Cet article vise à déterminer si les investisseurs institutionnels incitent les entreprises à réduire les externalités négatives qu'elles font peser sur la société. Comme l'explique, par exemple, Laffont (1987), une externalité est un effet indirect d'une activité économique qui concerne un agent autre que celui qui exerce l'activité. Les externalités constituent une défaillance du marché dans la mesure où l'équilibre du marché reflète uniquement les effets privés perçus par les parties impliquées dans l'activité, et non les effets sur l'ensemble de la société. Dans un rapport basé sur des recherches menées par Trucost, leader dans le domaine de l'analyse extra-financière, Mattison et al. (2011) estiment qu'en 2008, les 3 000 plus grandes entreprises cotées en bourse dans le monde entier ont généré plus de 2 150 Md$ (soit 7 % de leurs revenus) d'externalités négatives environnementales, notamment en termes de changement climatique.
Pour évaluer l'engagement des investisseurs institutionnels en faveur de la réduction des externalités négatives des entreprises, nous étudions les votes dans les assemblées générales des actionnaires sur des résolutions portant sur des questions environnementales et sociales. Cet axe est pertinent du fait que nous possédons une grande quantité de données sur un type d'engagement, le vote des actionnaires, sur des questions sociétales. Nous nous focalisons également sur les émissions de gaz à effet de serre, un exemple clairement identifié d'externalité produite par les entreprises. Nous nous intéressons dans cet article au Fonds norvégien et à BlackRock, deux investisseurs institutionnels emblématiques. En 2017, ces deux investisseurs géraient respectivement plus de 1 000 Md$ et plus de 5 000 Md$ d'actifs. Tous deux disposent d'un portefeuille de grande taille, international et bien diversifié. À ce titre, ils sont considérés comme des investisseurs universels (voir, par exemple, Monks et Minow, 1995). Le Fonds norvégien assure également une mission de philanthropie déléguée (voir, par exemple, Bénabou et Tirole, 2010), car il est placé sous la surveillance du Parlement norvégien et d'un Comité d'éthique1. Au vu de leur taille, ces deux investisseurs sont susceptibles d'avoir une influence significative sur le comportement des entreprises dans le monde entier.
Au sens étroit, la logique de création de valeur actionnariale implique que les investisseurs institutionnels ne devraient pas inciter les entreprises à internaliser les externalités, car cela ne serait pas financièrement intéressant pour les actionnaires. Pourtant, deux arguments fondamentaux devraient inciter les investisseurs institutionnels à s'engager activement en faveur de la réduction des externalités. Le premier argument repose sur la logique de l'investisseur universel (voir, par exemple : Monks et Minow, 1995 ; Hawley et Williams, 2000 ; Dimson et al., 2013 ; Azar, 2017). Les grands investisseurs institutionnels détiennent des actions dans pratiquement toutes les entreprises cotées et disposent d'un horizon à long terme. En tant qu'investisseurs universels, ils peuvent inciter les entreprises à atténuer les externalités négatives qu'elles font peser sur les autres entreprises de leur portefeuille afin de ne pas faire diminuer sa rentabilité globale.
Le second argument qui devrait inciter les investisseurs institutionnels à s'engager activement sur la question des externalités repose sur la logique de la philanthropie déléguée (Bénabou et Tirole, 2010). Les investisseurs institutionnels tels que les fonds de pension, les fonds communs de placement et les fonds souverains investissent pour le compte de clients ou de citoyens qui peuvent avoir des préférences en matière d'externalités qui diffèrent de celles des dirigeants d'entreprises. Les investisseurs institutionnels pourraient donc vouloir promouvoir les valeurs et les préférences de ces clients et citoyens et inciter le management à opter pour la ligne de conduite adéquate.
Plusieurs articles ont étudié l'influence du vote dans les assemblées générales des actionnaires sur le comportement des entreprises. Cunat et al. (2012) montrent que des votes serrés en faveur de changements en matière de gouvernance entraînent une hausse de la valorisation boursière des entreprises. De la même façon, Flammer (2015) et Flammer et Bansal (2018) montrent que des votes serrés sur les questions environnementales et sociales et sur les plans de rémunération des dirigeants à long terme sont associés à une hausse de la valorisation boursière des entreprises. Bauer et al. (2010) signalent que les entreprises évoluant dans des secteurs moins concurrentiels sont plus susceptibles d'être visées par des résolutions d'actionnaires. Bach et Metzger (2017) indiquent que le soutien des actionnaires en faveur d'une résolution influe sur la valeur de l'entreprise, car, même si le vote n'est pas contraignant, comme c'est le cas aux États-Unis, la non-application d'une résolution ayant obtenu un vote majoritaire peut entraîner un changement de direction. Pour compléter cette littérature, nous analysons plus en détail les politiques de vote des investisseurs institutionnels et leurs facteurs déterminants.
