actions des sociétés cotées françaises du milieu des années 1970 à la seconde moitié des années 2010, permet de prendre la mesure de ces changements.
Le constat premier, le plus évident, est celui d'une croissance très nette des investisseurs non résidents, pour la plus grande part des investisseurs institutionnels anglo-saxons – en quête de diversification de leurs portefeuilles. Alors qu'ils détenaient en moyenne moins de 10 % des actions en 1985, cette part se stabilise à plus de 30 % dans les années 2000 et 2010 – la décennie 1990 étant celle du grand changement. Cette montée en puissance de l'actionnariat étranger se fait au détriment, dans un premier temps au moins, des formes les plus traditionnelles de détention du capital, par le biais d'entreprises non financières (à la base des groupes industriels, familiaux ou non), des grandes banques commerciales ou de l'État. En France, la détention par des sociétés non financières atteint un point bas au milieu des années 2000, avant de reprendre une certaine vigueur depuis. Le second constat, dès lors, est celui d'une certaine stabilité des piliers traditionnels du modèle continental-européen. Des transformations ont bien eu lieu, mais l'idée d'une convergence nette du modèle continental vers le modèle anglo-saxon, régulièrement pronostiquée à la fin des années 1990, a fait long feux.
L'accroissement du pouvoir de négociation des actionnaires a également résulté des nombreuses réformes portant sur les règles encadrant la gouvernance des entreprises, au niveau étatique ou fédéral aux États-Unis, et national ou supranational pour les États membres de l'Union européenne. À l'image des Principles of corporate governance formulés par l'OCDE (OCDE, 2015), les règles en la matière visent généralement (1) à promouvoir la transparence de l'information à destination des actionnaires (disclosure), (2) à assurer un traitement égal entre actionnaires (notamment pour les actionnaires minoritaires et étrangers) en adoptant le principe « une action, une voix, un dividende » et en accordant une plus forte protection des droits des actionnaires minoritaires, (3) à garantir la nomination d'administrateurs indépendants (de la direction) au sein du conseil d'administration, (4) à garantir l'absence de mesures anti-OPA/OPA en éliminant toute mesure destinée à empêcher les offres publiques hostiles et (5) à favoriser l'indexation de la rémunération des dirigeants sur les valeurs boursières, via notamment le système des stock options consistant à donner aux dirigeants un droit d'acquisition futur sur les actions de l'entreprise.
Ces réformes vont se faire par différents canaux, relevant de la soft law ou de la hard law. La soft law (norme souple) fait référence à la publication, dans chaque pays à partir des années 1990, de codes à destination des sociétés cotées – énonçant des principes de gouvernance que doivent respecter ces sociétés ; si elles ne le font pas, elles doivent s'en justifier (principe du comply or explain). Sur les cinq points énoncés précédemment, les no 3 (administrateurs indépendants) et no 5 (rémunération des dirigeants) vont constituer l'essentiel de ces codes. La mention d'un objectif de 50 % d'administrateurs « indépendants » se retrouve ainsi dans la plupart de ces codes (et notamment dans le code français). Le terme de hard law renvoie quant à lui à une réforme directe du droit législatif, les entreprises n'ayant pas le choix d'appliquer ou non les principes édictés. En matière de gouvernance d'entreprise, deux pans du droit sont plus particulièrement concernés (Aglietta et Rebérioux, 2004). D'une part, le droit boursier, qui renvoie à l'ensemble des réglementations encadrant les émissions d'actions (marché primaire), puis les transactions ultérieures sur ces titres (marché secondaire). Typiquement, les règles en matière de communication d'information aux actionnaires sont à ranger ici. D'autre part, le droit des sociétés, qui définit les relations entre les actionnaires, les administrateurs et les dirigeants. Est ici notamment couverte la question des droits de vote accordés aux actionnaires et de leur exercice. Notons enfin que les dispositions relatives aux offres publiques touchent simultanément ces deux champs réglementaires : il s'agit alors de limiter la possibilité pour les dirigeants et les administrateurs de contrer une offre publique en l'absence d'accord explicite des actionnaires ou de forcer les entreprises visant la prise de contrôle à rendre public leurs intentions à un stade relativement avancé.
