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 Assurance maladie : l'impossible colmatage du tonneau des Danaïdes


Jean de KERVASDOUÉ ** Membre, Académie des technologies ; chroniqueur, Le Point.fr ; professeur émérite, CNAM. Contact : jean@kervasdoue.com.

La France a dû se prendre à trois reprises (1925, 1945, 1999) pour créer un système d'assurance maladie universelle. Exclusivement financé par des cotisations salariales, son assiette s'est entendue à d'autres revenus grâce à la CSG. Cette assiette est toutefois totalement déconnectée de la demande de soins : la démographie, le progrès médical, les épidémies, demande d'ailleurs quasi infinie du fait de la gratuité des soins. Comme pour des raisons éthiques et économiques, les mécanismes de marché sont inopérants ; il a fallu recourir à des mécanismes de rationnement pour tendre vers un équilibre financier, d'ailleurs jamais atteint. Inégalitaires, inéquitables, ces mécanismes dont la sophistication dépassent rarement la règle de trois volent en éclat à période régulière, c'est le cas aujourd'hui. Il est pourtant possible de mieux arbitrer entre offre et demande de soins et de cesser de jouer à un psychodrame répétitif et lassant, celui que jouent depuis un demi-siècle les gouvernements quand ils tentent, sans succès, d'équilibrer les dépenses de soins médicaux.

Entre 1975 et 19961, les plans d'équilibre des comptes d'assurance maladie se succédèrent à un rythme quasi annuel (dix-neuf en vingt et un ans)2, puis vinrent à partir de 1997 les lois de financement de la Sécurité sociale dont l'objet premier est l'équilibre des comptes. Les noms de ministres, voire des Premiers ministres, se succèdent donc et la relecture de ces projets successifs, suivis quelques années plus tard de rapports de la Cour des comptes, prend un aspect comique, comique de répétition bien entendu, tant les engagements se ressemblent et l'équilibre est chaque fois promis pour... demain. Mais le destin veille et l'équilibre s'échappe pour d'excellentes raisons, a posteriori.

Il n'existe pas et n'existera pas de mécanismes économiques permettant un ajustement naturel des recettes et des dépenses de soins médicaux3 qui évoluerait avec les innovations scientifiques et techniques de l'art médical et la démographie. Plus que d'autres pays, d'ailleurs, la France est mal armée pour parvenir à un équilibre stable et équitable de ces dépenses. Certaines raisons remontent à plus d'un siècle, d'autres sont plus récentes, voire quasi immédiates. De ce point de vue-là, le fameux et récent « quoiqu'il en coûte » du président de la République, Emmanuel Macron, ajoute de l'eau au moulin de ceux qui pensaient déjà que, de toute façon, la Sécu paierait et que, bien entendu, les Français ne sont pas concernés !

Donc, faute de mécanismes autorégulateurs pour financer la part importante des dépenses de soins médicaux remboursés ou payés par la collectivité, toute recherche d'équilibre entre recettes et dépenses suppose une forte et permanente intervention de l'État, autrement dit : une très significative consommation d'énergie politique. Pour être efficace, elle requiert notamment que le gouvernement soit légitime, qu'il sache comment y parvenir, qu'il ait pour lui une part importante de l'opinion, qu'il soit suivi par le Parlement, qu'il mette en œuvre sa politique et que les gouvernants ultérieurs ne remettent pas en cause ses réformes.

Plutôt que de nous limiter à l'analyse de l'actualité qui sera cependant évoquée, il a semblé utile de justifier ces dires et d'analyser le dilemme permanent d'équilibre des comptes, sinon de la santé, tout au moins des soins médicaux. Pour y parvenir, il convient de rappeler en quelques paragraphes un siècle d'évolution du financement de l'assurance maladie ; puis, toujours aussi succinctement, de se pencher sur les mécanismes d'évolution de la demande de soins et d'en analyser l'impact sur leurs dépenses, compte tenu des mécanismes de financement des professionnels de santé libéraux, des hôpitaux et des industriels, fournisseurs de biens et de services médicaux.

L'indépendance de ces deux logiques, celle de la demande et celle de l'offre, apparaîtra alors clairement car, en France comme ailleurs, les mécanismes de marché jouent un rôle succinct dans la régulation des soins médicaux et cela pour d'excellentes raisons éthiques – elles suffiraient –, mais aussi, paradoxalement, économiques.

Aussi, pour ajuster imparfaitement recettes et dépenses, il est indispensable de recourir à des mécanismes de rationnement de l'offre avec la particularité française qui les met en œuvre parfois brutalement, sans toutefois jamais les nommer. La France, contrairement au Royaume-Uni, a le rationnement honteux. Néanmoins elle l'utilise en permanence et trop souvent à l'aveugle ; aussi, en situation de crise, elle lâche prise et choisit la générosité soudaine. Nous le montrerons en portant une attention particulière aux comptes de l'assurance maladie des trois dernières années.

Qu'en sera-t-il demain ? Comment pourrait-on concevoir une politique économique et financière moins imparfaite du financement des soins médicaux ? Tels seront les derniers thèmes de cet article.

Un siècle d'assurance maladie

Les deux tentatives d'assurance maladie universelle

Avant que la loi CMU (couverture maladie universelle) de 1999 n'y parvienne en présumant que tout résidant légal sur le territoire national était bien affilié à l'assurance maladie, il y eut en France au cours du xxe siècle deux tentatives de création d'un système d'assurance maladie universelle : le premier eut lieu en 1925, le second en 1945. Ils échouèrent l'un et l'autre, le premier sous la pression du corps médical, le second sous celui des corporations ou, pour utiliser des termes contemporains, celui de certains partenaires sociaux.