Dans cet article, nous nous intéressons en particulier à BlackRock et au Fonds norvégien. BlackRock est une société de gestion d'actifs qui détient plus de 5 000 Md$ d'actifs sous gestion, dont 2 600 Md$ investis en actions. Selon Fichtner et al. (2017), BlackRock est le plus gros investisseur en actions du monde : il détient 3 648 participations supérieures à 3 %, 2 632 participations supérieures à 5 % et 375 participations supérieures à 10 % dans des entreprises cotées partout dans le monde. Son équipe de gouvernance d'entreprise compte 31 personnes votant à plus de 15 000 assemblées générales et sur plus de 130 000 propositions chaque année, et ce de façon centralisée. Le Fonds norvégien est un fonds souverain qui gère plus de 1 000 Md$ d'actifs. Il détient des parts dans près de 9 000 entreprises partout dans le monde, avec plus de 500 Md$ investis en actions. Il détient en moyenne 1 % du capital de chaque entreprise composant son portefeuille. Son équipe de gouvernance d'entreprise compte environ 12 personnes votant sur plus de 11 000 résolutions chaque année. En 2014, les participations des deux investisseurs semblaient fortement corrélées, que ce soit au niveau de la part du capital de chaque entreprise (corrélation de 87 %) ou du poids des entreprises dans le portefeuille des investisseurs (corrélation de 95 %).
Au vu des montants d'actifs investis en actions dans le monde entier, BlackRock et le Fonds norvégien peuvent être considérés comme des investisseurs universels : ils détiennent d'importantes participations dans presque toutes les grandes entreprises cotées en bourse partout dans le monde. Pourtant, ces deux investisseurs diffèrent à plusieurs égards. D'une part, BlackRock est une société cotée en bourse depuis 2009. À ce titre, elle est dirigée par un conseil d'administration qui a une responsabilité fiduciaire envers ses propres actionnaires. Nous considérons donc BlackRock comme l'archétype de l'investisseur standard bien diversifié. Dans ses Principes de gouvernance et d'engagement, BlackRock affirme que « l'élément déclencheur de l'engagement en faveur d'une question environnementale ou sociale donnée repose sur l'évaluation des éventuelles retombées économiques pour les actionnaires ». Ce principe s'inscrit clairement dans la logique de l'investisseur universel décrite précédemment. D'autre part, le Fonds norvégien est un fonds souverain qui investit les revenus pétroliers de la Norvège afin de générer à long terme des revenus stables pour le pays. Comme l'affirment Chambers et al. (2012), son objectif est de « servir de dispositif d'épargne à long terme et de faire fructifier la rente d'une ressource non renouvelable en diversifiant au sein d'un large portefeuille de titres internationaux ». Le Fonds norvégien est placé sous la responsabilité du ministère des Finances qui est lui-même supervisé par le Parlement norvégien. Compte tenu de sa responsabilité fiduciaire envers les représentants du peuple norvégien, il est considéré comme un leader en matière d'investissement responsable (voir, par exemple, Chambers et al., 2012). Son engagement en faveur de l'investissement responsable s'est concrétisé par la création d'un Comité d'éthique. Le Fonds norvégien figure sur la liste des « 25 investisseurs les plus responsables » qui distingue les fonds souverains et les fonds de pension publics les plus responsables parmi plus de 200 fonds dans le monde entier (The Bretton Woods II Leaders List, 2017). Nous considérons donc le Fonds norvégien comme l'archétype de l'investisseur responsable bien diversifié.