Aux États-Unis d'abord, puis en Europe au tournant des années 2000, des lois importantes sont adoptées, permettant d'accroître le pouvoir de négociation des actionnaires minoritaires et donc l'attractivité des sociétés domestiques aux yeux des investisseurs internationaux. L'Allemagne passe ainsi en 1998 la loi KonTraG (Gesetz zur Kontrolle und Transparenz im Unternehmensbereich) – qui renforce le pouvoir du conseil de surveillance (au détriment du conseil de direction), interdit les actions à droits de vote multiples et tout vote portant sur les participations croisées. Elle réduit aussi les mesures anti-OPA tout en permettant également aux entreprises allemandes d'abandonner le code de commerce traditionnel allemand (HGB) pour se conformer aux règles de comptabilité internationales (IAS/IFRS) inspirées des règles de gestion anglo-saxonnes (US GAAP). En France, des mesures comparables ont été introduites avec la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) en 2001 qui a eu comme conséquence d'accroître de manière significative la transparence à l'égard des actionnaires.
Ce diagnostic est affiné par plusieurs travaux présentant des indicateurs synthétiques de protection des actionnaires minoritaires. Darcillon (2015) montre que les réformes visant spécifiquement à accroître le niveau de protection des actionnaires minoritaires se sont concentrées sur les décennies 1990 et 2000. Sur un échantillon de trente pays, Deakin et al. (2017) observent clairement l'accroissement du niveau de protection des actionnaires minoritaires sur deux décennies, entre 1990 et 20131. Dans le cas des Pays-Bas ou de l'Allemagne, cet accroissement est spectaculaire ; il est réel quoique moins marqué en Grande-Bretagne, en France ou aux États-Unis, où les garanties juridiques offertes aux minoritaires étaient déjà relativement importantes. Parmi les différentes catégories de protection, on observe une augmentation particulièrement significative en ce qui concerne la disclosure2, la protection des minoritaires en cas d'OPA/OPE et l'indépendance des administrateurs.
Contrairement à ce que suggéraient deux décennies plus tôt La Porta et al. (1997), l'étude de Deakin et al. (2017) conclut à l'absence d'effet (causal) de l'amélioration de la protection des minoritaires sur le développement des marchés boursiers. En revanche, au niveau des pratiques de gouvernance, les changements observés sont profonds – allant dans le sens d'une considération accrue à l'intérêt des actionnaires et à l'égard des valeurs boursières.
Au milieu des années 2000, les trois quarts des administrateurs des sociétés cotées américaines étaient indépendants (contre 50 % en 1990 et 20 % dans les années 1960 ; cf. Gordon, 2007). En France, et pour le SBF120, la proportion d'indépendants, pratiquement nulle dans les années 1980, atteignait 48 % en 2007 et un peu plus de 50 % dans la seconde moitié des années 2010 (Rebérioux et Roudaut, 2018). En matière d'offre publique, les années 1980-1990 aux États-Unis, puis 2000 en Europe vont être rythmées par des vastes opérations – au degré d'hostilité variable et d'une envergure sans précédent au regard des décennies écoulées. On pense ainsi, dans le cas français, à la prise de contrôle de BNP sur Paribas en août 1999, à celle d'Alcan sur Péchiney en 2003, de Mittal sur Arcelor en 2006 ou de Holcim sur Lafarge en 2015. Les prises de contrôle par des sociétés étrangères de champions nationaux découlant de certaines de ces opérations vont mettre au premier plan du débat public la question de la souveraineté économique, de l'État stratège et de la nationalité des entreprises.
Les changements opérés dans la structure et le montant de la rémunération des dirigeants vont également susciter un accroissement de la sensibilité des managers à l'égard de l'intérêt des actionnaires minoritaires. Ainsi, Lazonick (2014) montre que plus de 80 % de la rémunération des 500 CEO (chief executive officer ou directeurs généraux) les mieux payés aux États-Unis (33 M$ en moyenne) est composée, pour 2015, d'éléments liés aux valeurs boursières (stock options et attribution d'actions gratuites) – cette composante n'existant tout simplement pas à l'orée des années 1980. En France, le travail d'Almeida (2018) montre que la part de cette composante s'élève aujourd'hui, pour les quatre-vingts plus grosses cotations françaises, à environ 40 %.