Néanmoins ces deux tentatives laissèrent d'importantes traces. En effet, en réaction au premier vote du Parlement de 1925 qui proposait un système d'assurance maladie universel et des médecins payés à l'acte par un tarif unique et opposable, la profession médicale inventa en 1926 les principes de la médecine dite « libérale »4, idéologie de combat. Après de nombreux débats et reculades parlementaires, les tarifs opposables – thème central du désaccord – ne furent plus systématiquement imposés aux médecins conventionnés par l'assurance maladie (Hassenteufel, 1997). La loi du 5 avril 1928, puis celle du 30 avril 1930 créèrent cependant au bénéfice des salariés de l'industrie et du commerce le premier système complet et obligatoire d'assurances sociales (couverture des risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès). De cette époque, pour la maladie, date le paiement à l'acte et les outils techniques, toujours en vigueur pour le gérer, comme la nomenclature générale des actes professionnels (NGAP) devenue CCAM5. Elle classe les actes de tous les professionnels de santé et permet d'associer à chaque acte un tarif d'acte et un taux de remboursement.

Plus tard, au mois de mars 1944, le Conseil national de la résistance proposa dans son programme un « plan complet de Sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d'existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 créèrent en France un système de Sécurité sociale en prenant pour exemple le modèle allemand, (gestion par les partenaires sociaux, financement par des cotisations à la charge des employeurs et des salariés) tout en reconnaissant un rôle aux assurances complémentaires. Toutefois, si la Sécurité sociale avait vocation à rassembler l'ensemble des actifs (salariés des secteurs privé et public, exploitants agricoles, travailleurs indépendants et secteurs spécifiques d'activité), elle maintenait les régimes particuliers préexistants : les régimes dits « spéciaux ». En outre, cette « vocation à rassembler » n'était alors que potentielle, certaines professions refusèrent d'y participer, quant à d'autres, comme les agriculteurs, l'affiliation à la MSA (Mutualité sociale agricole) ne fut pas immédiatement obligatoire.

Il faudra attendre 1966 pour que se crée l'assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles (artisans, commerçants, professions libérales). Ce n'est enfin qu'en 1978 que s'ouvrira un régime particulier pour les ministres du Culte, les membres des congrégations religieuses et les autres « populations résiduelles » – dont les travailleurs du sexe – qui purent être affiliés à l'assurance maladie grâce à un mécanisme d'assurance personnelle.

Se constituèrent donc progressivement après la Seconde Guerre mondiale de nombreux régimes d'assurance maladie, certains ne couvrant que quelques milliers d'ayants droit (les clercs de notaire, les employés de l'opéra, ceux du port autonome de Bordeaux, etc.), d'autres, antérieurs aux ordonnances de 1945, furent maintenus (les marins, les mineurs, etc.), d'autres enfin se constituèrent progressivement et prirent une relative importance et gardent encore quelques traces d'indépendance, il s'agit surtout du régime agricole géré par la MSA ; le régime des indépendants géré par le RSI (le régime social des indépendants) a été intégré au régime général au 1er janvier 2020.

Les assurances sociales furent conçues comme un salaire différé. On en touchait notamment les bénéfices quand on était malade ou à la retraite. À ce titre, il était naturel qu'elles soient gérées par les partenaires sociaux qui, pensait-on en 1945, pourraient contrebalancer le pouvoir du Parlement dont le CNR (Conseil national de la résistance) se méfiait : il ne faut pas oublier qu'il avait voté les pleins pouvoirs à Pétain. La notion de travail et de sa nature jouait donc un rôle essentiel dans ce pays corporatiste qu'est demeurée la France, malgré la nuit du 4 août 1789 et l'abandon du privilège des corporations. Il n'est donc pas étonnant que les religieux et les prostitués vinrent clore la longue liste des régimes spécifiques car ils exercent les uns et les autres un « travail » un peu particulier.

Toutefois, malgré cette volonté d'universalisme, ces extensions progressives, quelques centaines de milliers de Français n'étaient pas affiliés à un régime de Sécurité sociale à la fin du siècle dernier, d'où cet article de la loi CMU qui légalise l'universalisme de droit, sinon de fait.

Comme il s'agissait de salaire différé, les cotisations sociales étaient exclusivement assises sur les salaires jusqu'à la création de taxes spécifiques, notamment celles sur le tabac et l'alcool. Puis vint l'invention de la CSG (contribution sociale généralisée) du gouvernement de Michel Rocard en 1990. Cet impôt – au sens du droit français – avait pour but de contribuer au financement de la Sécurité sociale en faisant payer toutes les classes d'âge et pas seulement les actifs. Le Parlement en le votant permit au gouvernement d'empiéter sérieusement sur le terrain des partenaires sociaux. Ce fut une rupture majeure. Depuis, l'évolution est simple : l'État prend progressivement le pouvoir sur les partenaires sociaux qui d'ailleurs, dans le domaine de la maladie, ne l'ont jamais exercé.

Avec cette étatisation, progressivement, tout particularisme, toute autonomie, toute décentralisation ont été progressivement gommés, y compris au sein du régime général des travailleurs salariés. On oublie que la CNAM (Caisse nationale d'assurance maladie) ne fut créée qu'en 1967, plus de vingt années après les ordonnances de 1945. Avant cette date donc, il n'y avait que des caisses primaires, elles étaient autonomes. Aussi, pendant longtemps, et bien après 1967, les tarifs des actes remboursés par le régime général n'étaient pas les mêmes à Nantes et à Paris !

L'étatisation n'est certes pas encore totale. La fiction du paritarisme demeure. Il est vrai que les cotisations patronales assises sur les salaires représentaient encore 39 % des revenus de l'assurance maladie en 2019, mais les cotisations salariales seulement 2 %. Le reste provient de la CSG 35 % et de taxes et de transferts divers. L'État est donc majoritaire6.

L'assiette des cotisations à l'assurance maladie repose donc à la fois sur la base large de tous les revenus (la CSG) et une base plus étroite (les seuls revenus salariaux ou assimilés). Sans en connaître la date, il est quasiment certain, pour des raisons démographiques et économiques, que la CSG et les taxes deviendront les seules assiettes des recettes de l'assurance maladie. Seule la fiction du paritarisme maintient encore cette base discutable de ressources qui pèsent sur l'emploi.