Nous comparons les votes des investisseurs sur des questions liées aux externalités avec leurs votes sur diverses autres questions, notamment les propositions du management sur des questions financières et de gouvernance et les propositions des actionnaires en matière de gouvernance. Cela nous permet de distinguer clairement les cas où l'opposition est liée aux externalités des cas où elle est liée à d'autres caractéristiques des politiques proposées. Nous cherchons également à distinguer l'impact des préférences en faveur de la réduction des externalités négatives des autres effets. À cette fin, notre analyse tient compte de plusieurs facteurs pouvant expliquer les désaccords avec le manage ment ou entre les investisseurs. Les problèmes d'agence (voir, par exemple : Agrawal et Knoeber, 1996 ; Hong et al., 2012 ; Cheng et al., 2013) peuvent être un motif de désaccord entre investisseurs. Nous incluons donc une variable indiquant qu'une résolution a été proposée par un actionnaire sur une question de gouvernance. Les divergences d'opinions peuvent être un autre motif (voir, par exemple, Chen et al., 2002, et Boot et al., 2006 et 2008). Nous incluons donc la dispersion dans les prévisions des analystes (voir, par exemple, Diether et al., 2002) comme variable de contrôle.
Nos données incluent des informations détaillées concernant 35 382 résolutions, dont 326 résolutions liées à des questions sociales et environnementales, votées par BlackRock et le Fonds norvégien en 2014 sur un échantillon de 2 796 entreprises partout dans le monde2. Nous avons recueilli ces données dans les déclarations de BlackRock à la SEC (Securities and Exchange Commission) et sur le site internet du Fonds norvégien3. Nous avons obtenu les caractéristiques des entreprises auprès de FactSet et les notations ESG de MSCI. Pour les analyses complémentaires nécessitant des données relatives aux participations des deux investisseurs institutionnels, nous avons également utilisé un plus petit échantillon en nous basant sur les informations figurant sur le Formulaire 13F de la base de données Electronic Data Gathering Analysis and Retrieval (EDGAR) de la SEC, soit un total de 6 037 résolutions, dont 110 portant sur des questions sociales ou environnementales. L'opération de collecte des données a donné lieu à une classification manuelle des résolutions votées en plusieurs catégories (questions financières, de gouvernance, environnementales, etc.) et sous-catégories (changement climatique et émissions de gaz à effet de serre, fracturation hydraulique, etc.). La période étudiée a été choisie du fait que les données relatives aux instructions de vote du Fonds norvégien disponibles en ligne débutent au 1er juillet 2013. À partir de cet ensemble de données, nous avons pu recueillir les recommandations du management pour chacune des résolutions soumises à un vote ainsi que le contenu de chaque résolution et le vote en lui-même4.
Résolutions proposées, votes et variables explicatives
En suivant les lignes directrices en matière de vote par procuration publiées par la société Institutional Shareholder Services (ISS)5, nous avons manuellement classifié les résolutions en cinq grandes catégories : résolutions environnementales (E), résolutions sociales (S), résolutions de gouvernance (G), résolutions financières et autres résolutions6. Les résolutions E, S et G couvrent plusieurs thématiques qui portent à leur tour sur différentes questions. Le tableau 1 infra présente la synthèse des statistiques pour l'ensemble des données recueillies concernant les votes de BlackRock et du Fonds norvégien. Sur 35 382 résolutions votées par les deux investisseurs, 69 portaient sur des questions environnementales, principalement le changement climatique et le reporting environnemental, 257 portaient sur des questions sociales, essentiellement les contributions à des œuvres caritatives, le lobbying et les dons à des partis politiques et les droits de l'homme, et 28 396 portaient sur des questions de gouvernance, principalement en lien avec la structure du conseil d'administration, la rémunération et les pratiques d'audit.
Le tableau 1 infra synthétise les statistiques sur le taux d'opposition aux résolutions par sujet pour BlackRock et le Fonds norvégien. Il montre que les taux d'opposition au management ne sont pas les mêmes pour BlackRock et le Fonds norvégien. Le taux d'opposition au management est en moyenne de 3 % pour BlackRock et de 8 % pour le Fonds norvégien. Les taux d'opposition sont similaires aux statistiques générales pour les questions financières et de gouvernance. En revanche, ils diffèrent pour les questions environnementales et sociales. BlackRock s'oppose rarement au management sur ces questions, tandis que le Fonds norvégien s'oppose au management sur 101 des 326 résolutions (31 %).
Le Fonds norvégien est particulièrement actif sur les questions relatives au changement climatique et aux émissions de gaz à effet de serre, avec un taux d'opposition au management de 83 % et sur les questions relatives au reporting environnemental, avec un taux d'opposition de 50 %. Concernant les questions sociales, le taux d'opposition du Fonds norvégien s'élève à 75 % sur les questions liées à la diversité, à 83 % sur les questions liées à l'orientation sexuelle et à 65 % sur les questions liées aux contributions à des partis politiques. Toutes les résolutions environnementales et la plupart des résolutions sociales sont proposées par les actionnaires. Concernant les questions sociales, les résolutions proposées par le management représentent 140 résolutions sur un total de 257 (101 concernant les contributions à des partis politiques et 39 les contributions à des œuvres caritatives). Les résolutions des actionnaires sur les questions de gouvernance sont rares (1 % de ces résolutions sont proposées par les actionnaires), mais elles révèlent une divergence intéressante entre les deux investisseurs : le Fonds norvégien s'oppose au management sur ces résolutions dans 36 % des cas, contre seulement 12 % pour BlackRock.