La sensibilité accrue des directions à l'égard des actionnaires peut également se mesurer à travers les versements de dividendes et de rachat d'actions, qui permettent tous deux de faire remonter une partie des bénéfices aux détenteurs du capital. Des deux côtés de l'Atlantique, dividendes et rachats de titres s'accroissent, quoique de manière beaucoup plus marquée aux États-Unis (Du Tertre et Guy, 2019) : à titre de comparaison, les sommes ainsi versées aux actionnaires représentaient en moyenne chaque année 4 % du total du passif entre 1993 et 2003 pour les grandes sociétés américaines, et 6,4 % entre 2004 et 2010. En France, on passe sur la même période de 1,6 % à 2,5 %. Surtout, de manière très nette, ces versement revêtent un caractère contracyclique : en cas de chocs négatifs sur le profit (après les grandes crises), le montant total des dividendes ou rachat d'actions se maintient – de manière à éviter une trop forte défiance actionnariale – absorbant alors la majeure partie du profit (au détriment de l'autofinancement).
La question se pose, enfin, des conséquences de ce changement de pratiques de gouvernance sur le partage de la valeur ajoutée. À partir de la fin des années 1970 et jusqu'au début des années 2010, la part du travail dans la valeur ajoutée diminue, dans l'ensemble des pays de l'OCDE. L'accroissement de la part du capital pourrait-il être imputable à la montée en puissance d'une gouvernance pro-actionnariale ? La réponse n'est pas évidente. On notera tout d'abord que la hausse des dividendes (ou rachats d'actions) au détriment de l'autofinancement est neutre sur le partage de la valeur ajoutée : les deux éléments sont inclus dans les revenus du capital. Les mécanismes en jeu sont donc indirects. D'une part, la baisse de l'autofinancement pourrait affecter négativement l'investissement productif, et donc à terme la croissance et les revenus salariaux (Gonzalez et Trivin, 2019). D'autre part, la recherche à court terme de création de valeur pour l'actionnaire pourrait faire pression à la baisse sur les salaires, expliquant par là même la stabilité des salaires réels depuis deux décennies (à l'exception du haut de la distribution). Mais en l'état, ces éléments restent de l'ordre de la conjecture, la littérature n'offrant pas d'éléments empiriques incontestables.
2000-2020 : un changement de paradigme ?
Si la croissance des valeurs boursières est linéaire au cours des années 1990, les années 2000 et 2010 présentent une évolution bien plus marquée, caractérisée par une succession de crises (cf. graphique 2 infra). Parallèlement, les débats sur le niveau des rémunérations des dirigeants se font de plus en plus vifs, dans un contexte de montée des inégalités de revenus et de patrimoine, cependant que des scandales de gestion, liés à des pratiques financières agressives, émaillent l'actualité. Plus profondément, la gouvernance des entreprises ne peut échapper aux réflexions, de plus en plus pressantes, sur les moyens de définir un sentier soutenable de croissance, tant d'un point de vue écologique et climatique que social. La crise sanitaire de la Covid-19 pourrait accélérer les recompositions en cours, en remettant sur le devant de la scène les questions de sécurisation des chaînes d'approvisionnement, de relocalisation des activités stratégiques ou de production, de souveraineté nationale et de place du travail dans l'entreprise – à rebours d'un discours ou de pratiques rabattant la question de la gouvernance sur celle des niveaux de rentabilité financière et boursière de court terme. Certes la protection des actionnaires minoritaires reste à l'agenda (comme en témoignent les dernières recommandations de l'OCDE de 2015 présentées supra), mais il s'agit désormais de s'interroger sur la manière de concilier les intérêts de ces actionnaires avec ceux des autres parties prenantes (et en premier lieu des salariés) dans une optique de responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises.