Les assurances complémentaires

Si elles ne représentaient qu'une somme modeste en 1945, en 2019 les assurances complémentaires finançaient 13,4 % de la consommation des soins médicaux en France, soit 27, 87 Md€. Pour donner une idée de l'importance de cette somme, rappelons que son montant est légèrement supérieur au budget du ministère de l'Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l'Innovation (25,1 Md€) de cette même année.

À l'origine, les assurances complémentaires ne finançaient que les dépassements d'honoraires de certains médecins ; c'est toujours le cas, mais ils financent surtout une part importante des soins de médecine de ville de moins en moins bien remboursés par l'assurance maladie. Ainsi, en 2019, les assurances complémentaires finançaient 40,3 % des soins dentaires, 39 % de l'optique, 16,5 % des autres soins de ville, 12,4 % des médicaments et 5,2 % des soins hospitaliers. Les primes sont payées soit par les employeurs, on parle alors de contrats « collectifs », soit directement par les assurés, il s'agit alors de contrats « individuels » à l'exception toutefois des personnes affiliées à la CMU pour lesquelles la couverture complémentaire est gratuite. Pour les individuels, il s'agit donc d'une dépense courante qui pèse sur leur budget annuel, pour les salariés d'un avantage en nature qui pèse sur le coût du travail.

Deux articles de ce numéro7 sont consacrés à ce sujet d'actualité. Le lecteur y découvrira à la fois le déclin des principes mutualistes, l'étonnante politique des gouvernements successifs qui y trouvent là une manière de dissimuler une partie non négligeable des dépenses publiques, mais empêchent les assureurs complémentaires (les OCAM ou organisme complémentaire d'assurance maladie) de réaliser des remboursements sélectifs, de contrôler les pratiques cliniques, tout en plafonnant les tarifs remboursables, et, enfin, ajoutent à l'impôt sur les sociétés une taxe spécifique et tout en le prenant pour bouc émissaire de ses politiques de gribouille. On peut s'étonner de leur passivité.

Déterminisme des dépenses de soins médicaux

Si donc les recettes de l'assurance maladie dépendent pour l'essentiel des performances de l'économie française et plus particulièrement du taux d'emploi et du niveau des salaires de ses habitants, les facteurs qui influencent l'évolution des dépenses de soins en sont indépendants. De surcroît, pour certains d'entre eux comme la démographie, le progrès médical ou les épidémies, un président de la République française n'a sur ces facteurs, au cours de son quinquennat, que peu de prise.

La démographie

La démographie a un double impact sur les dépenses de soins médicaux : elles augmentent arithmétiquement avec le nombre d'habitants et dépendent de la structure d'âge de la population. C'est notamment le cas en France où la fameuse « pyramide des âges » n'a plus depuis des décennies l'aspect d'une pyramide, mais d'un rectangle surmonté d'un triangle, une sorte de meule de foin à l'ancienne.

« Entre 2011 et 2015, la dépense de santé, tous financeurs confondus, telle que retracée par la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM), a progressé de 8,9 %. Plus de la moitié de cette croissance s'explique par des facteurs démographiques : l'accroissement de la population pour un quart, et son vieillissement pour un autre quart8 », selon l'INSEE.

Au 1er janvier 2020, la population française continue de vieillir. Les personnes âgées d'au moins 65 ans représentent 20,5 % de la population, contre 20,1 % un an auparavant et 19,7 % en 2018, tandis que les naissances baissent9. Pourtant les éclaireurs de la cohorte de la génération du baby-boom (1947-1973) n'ont pas encore atteint 83 ans qui est l'âge où augmente fortement le taux de dépendance. Ils le feront à partir de 2030. Au cours de la décennie actuelle, on peut donc s'attendre à une accélération rapide des dépenses de soins – l'âge moyen des hospitalisations en court séjour est de 70 ans – comme celles de prise en charge de la dépendance. Une personne de plus de 80 ans consomme trois fois plus de soins médicaux qu'une personne de 30 ans. Rappelons en outre qu'à vingt-cinq ans, la moitié des Français ne travaillent pas et qu'à 60 ans, une autre moitié ne travaille plus. Enfin, la base des cotisants à la Sécurité sociale va rester stable en valeur absolue, alors que celle des bénéficiaires ne cessera d'augmenter (de Kervasdoué, 2017).

Le progrès médical

D'un point de vue économique, les innovations médicales ont deux influences qui agissent dans des sens opposés. D'une part, elles permettent des gains de productivité : ainsi, par exemple, le coût des analyses biologiques ou celui d'une séance de dialyse n'ont cessé de baisser, mais, d'autre part, les innovations augmentent le champ du possible et permettent alors de diagnostiquer et de soigner des maladies jusque-là difficilement décelables ou sans solution thérapeutique ; elles accroissent alors les dépenses de soins. Globalement, la résultante de ces deux forces est inflationniste : les modifications des pratiques l'emportent sur les gains de productivité. En outre, l'amélioration des meilleurs soins médicaux accroît l'espérance de vie et, ajoutant de la vie aux années, augmente les dépenses de soins.

La prévention10

Il en va de même de la prévention qui, quand elle est efficace, accroît aussi l'espérance de vie. En effet, comme la vie demeure une maladie sexuellement transmissible 100 % mortelle, si l'on évite une maladie ou un accident aujourd'hui, on ne mourra pas moins demain, on mourra plus tard, éventuellement d'autre chose. Une vie plus longue peut donc vouloir dire plus de dépenses de soins. Il n'y a là aucune critique de la prévention dans cette remarque – quand prévenir n'est pas trop liberticide –, mais un simple rappel des conséquences de notre sort de mortel et de la nécessité de faire des calculs. Par exemple : si les fumeurs ont une espérance de vie de cinq années inférieures à celle des non-fumeurs, leurs dépenses de soins médicaux au cours de leur vie est inférieure à celle de la moyenne des Français11. En revanche, ce n'est pas le cas des alcooliques qui vivent aussi cinq années de moins, mais qui coûtent plus cher leur vie durant. Tout ceci pour rappeler que, contrairement à une idée largement répandue, la prévention ne diminue pas toujours les dépenses de soins médicaux.