Les variables que nous cherchons à expliquer sont les taux d'opposition aux recommandations du management des deux investisseurs sur les résolutions soumises à un vote. Nous utilisons les variables indicatrices suivantes :
BR (BlackRock) ou NF (Fonds norvégien) s'oppose et prend la valeur 1 si l'un ou l'autre ou les deux investisseurs s'opposent à la recommandation du management, et 0 sinon ;
BR s'oppose prend la valeur 1 si BlackRock s'oppose à la recommandation du management, et 0 sinon ;
NF s'oppose prend la valeur 1 si le Fonds norvégien s'oppose à la recommandation du management, et 0 sinon.
Les principales statistiques sur ces variables indicatrices sont présentées dans le tableau 2 supra (panneau A). L'opposition au management concerne 9 % des résolutions en moyenne, essentiellement en raison de la politique de vote du Fonds norvégien.
Caractéristiques des résolutions
Plusieurs variables indicatrices reflètent les dimensions spécifiques des résolutions votées, à savoir :
la proposition des actionnaires prend la valeur 1 si la résolution est proposée par les actionnaires, et 0 sinon ;
la résolution ES prend la valeur 1 si la résolution concerne des questions E ou S, et 0 sinon ;
la résolution G prend la valeur 1 si la résolution concerne des questions G, et 0 sinon ;
la résolution climat prend la valeur 1 si la résolution concerne des questions liées au climat, et 0 sinon ;
la résolution ES hors climat prend la valeur 1 si la résolution concerne des questions environnementales et sociales hors climat, et 0 sinon.
Le panneau B du tableau 2 supra synthétise les principales statistiques sur ces variables indicatrices. En moyenne, seules 2 % des résolutions soumises à un vote sont présentées par les actionnaires et la plupart de ces résolutions sont liées à la gouvernance (80 % en moyenne).
Caractéristiques ESG
Différentes variables sont utilisées pour refléter les performances ESG des entreprises et de leurs pays d'origine. Pour évaluer les performances ESG des entreprises, deux variables sont construites/recueillies :
la notation ES entreprise est la moyenne des scores E et S issus de la base de données MSCI ESG STATS. Nous avons additionné les scores E et S pour obtenir un seul indicateur des performances des entreprises en matière d'externalités sociétales ;
la notation G entreprise provient de la base de données MSCI ESG STATS.
Les statistiques synthétisées dans le panneau C du tableau 2 supra montrent que les entreprises étudiées affichent de meilleures performances sur les questions de gouvernance (avec un score moyen supérieur à 6) que sur les questions environnementales et sociales (score moyen inférieur à 5).
Pour mesurer les performances ESG des pays où les entreprises de notre échantillon sont domiciliées, nous construisons les variables suivantes :
la notation ES pays est la moyenne entre la notation environnementale (E) et sociale (S) pour chaque pays, où :
la notation E est la moyenne de cinq variables qui prennent en compte des questions environnementales clés : émissions de gaz à effet de serre par unité de PIB ; qualité de l'air et santé ; indice de rigueur des politiques environnementales (données issues des statistiques de l'OCDE) ; émissions totales de CO2 par habitant liées à l'utilisation des énergies fossiles et à la fabrication de ciment (données issues de la base de données EDGAR, émissions Database for Global Atmospheric Research) et indice de performance environnementale (IPE) mis au point par le Yale Center for Environmental Law and Policy (YCELP) et le Center for International Earth Science Information Network (CIESIN) de l'Université de Columbia. Chaque variable est normalisée entre 0 et 1 à des fins d'agrégation ;
la notation S est la moyenne de deux variables qui prennent en compte des questions sociales clés : l'indice de développement humain et l'indice d'inégalité de genre, tous deux mis au point par le Bureau du Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement ;
la notation G pays est la moyenne de six variables : voix citoyenne et responsabilité ; efficacité des pouvoirs publics ; qualité de la réglementation ; État de droit ; maîtrise de la corruption et stabilité politique et absence de violence et terrorisme, d'après la base de données des indicateurs de gouvernance mondiaux de la Banque mondiale.