Cette inflexion, au regard d'une vision strictement financière de la gouvernance, apparaît assez nettement lorsqu'on s'intéresse à la question des OPA/OPE et des droits de vote multiples. Décriés dans les années 1980-1990, les dispositifs limitant les prérogatives des actionnaires minoritaires ont connu un regain d'intérêt dans les années 2000-2010. Le cas de la directive européenne sur les offres publiques est de ce point de vue intéressant. Adoptée par le Parlement en décembre 2003, cette directive laissait aux États membres la possibilité d'adopter ou non le « principe de neutralité ou de passivité », selon lequel les dirigeants et les administrateurs d'une société ciblée par une offre hostile ne doivent pas avoir la possibilité de se défendre (une fois l'offre lancée) sans l'accord explicite de leurs actionnaires (ils doivent rester passifs, le résultat de l'opération ne dépendant alors que du bon-vouloir des porteurs de capital). Nombre de pays européens (dont la France, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie3) ont, lors de la transcription en droit national de ce texte, laissé la possibilité à leurs sociétés de ne pas appliquer ce principe de neutralité, diminuant ainsi les chances de succès d'une opération hostile. À ce rejet (plus ou moins marqué selon les juridictions) du principe de passivité s'est ajoutée, en France et consécutivement à la fermeture de hauts fourneaux par ArcelorMittal, l'adoption de la loi Florange en avril 2014 : elle permet aux sociétés (à moins qu'une majorité des deux tiers ne s'y oppose en assemblée générale) d'allouer des droits de vote double à ses actionnaires les plus stables ou patients (présent dans le capital depuis plus deux ans) (cf. Belot et al., 2019). Là encore, ce dispositif vise explicitement à limiter l'activité du marché du contrôle, évitant que des entreprises nationales ne tombent sous contrôle étranger par la seule volonté des porteurs de fonds propres (et notamment des minoritaires). Aujourd'hui, ces droits de vote sont largement utilisés par les sociétés françaises.
La question de la composition du conseil d'administration ou de surveillance a également fait l'objet d'une inflexion – s'éloignant d'une vision strictement centrée sur l'indépendance des administrateurs. La plupart des codes de gouvernance font aujourd'hui explicitement référence à la notion de diversité au sein des conseils, diversité qui peut se décliner de multiples manières. La diversité de genre a notamment suscité une attention particulière – à hauteur du déséquilibre en matière de représentation féminine au sein des conseils jusqu'au début des années 2010 (où la part moyenne des femmes n'excédait pas les 10 %). Cette sous-représentation au conseil fait peser un soupçon d'inefficacité sur la gouvernance des entreprises, mais pose aussi la question, sociétale, de la persistance d'inégalités aussi flagrantes à la tête d'acteurs, certes privés, mais au cœur de la création de richesse et d'externalités propres à nos économies contemporaines. En Europe, le rééquilibrage a pris deux formes distinctes, selon les États. La Suède, l'Autriche, le Luxembourg ou encore la Grande-Bretagne ont fait le choix de la soft law, inscrivant l'objectif de parité dans leur code de gouvernance. La Norvège (dès 2006), puis la France, les Pays-Bas, la Belgique et l'Italie (en 2011), et l'Allemagne (en 2013) ont de leur côté privilégié une approche législative (hard law), avec l'adoption de quota de genre pour les conseils d'administration ou de surveillance de leurs entreprises. En janvier 2011, le Parlement français adoptait ainsi la loi Zimmermann-Copé, instaurant un quota de 40 % d'administratrices en 2017, pour les sociétés cotées (avec un seuil intermédiaire de 20 % en 2014) ainsi que pour les sociétés (non cotées) employant au moins 500 salariés et ayant un chiffre d'affaires ou un total de bilan d'au moins 50 M€. En 2019, aux États-Unis, la Californie devenait le premier État de l'Union à adopter un tel quota. La banalisation des quotas de genre donne à voir les questions de gouvernance sous un angle original : non plus seulement comme un moyen d'assurer un retour sur investissement maximal aux porteurs de fonds propres, mais également comme l'opportunité de mettre en avant certaines valeurs sociétales au cœur des grandes entreprises, en résonnance avec les attentes de la société au sens large (Rebérioux et Roudaut, 2019).