Les épidémies

Les ravages de la Covid-19 et leurs conséquences économiques sont suffisamment connus aujourd'hui pour que ce paragraphe ne soit que le rappel d'une évidence et d'une fatalité d'une autre nature. Toutefois, si dans le passé les épidémies de grippe avaient des conséquences économiques qui se chiffraient en quelques centaines de millions d'euros, celles de la Covid-19 se comptent en dizaines de milliards.

Le coût du travail

Le secteur des soins médicaux est un secteur riche en emplois. De surcroît, à l'exception peut-être des applications futures de l'intelligence artificielle, il n'y a pas en médecine de gains de productivité. Une consultation médicale d'un quart d'heure sera demain encore... d'un quart d'heure. À l'exception des prothèses et de médicaux, les actes médicaux rémunèrent les professionnels de santé et, à l'hôpital, plus de 60 % des dépenses sont des dépenses de personnel. Aussi, ce secteur plus que d'autres est sensible à toute évolution des lois sociales, la calamiteuse application des 35 heures l'a montré.

De surcroît, la loi de Baumol, trop souvent oubliée, démontre qu'en médecine, comme dans les industries du spectacle d'ailleurs, la hausse de la productivité des autres secteurs de l'économie tire les salaires de ces domaines vers le haut et augmentent donc arithmétiquement leur part dans les dépenses courantes des nations (Baumol, 1967).

Le mode de paiement des professionnels de santé

Tout système de paiement à l'acte est par essence inflationniste et ce d'autant plus que les actes peuvent être prescrits par le médecin traitant (voire autoprescrits) et remboursés sans contrôle par les régimes d'assurance obligatoires et complémentaires. Ainsi, la manière la plus simple pour un médecin d'accroître son revenu consiste à faire revenir les malades plus souvent que leur état ne l'exigerait. Ils en sont d'ailleurs ravis : « J'ai un bon docteur, il me suit bien ! » Toute ressemblance avec des cas connus n'est pas fortuite : ainsi, on constate dans une même spécialité médicale des variations considérables du nombre d'actes par habitant et par an selon les zones géographiques considérées. En cardiologie, en France, en 1993, la moyenne d'actes par département variait de 1 à 5,8 et les dépenses de cardiologie par habitant de 1 (Ardèche) à 8 (Nice et Paris) ; quant aux revenus bruts annuels des cardiologues, ils variaient cette année-là de 1 à 3,2, selon le département (Letouzey et al., 2000). Il en est d'ailleurs de même des admissions hospitalières qui, pour la plupart des pathologies, fluctuent de manière inexpliquée par des facteurs médicaux.

Quant aux industriels du médicament, leur moteur est économique et financier et dans ce cadre, le marketing est un outil privilégié. En effet, les dépenses dans ce domaine sont supérieures aux dépenses de recherche et notoirement sous-estimées12.

Les limites du marché

Éthique

Elle seule suffirait. En effet, pour nous limiter au seul exemple de la transplantation d'organe, personne en France n'accepterait de réserver les rares organes à transplanter aux plus offrants. Il n'y a pas d'enchère à la suite d'un décès accidentel ! Idée qui donne des frissons en l'évoquant.

Les Français souhaitent collectivement que l'argent ne soit pas une barrière à l'entrée des soins médicaux. La France n'y est pas totalement parvenue, mais s'approche de cet objectif, souhaitable à mes yeux. Toutefois cela pose toute une série d'autres problèmes, notamment parce que quand les soins sont gratuits les patients surconsomment.

Économique

L'une des hypothèses centrales de la microéconomie consiste à prétendre que vendeurs et acheteurs savent ce qu'ils échangent, l'information entre eux est supposée être « pure et parfaite ». Il y a plus d'un demi-siècle déjà, Kenneth Arrow, cotitulaire du prix Nobel d'économie en 1972, montra dans un article publié en 1963 que dans beaucoup de circonstances, notamment en médecine, ce n'était pas le cas : l'information entre le médecin et son malade est « asymétrique » (Arrow, 1963). L'un a fait des études de médecine et pas l'autre. Le patient se sent malade, mais il ne sait pas s'il l'est et ce que la médecine peut lui importer. Il aurait pu ajouter que seul le médecin touche le malade, le malade ne touche pas le médecin !

C'est cette asymétrie qui est à l'origine du code de déontologie de cette profession, comme elle l'est aussi pour celle des avocats depuis l'Empire romain ! Tout code de cette nature tente notamment de prévenir ce que l'on appelle l'« aléa moral », c'est-à-dire le potentiel abus de pouvoir de celui qui sait. L'asymétrie est un autre nom pour la totale dépendance du patient à l'égard de son médecin.

Depuis plusieurs années, je pense qu'il ne s'agit pas seulement d'asymétrie d'information car c'est la nature même de la demande qui pose aussi question, en effet elle est intangible. Ce qu'un patient cherche en consultant un médecin n'est pas un médicament, un examen radiologique ou une intervention chirurgicale, il cherche à aller mieux, à être assuré et donc ce qu'il achète n'est rien d'autre que de la confiance : confiance en l'expertise de son médecin d'abord, mais aussi en sa bienveillance, son humanité, son éthique, son indépendance et sa force, au sens latin du terme.

C'est du fait de cette confiance que, quand les soins sont payants, si les patients pauvres retardent la première consultation, une fois dans le système, ils ne remettent pas en question la nature des soins prescrits. Leur seule alternative est donc de payer ou de ne pas être soigné. On le constate dans de trop nombreux pays du monde et notamment en Chine.