Les statistiques présentées dans le panneau C du tableau 2 supra indiquent qu'en moyenne, les pays dans lesquels les entreprises de notre échantillon sont domiciliées sont relativement bien notés en termes de critères ESG.
Caractéristiques financières des entreprises
Les données relatives aux caractéristiques financières des entreprises proviennent de FactSet. Comme l'illustre le panneau D du tableau 2 supra, ces caractéristiques incluent la capitalisation boursière (en milliers de dollars), le rendement des actifs, le ratio « cours/valeur comptable », le taux de croissance annuel des ventes, le taux de rotation de l'actif (enregistrés au 31 décembre 2013), la volatilité, mesurée par l'écart type annualisé des rendements quotidiens entre 2009 et 2013, et la dispersion des prévisions des analystes, mesurée par l'écart type des prévisions des bénéfices par action rapporté à la moyenne de toutes les prévisions des bénéfices, d'après Diether et al. (2002) et Johnson (2004).
Chaque entreprise est également associée à son secteur parmi dix secteurs communément utilisés : 1- Finance, 2- Matériaux, 3- Industrie, 4- Biens de consommation discrétionnaire, 5- Santé, 6- Technologie, 7- Énergie, 8- Communications, 9- Biens de consommation courante et 10- Services aux collectivités.
Enfin, sur un échantillon réduit composé d'entreprises qui soumettent un Rapport 13F à la SEC, nous incluons également différents indicateurs relatifs aux participations financières des deux investisseurs dans chaque entreprise :
poids dans un portefeuille BR/NF est le poids que représente l'investissement dans une entreprise donnée au sein du portefeuille global de BlackRock/du Fonds norvégien ;
participation BR/NF (% de la capitalisation) est le montant investi dans l'entreprise par BlackRock/le Fonds norvégien, divisé par la capitalisation boursière de l'entreprise, tel que déclarée au 31 décembre 2013 ;
poids dans un portefeuille (moyenne BR NF) est la moyenne des poids des deux investisseurs ;
participation (moyenne BR NF) est la moyenne des participations des deux investisseurs.
Opposition des investisseurs au management
et externalités
Notre spécification de base étudie l'opposition des deux investisseurs au management sur les questions liées aux externalités par comparaison aux questions financières et de gouvernance. Les résultats sont présentés dans le tableau 3 infra. Nous effectuons une régression de la probabilité d'opposition selon que la résolution porte sur des questions E et S et selon plusieurs variables de contrôle. La colonne (1) montre qu'au moins l'un des deux investisseurs s'oppose plus au management sur les résolutions E et S proposées par les actionnaires. Le coefficient associé à ces questions (1,867) est significativement différent de 0 et significativement différent (probabilité = 0,08) du coefficient associé aux questions de gouvernance soulevées par les actionnaires (1,594). L'analyse des effets marginaux montre qu'une résolution portant sur un sujet E ou S augmente la probabilité qu'au moins l'un des deux actionnaires s'oppose au management d'au moins 60 %. Par comparaison, pour les résolutions d'actionnaires portant sur des questions de gouvernance, la hausse de la probabilité est inférieure à 50 %.
Les colonnes (2) et (3) du tableau 3 infra présentent les résultats concernant l'opposition au management par BlackRock et le Fonds norvégien séparément, en particulier sur les questions liées aux externalités E et S. Les coefficients associés aux variables indiquant qu'une résolution est présentée par un actionnaire, qu'elle porte sur une question E et S ou sur la gouvernance, sont significativement positifs. Cela montre que les deux investisseurs tendent à s'opposer au management davantage sur des résolutions proposées par les actionnaires que sur des résolutions financières. Selon le test de Wald, les coefficients associés aux résolutions de gouvernance soumises par les actionnaires (1,220 pour BlackRock et 1,507 pour le Fonds norvégien) sont significativement plus élevés (probabilité = 0,00) que pour les résolutions soumises par le management (respectivement 0,238 et 0,296).