La question de la diversité au sein des conseils se pose également en matière de représentation des intérêts. On l'a dit, un certain nombre de pays européens, à commencer par l'Allemagne, ont depuis longtemps ouvert la porte des conseils aux représentants des salariés. Cet arrangement – la codétermination – dessine les contours d'un modèle d'entreprise équilibrant les demandes des deux grandes parties prenantes que sont les porteurs de fonds propres et les salariés, encore une fois à rebours d'une vision strictement actionnariale de la gouvernance. Il est alors intéressant de noter que la codétermination s'est globalement affermie, depuis vingt ans, sur le territoire européen. Aujourd'hui, ce sont douze États membres de l'Union européenne qui prévoient, en vertu du droit des sociétés ou du droit du travail, la présence d'administrateurs salariés, avec droits de vote. En France, deux lois successives, en 2013 et 2015, ont introduit la codétermination dans les grandes entreprises4, encore renforcée avec la loi PACTE de 2019. Aujourd'hui, toute société employant plus de 1 000 salariés en France (ou plus de 5 000 à travers le monde) doit réserver un siège du conseil (avec droit de vote plein) à un représentant des salariés si le conseil comprend sept administrateurs non salariés ou moins, deux sièges au-delà. Les travaux microéconométriques les plus récents, sur données allemandes ou scandinaves, suggèrent que cette participation directe des salariés à la gouvernance se traduit par un surplus de performance économique ou financière, sans détérioration de la valeur boursière (Jäger et al., 2020). La crise sanitaire de mars-avril 2020 pourrait contribuer à renforcer l'attractivité de ce modèle de gouvernance. La présence significative de salariés dans les instances de direction pourrait ainsi expliquer le plus faible recours des entreprises allemandes (relativement aux entreprises françaises) à la délocalisation des activités de production en dehors du territoire national (renforçant la résilience de l'économie en cas de choc) (Vicard, 2020). Par ailleurs, la prise de conscience du rôle joué par certaines catégories de salariés au plus fort du confinement, permettant de maintenir l'économie en ordre de marche, donne des arguments aux avocats d'une plus grande intégration du travail dans les processus de décision et de gouvernance.
Ces différents éléments – auquel on pourrait ajouter la croissance, dans la seconde moitié des années 2010 des deux côtés de l'Atlantique, des éléments de RSE dans les schémas de rémunération des dirigeants (cf. Cavaco et al., 2020) – relaient ou prolongent l'inflexion que l'on peut aujourd'hui observer dans les débats sur la responsabilité des grandes entreprises cotées. Dans les années 1990, la domination d'une conception financière de la gouvernance avait solidement installé l'idée que la raison première d'une entreprise/société était de servir, de manière exclusive, l'intérêt de ses actionnaires. Aux États-Unis comme en Europe, cette conception est progressivement remise en cause, au profit d'une vision élargie de la responsabilité et partant de la gouvernance. On pense aussi bien à la réécriture à l'occasion de la loi PACTE de l'article 1833 du Code civil, qui définit ce qu'est une société en droit français5, qu'à la prise de position du Business Roudtable (qui regroupe les dirigeants des plus grandes entreprises états-uniennes) à l'été 20196.
Conclusion
La gouvernance des entreprises soulève des questions de fonds, ayant trait à la compétitivité et à la performance financière des firmes, à leur stratégie industrielle, au partage de la valeur ajoutée, à l'équilibre capital/travail dans nos économies de marché, et au caractère soutenable de notre modèle de développement économique. Sans surprise, les évolutions des débats et des pratiques en la matière suivent de près les grands changements économiques et sociétaux à l'échelle du globe. La libéralisation et la globalisation financière ont, pendant plus de deux décennies, mis en avant les besoins et les exigences des actionnaires, particulièrement minoritaires. Il s'agissait alors de rééquilibrer au sein de l'entreprise les pouvoirs de négociation, tout en accompagnant un processus de décloisonnement des marchés financiers porté par des investisseurs à la recherche d'une allocation optimale de leur portefeuille. Au cours des années 2000, des questions longtemps laissées au second plan (ré)émergent. Ainsi, la question de la rentabilité, si elle ne s'efface pas, doit désormais cohabiter avec des interrogations liées au caractère soutenable de notre modèle de développement et à sa résilience en cas de choc systémique. À cette aune, les régulateurs aussi bien que les investisseurs et les chercheurs en sciences sociales sont à la recherche de nouveaux modèles, permettant de faire cohabiter principe d'efficacité et de soutenabilité.