En économie de la santé, le rôle central est joué par les médecins car ce sont eux qui transforment une demande floue d'aide, d'assistance en une suite éventuelle d'autres services (consultations, examens biologiques et radiologiques, interventions chirurgicales, etc.) ou de biens (médicaments, prothèses). Un patient ne demande pas d'être opéré, il accepte de l'être si son état l'exige. La demande de ces biens et ces services ne vient pas du patient. Nous nous trouvons donc dans un cas particulier de la théorie de l'agence car, dans la relation avec son assureur (l'assurance maladie en France), l'agent au sens de cette théorie n'est pas l'assuré comme on le croit le plus souvent, mais son médecin. On fait un contresens majeur quand on estime que l'agent principal est le patient. D'ailleurs on ne peut que constater le peu d'effets qu'a eu le ticket modérateur ou le dossier médical partagé dans la maîtrise des dépenses de santé. Ce n'est pas le patient qu'il faut toucher, mais son médecin.

La manière dont celui-ci va transformer le mal-être de son patient en biens et services médicaux va dépendre de la palette des thérapeutiques mondiales du moment, mais aussi de sa formation et de la facilité locale d'accès aux autres biens et aux services médicaux. Elle va donc aussi varier avec l'offre locale, la culture du patient, ses exigences, ses revenus, son mode de vie, etc. Ainsi, pour nous limiter à cet exemple, le faible taux de scanners et d'IRM13 en France conduit beaucoup de médecins à prescrire d'autres actes d'imagerie « en attendant ». L'offre influence la demande.

Par ailleurs et surtout, il est clair qu'en pratique, les soins prodigués aux malades sont souvent loin, voire très loin, de ce que recommande en la matière les savoirs du moment et notamment en France les référentiels de la HAS (Haute Autorité de santé). Ils le sont plus encore du consensus des grandes revues médicales. Rappelons, s'il en était besoin, que la médecine n'est pas française, elle est mondiale, même si la France contribue à son évolution avec environ 5 % des publications dans les revues médicales à comité de lecture. Ainsi donc, une étude menée dans le Grand-Est de la France et qui porte sur une cohorte de patients insuffisants cardiaques le montre notamment14 et dramatiquement ! Il serait d'ailleurs intéressant de calculer ce que seraient les dépenses de soins médicaux en France si toutes les recommandations de bonnes pratiques cliniques étaient appliquées.

Il faut souligner enfin que le médecin se sent d'autant moins contraint en France que le patient ne paye pas et peut renouveler ses ordonnances et ses examens divers quand il le souhaite. Ainsi, comme tout asthmatique, à l'occasion du renouvellement de l'ordonnance mensuelle, je constate qu'il faut préciser avec insistance au pharmacien que je n'ai pas besoin de toute la liste des prescriptions de ce document, ne serait-ce parce que le nombre de pilules par boîte n'est pas le même et donc elles n'ont pas besoin d'être renouvelées au même rythme. Mais il est tellement plus simple de « tout » demander ! C'est gratuit.

On peut donc retenir que quand les soins sont payants, les patients sous-consomment mais quand ils sont gratuits, ils surconsomment. Donc, à eux seuls, les mécanismes économiques ne permettent pas d'aboutir à une consommation optimale des soins médicaux. Cela toutefois ne disqualifie pas cette discipline dans le domaine de la santé. Beaucoup de recherches, tenant compte de ces contraintes, notamment celles de l'équipe de la London School of Economics, ont porté depuis trois décennies sur les « quasi-marchés » (Legrand, 1991).

Les techniques de rationnement
ou comment faire entrer un rhinocéros
dans une cage à lapin ?

À un instant donné, les dépenses de soins sont ce qu'elles sont et donc le fruit d'une longue histoire, de rapports de force, de politiques plus ou moins efficaces et non pas d'une équitable réponse à la demande des soins médicaux de la population. Peu importe que les inégalités territoriales soient manifestes, que les investissements hospitaliers stagnent, que les malades mentaux souffrent de l'absence de prise en charge, que les tarifs de consultations des infirmiers et des médecins de ville soient bas, ce qui compte en 2019 (avant l'épidémie), pour la préparation de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2020, est que la croissance de l'ONDAM (objectif national des dépenses d'assurance maladie) présenté au Parlement soit compatible avec les grands équilibres économiques de la Nation en veillant à ne pas susciter trop de mécontentements chez les acteurs influents du système de soins. Il faut faire entrer le rhinocéros dans la cage à lapin. Ainsi, comme toujours, les exclus, les moins puissants, seront les premiers ignorés ; pour les autres, cela dépendra de leur capacité de nuisance, aujourd'hui mesurée par leur influence médiatique.

Bien entendu, à l'instar des pays d'Europe du Nord, il serait possible de faire de fortes économies tout en soignant mieux les malades. Avec Roland Cash, il y a trois ans, nous avons montré comment l'on pourrait assez facilement économiser de l'ordre de 8 Md€ (Cash et de Ker vasdoué, 2018), mais cela supposerait que l'on brisât le tabou central,celui auquel aucun gouvernement n'ose toucher : l'absolue et totale liberté clinique. On laisse donc prescrire, ou ne pas prescrire, ce qui conduit parfois à des dépenses inutiles et, plus grave, à ce que certains patients ne reçoivent pas les soins que leur état requiert. En France, c'est un secret de polichinelle que de reconnaître que l'on ne trouve pas partout la même qualité des soins. La première inégalité de l'accès aux soins n'est donc pas l'argent, mais l'information : savoir où se faire, et ne pas se faire soigner !