La colonne (2) du tableau 3 supra montre que BlackRock s'oppose au management davantage sur des questions portant sur les externalités que sur des questions financières, mais pas plus que sur les résolutions de gouvernance proposées par les actionnaires (1,030 contre 1,220 respectivement). Les effets marginaux indiquent que pour BlackRock, le taux d'opposition au management augmente de 13 % pour les résolutions liées aux externalités par rapport aux résolutions financières. La colonne (3) du tableau 3 montre que le Fonds norvégien s'oppose davantage au management sur des questions d'externalités que sur des questions financières et sur les résolutions de gouvernance proposées par les actionnaires. Pour le Fonds norvégien, le coefficient associé aux questions E et S (1,818) est significativement différent de 0 et du coefficient associé aux résolutions de gouvernance proposées par les actionnaires (1,507) (probabilité < 0,04). Les effets marginaux indiquent que pour le Fonds norvégien, le taux d'opposition au management augmente de 56 % sur les résolutions liées aux externalités par rapport aux résolutions financières (contre une hausse de 13 % pour BlackRock). Pour les résolutions de gouvernance proposées par les actionnaires, le taux d'opposition du Fonds norvégien augmente de seulement 44 %7. Dans le tableau 4 infra, nous nous concentrons uniquement sur les entreprises figurant dans les rapports 13F de la SEC qui enregistrent les participations des investisseurs institutionnels. Nous obtenons des résultats similaires lorsque nous prenons en compte les participations des investisseurs dans les entreprises8.
Nous étudions également les résolutions des actionnaires qui demandent aux entreprises d'adopter des politiques de lutte contre le changement climatique. Ce type de résolutions appelle, par exemple, le management à « Rendre compte des risques physiques et financiers liés au changement climatique », « Définir des objectifs quantitatifs pour les émissions de gaz à effet de serre et autres émissions » et « Réexaminer les positions de lobbying à l'égard des politiques publiques en matière de changement climatique ». Pour étudier comment BlackRock et le Fonds norvégien votent sur les résolutions clairement liées à une externalité, nous incluons une variable qui indique qu'une résolution demandant à l'entreprise d'adopter une politique d'atténuation du changement climatique a été proposée. Aux assemblées générales, ces résolutions sont toujours soumises par les actionnaires et le management s'y oppose systématiquement9. Le tableau 5 infra présente nos résultats. Nous constatons que le Fonds norvégien s'oppose au management plus souvent sur des résolutions liées au climat que sur des résolutions liées à d'autres externalités et que sur les résolutions de gouvernance proposées par les actionnaires (probabilité = 0,00). Cela indique qu'il a clairement tendance à voter en faveur des politiques d'atténuation du changement climatique, malgré les recommandations négatives du management. Pour BlackRock, les résultats sont très différents : il ne s'oppose pas davantage au management sur les résolutions liées au climat que sur les questions financières (le coefficient associé à la variable indicatrice de la résolution climatique est non significatif). Par ailleurs, il s'oppose au management sur les résolutions liées au climat moins que sur d'autres résolutions environnementales et sociales et encore moins que sur les résolutions de gouvernance.
Conclusion
Cet article étudie le vote dans les assemblées générales des actionnaires de deux investisseurs emblématiques : BlackRock, un investisseur à vocation financière de grande taille et bien diversifié, et le Fonds norvégien, un fonds souverain responsable de grande taille et bien diversifié.
Nous constatons que les deux investisseurs s'opposent au management de façon plus significative sur les résolutions des actionnaires sur des questions environnementales et sociales que sur les résolutions financières. Les données semblent donc indiquer l'application de la logique de l'investisseur universel. En outre, nous constatons que le soutien en faveur des résolutions visant à réduire les externalités négatives est plus fort au sein du Fonds norvégien que chez BlackRock. Cela montre que les incitations liées à la logique de l'investisseur universel sont plus fortes pour le Fonds norvégien où une logique de philanthropie déléguée est également mise en œuvre. Nos résultats sont similaires avec et sans effets fixes pays, tout comme lorsque nous limitons notre analyse aux assemblées des entreprises pour lesquelles les données relatives aux participations des investisseurs sont disponibles.
Nos résultats sont encore plus significatifs lorsque nous focalisons notre analyse sur les questions relatives au changement climatique. Pour ces questions qui constituent des externalités clairement identifiées, nous constatons que seul le Fonds norvégien, fortement influencé par la logique de l'investisseur universel et (ou) de la philanthropie déléguée, s'oppose au management dans une tentative de lutter contre le changement climatique.
Notre analyse est limitée par des problèmes de données, notamment du fait que (1) nous n'avons pas connaissance des engagements pris en coulisse, (2) nous ne pouvons pas tenir compte de l'impact différentiel des différentes questions ES et (3) nous n'étudions pas les résultats finals des votes. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour s'affranchir de ces limites.