Les techniques de rationnement

Pour limiter les dépenses de l'année à venir, il faut utiliser des techniques de rationnement. Elles sont aveugles, mais simples, et donc être responsable des comptes sociaux n'est pas d'une extrême difficulté, il suffit de savoir faire des règles de trois. Ainsi, partant du taux de croissance de l'ONDAM, pour tenir dans l'enveloppe, on pourra :

  • plafonner les budgets pour les activités qui sont ainsi financées ;

  • transférer une partie des remboursements aux complémentaires santé, voire les charger de financer la solidarité, comme dans le cas de la CMU ;

  • limiter la croissance du tarif des actes (consultations, examens d'imagerie, de biologie, séjours hospitaliers, etc.) ;

  • appliquer une régulation « prix/volume », autrement dit : baisser les tarifs quand les prescriptions augmentent, technique efficace, le plus souvent sans aucun fondement économique ou médical ;

  • remplacer, quand c'est possible, les médicaments «princeps» par des génériques ;

  • peser sur le coût des achats hospitaliers, ce qui a eu pour conséquences immédiates le recours à des fournisseurs étrangers, le plus souvent asiatiques15 ;

  • limiter les autorisations des équipements dits « lourds » (scanner, IRM) et, plus encore, l'ouverture de lits hospitaliers, dont les lits onéreux comme la réanimation ;

  • limiter les investissements hospitaliers ;

  • retarder de plusieurs années les autorisations de nouveaux médicaments et de nouveaux actes médicaux en ne les inscrivant pas à la nomenclature, ce qui de surcroît pénalise les innovateurs français.

Certaines de ces techniques sont justifiées, notamment celle qui consiste à favoriser les génériques, toutefois la plupart sont brutales, aveugles et très fortement inégalitaires. Il est d'ailleurs fascinant de constater comment la centralisation croissante de la politique de santé accroît fortement les inégalités territoriales et sociales sans réactions des élus, voire des médias.

Quand le rhinocéros s'échappe

En matière de dépenses sociales, dans certaines circonstances, la pression doit être lâchée, le rhinocéros s'échappe. Ce fut le cas des accords de Grenelle en juin 1968, de l'application des 35 heures à l'hôpital en l'an 2000 et de l'épidémie de Covid-19 en 2020 et 2021.

Ainsi, le 28 septembre 2020, Olivier Véran et Olivier Dussopt (ministre délégué chargé des comptes publics) présentaient à la presse le PLFSS 2021 (Projet de loi de financement de la Sécurité sociale). On aurait pu penser que les décisions du gouvernement en matière de dépenses de santé seraient débattues, alors que la crise hospitalière perdurait et que l'épidémie repartait. Il n'en fut rien. Si quelques éditorialistes firent avec rigueur et talent leur métier, ce projet provoqua moins de bruit médiatique que la fermeture de quatre élevages de visons ou que, par essence peut-être, le passage d'un avion supersonique dans le ciel de Paris. Les partis politiques étaient aux abonnés absents. Il est vrai que leurs rares spécialistes savent que ce sujet est complexe et ennuyeux. En outre, comment parler d'argent en temps d'épidémie ?

La sécurité sociale, le cœur des mécanismes de solidarité, met en jeu des sommes considérables puisées dans la poche des Français, qu'il s'agisse d'impôts ou de cotisations sociales. En 201816, les dépenses de Sécurité sociale représentaient 21 % du PIB (499,8 Md€ sur les 2 353,1 Md€ de PIB). Elles ne sont toutefois qu'une partie des dépenses de toute la protection sociale qui au total s'élèvent à 34 % du PIB (799,9 Md€).

Il est crucial de réaliser que ces montants sont dix fois plus importants que ce que rapporte à l'État l'impôt sur le revenu qui ne collecte « que » 79 Md€ en 201817. Quant à l'IFI (impôt sur la fortune immobilière) – objet de débats passionnés –, il ne fait entrer dans les caisses à peine 1,3 Md€ en 2018, soit moins que la marge d'erreur de calcul des dépenses de protection sociale et moins que les fraudes sociales qui, rien que pour la caisse d'allocations familiales, seraient de 3 Md€18 !

La Sécurité sociale19 n'est donc qu'une partie de la protection sociale et, à son tour, l'assurance maladie n'est qu'une partie de la Sécurité sociale, d'ailleurs pas la plus importante financièrement : 236,1 Md€ pour la maladie en 2021 et 247 Md€ pour la vieillesse (les retraites20). Il faut en outre savoir que les chiffres des comptes de la Sécurité sociale ne sont pas toujours ceux repris dans les débats publics parce que, le plus souvent, on ne parle que du régime général de la Sécurité sociale, celui des travailleurs salariés et pas des autres régimes : la MSA ou les « indépendants » (RSI). Ainsi les comptes de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés ne représentent qu'une partie des dépenses d'assurance maladie, qui ne sont qu'une partie de la Sécurité sociale, elle-même l'un des composants de la protection sociale.

Pour ce qui de l'ONDAM de 2021, au moment du débat parlementaire de l'automne dernier, il était prévu qu'il passerait à 224,6 Md€ à comparer aux 215,7 Md€ estimés de 2020 (4,1 %). Outre le fait qu'à l'époque, l'année 2020 n'était pas finie, il y eut dans cette première présentation un tour de passe-passe. En effet, la loi de financement de la Sécurité sociale votée l'année passée prévoyait un montant de 205,6 Md€, mais elle a été officiellement « rectifiée » de 10,1 Md€ pour atteindre 215,7 Md€, Covid-19 oblige. Cette rectification 2020 pour 2021 est passée totalement inaperçue, pourtant – pour donner des ordres de grandeur –, elle représente presque trois fois le montant du budget du ministère de la Culture pour 2020 (3,83 Md€), ou encore plus du quart du budget du ministère de la Défense (37,5 Md€) ! De fait, ce chiffre était encore sous-estimé de 4 Md€ : le montant de l'ONDAM 2020 fut de 219,5 Md€, soit un dépassement de 14 Md€ par rapport au budget voté à l'automne 2019 !

Ce sera vraisemblablement pire en 2021. En effet, après une dotation exceptionnelle de 4,28 Md€ pour Santé publique France (il s'agit essentiellement de l'achat de tests et de vaccins), le « Comité d'alerte » chargé du suivi de l'ONDAM indiquait en juin 2021 : « Les risques identifiés de dépassement s'élèvent à 9,6 Md€ et pourraient porter les dépenses de l'ONDAM à 235 Md€ en 2021, en progression de 17,1 % par rapport à la situation d'avant-crise (2019). »21

Il s'agit là des dépenses de Covid-19 car les autres mesures de la loi de finance 2021 furent moins généreuses qu'il n'y paraissait ; de surcroît, elles ont, encore une fois, renforcé la bureaucratie et la centralisation du ministère de la Santé. Elles promettent donc des lendemains qui déchantent. Rappelons qu'en 2019, les dépenses hospitalières étaient de 99 Md€ (77 Md€ pour le public, 22 Md€ pour le privé) et qu'à l'hôpital public, les dépenses de personnel représentent 62 % des dépenses annuelles.

À la suite du Grenelle de la santé, le gouvernement s'est engagé à une augmentation de la rémunération des soignants. Le PLFSS 2021 traduit cet engagement pour un montant net de 8,8 Md€, mais cette augmentation sera étalée sur quatre ans (+1 Md€ en 2020, et +5,8 Md€ en 2021, 2 Md€ les années suivantes). De fait, elle ne coûterait que 4,6 Md€ car, notamment, la Sécurité sociale récupérerait des cotisations sur ces augmentations de salaire.

Plus critiquables sont les décisions en matière d'investissements des établissements médicaux et médicosociaux. Dans le monde développé, on estime qu'un établissement hospitalier peut s'adapter, aménager, reconstruire et innover si ses investissements représentent de l'ordre de 7 % de son budget de fonctionnement annuel, soit donc, pour les seuls hôpitaux publics, de l'ordre de 5 Md€. À cet aulne, on voit que les 500 M€ d'aide à l'investissement prévus pour 2021 ne représentent pas grand-chose. Il en est de même des montants du numérique où 450 M€ par an sur trois ans ne vont pas permettre aux établissements français de rattraper leur retard en la matière, aujourd'hui autour de 2 % des dépenses de fonctionnement, alors qu'il faudrait monter, au minimum, à 4 % ! Quant à l'allégement du tiers de la dette des hôpitaux publics, décision apparemment généreuse, elle s'étale sur quinze ans !

De fait, ce qu'il y a derrière tout cela est avant tout la prise en main par l'État de la gestion hospitalière. Elle traduit une absence totale de confiance à l'égard des directeurs d'établissements, comme des agences régionales de santé, car tout cela va être géré nationalement par « un fonds transversal pour la modernisation et l'investissement en santé (FMIS) », chapoté par un Comité national d'investissement en santé (CNIS). « Le CNIS fixera les grandes orientations nationales pour l'investissement, préconisera les critères de répartition d'enveloppes financières dédiées à l'investissement entre les régions et dialoguera avec les ARS sur leur politique régionale d'investissement. » Un drame ! Pourquoi ne pas augmenter les tarifs et les dotations budgétaires et laisser, dans le cadre d'un plan régional, les établissements gérer eux-mêmes leurs investissements, puis, bien entendu, les contrôler a posteriori. Décidément le gouvernement n'a rien appris de la Covid-19, alors même que cette épidémie a douloureusement révélé les conséquences de la centralisation.

Quant aux réformes de financement de l'hôpital à la « qualité », à la psychiatrie, aux soins de suite, ces thèmes sont évoqués, mais leurs conséquences économiques et financières ne sont pas précisées. On attend notamment avec impatience ce que sera la manière de financer les services de médecine assise sur « des critères de besoins de santé des patients et du territoire ». Je crains que l'on mette des années à réinventer l'eau tiède. La méconnaissance de ces questions par l'administration française est abyssale. En effet, nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce type de questions, or nous devrions avoir appris que certaines n'avaient pas de réponses et que notamment la notion de « besoin » n'avait aucune substance.

Pour la médecine de ville : rien, en attendant les négociations conventionnelles de l'année prochaine. Et, enfin, pour l'industrie biomédicale, s'il est imaginé une procédure allégée pour la mise sur le marché des innovations, il n'existe rien dans ce projet pour favoriser l'achat de biens made in France.

Mais d'où vient cet argent qui n'existe pas ?

En 2020, le déficit de la Sécurité sociale fut de 38,4 Md€, un montant identique est prévu pour 2021 (38,7 Md€), malgré la croissance de l'économie. Un déficit de l'ordre d'une trentaine de milliards est également prévu pour 2022. Cela devrait être inquiétant, cela ne l'est pas puisque avec la CADES (Caisse d'amortissement de la dette sociale) a été trouvé le moyen de financer les drames de l'épidémie et l'apparente générosité du gouvernement, on payera plus tard, jusqu'en 2033 d'abord, puis 2040, 2045... Régleront la facture ceux qui ne peuvent pas encore protester : les générations futures.

On est alors en droit de se demander, puisque cela marche, alors que le gouvernement a été aussi peu regardant pour le remboursement des tests, pourquoi ne s'est-il pas lancé dans un ambitieux programme de modernisation des hôpitaux publics, notamment à Paris ? Pourquoi il attend encore pour que les médecins de ville soient dignement honorés ? Pourquoi n'est pas créé un fond dédié aux entreprises du secteur de la santé afin que les découvertes françaises de la recherche biomédicale – elles sont nombreuses et de qualité – ne soient plus systématiquement valorisées aux États-Unis ? Cela aurait plus de retombées économiques et sociales que les discutables choix gouvernementaux en matière d'hydrogène et de certaines autres énergies renouvelables.

En 2022, ou plus vraisemblablement 2023 pour 2024, la question centrale sera de savoir sur quelle base l'ONDAM sera calculé quand la Covid-19 ne sera plus qu'une maladie infectieuse comme les autres, mais surtout quand les aides européennes auront disparu et que le déficit des dépenses publiques sera encore de l'ordre de 9 % du PIB. Nul doute que l'on ne reviendra pas sur les augmentations de salaire des hospitaliers et si, bien entendu, il n'est plus nécessaire de consacrer des sommes considérables aux tests et aux vaccins, réduira-t-on l'ONDAM comme on le devrait ? Cela semble peu vraisemblable, comme l'incitent à penser les analyses de Tocqueville, car alors de nombreuses revendications se feront sentir. Quand cela ira mieux du point de vue de l'épidémie, cela ira plus mal du point de vue des revendications des acteurs du système des soins médicaux.

Pourra-t-on y résister quand on a laissé entendre aujourd'hui que la santé pouvait être financée quoi qu'il en coûte ? Pourquoi il en coûterait demain ? Déjà, au cours de la première moitié du xixe siècle, Frédéric Bastiat remarquait que les Français (et aujourd'hui les médias) ne pensaient pas que l'argent de l'État était le leur. Pour ce qui est de la Sécurité sociale, il prévoyait aussi que quand la Sécurité sociale serait financée par des cotisations sociales et des impôts (et non plus des caisses mutuelles pour lesquelles il plaidait), « on s'apercevra qu'on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un préfet, même la subsis tance, et dont les idées sont perverties au point d'avoir perdu jusqu'à la notion du droit, de la propriété, de la liberté et de la justice22 ». Nous y sommes et pouvons annoncer pour 2023 aux candidats à la présidence de la République pour 2022 un avis de grand frais, voire de tempête !

Quelques réformes depuis trop longtemps attendues

Il ne s'agit ici que d'en esquisser les thèmes. Nous les avons détaillés dans d'autres ouvrages et articles.

Pour ce qui est du financement, je suis partisan d'abandonner les prélèvements de cotisations patronales et salariales sur les salaires et de tout transférer à la CSG et aux taxes sur le tabac et l'alcool. Pour le rôle des complémentaires santé, je renvoie le lecteur à l'article de Didier Bazzocchi et aux raisons pour lesquelles on peut proposer une compétence limitée mais totale de ces assureurs sur l'optique, les soins dentaires et l'audiométrie.

Pour ce qui est de l'organisation du système de soins, je propose :

  • la définition d'objectifs régionaux23 précis et chiffrés pour la prise en charge des grandes endémies, objectifs à cinq ans dont la réalisation est analysée annuellement. Il n'y a aucune raison de se limiter au cancer ;

  • je suggère aussi de transférer aux régions tout ce qui relève de la prévention et de la santé publique tant les priorités régionales en la matière varient ;

  • le contrôle de la conformité des pratiques cliniques aux recommandations de la HAS. Les systèmes d'information existent (SNIRAM et PMSI). Dans toute activité économique, cela s'appelle un contrôle a posteriori. Serait-ce illégitime en médecine ?

  • payer les médecins traitants pour les 2/3 au forfait annuel (capitation) et pour 1/3 à l'acte. Non seulement la capitation n'est pas inflationniste (elle n'augmente qu'avec le nombre d'habitants), mais il me semble plus noble de payer un médecin pour prendre en charge un malade que pour « faire » des actes (de Kervasdoué et Bazzocchi, 2019) ;

  • organiser un débat permanent, public et contradictoire sur la gestion des nomenclatures d'actes et de leur tarif, outils économiques centraux de la gestion de la médecine de ville et des innovations ;

  • bâtir un système permettant de coordonner la prise en charge des différents acteurs en médecine de ville. Dans le jargon, cela s'appelle « gérer le parcours de soins » dont personne ne s'occupe vraiment, même si l'on prétend que cette tâche incombe au médecin traitant ;

  • sortir l'État de la gestion hospitalière et faire des hôpitaux publics des institutions indépendantes avec un vrai conseil d'administration qui a la responsabilité civile et pénale. Il nomme donc le directeur, le médecin-chef et l'infirmière générale (de Kervasdoué, 2021) ;

  • à l'instar des centres de lutte contre le cancer (CRLCC), abandonner le titre IV de la fonction publique hospitalière pour tout nouveau recrutement et remplacer les statuts actuels par une convention collective ;

  • nommer localement les médecins hospitaliers ;

  • développer le recrutement des « infirmiers de pratique avancée » (bac+5) pour accompagner les médecins traitants dans la prise en charge des patients à domicile ;

  • évaluer les réformes en santé mentale et proposer une réorganisation de la psychiatrie en ne sous-estimant pas l'importance des questions de formation ;

  • revoir le financement de la recherche biomédicale en donnant la priorité au financement des équipes et non plus des projets.

Cette liste n'est pas exhaustive. Mais diffère des propositions habituelles. La question centrale est le rôle de l'État. Pour l'essentiel, il joue un rôle qui n'est pas le sien en s'immisçant notamment dans la gestion hospitalière et ne joue pas son rôle de tuteur et de contrôleur de sa politique (de Kervasdoué, 2001).


Notes

1 L'instauration des lois de financement de la Sécurité sociale date du plan Juppé (décembre 1995).
2 Voir le site : https://www.irdes.fr/documentation/syntheses/plans-de-reforme-de-l-assurance-maladie-en-france.pdf.
3 Il importe de distinguer les dépenses de santé, les dépenses de soins médicaux des dépenses d'assurance maladie. L'assurance maladie obligatoire (AMO) finance une grande partie des soins médicaux, mais elle finance aussi d'autres dépenses et notamment les arrêts de travail. En 2019, la Sécurité sociale finançait 78,2 % de la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) d'un montant de 208 Md€, les organismes complémentaires (mutuelles, sociétés d'assurances et institutions de prévoyance) 13,4 %, la part restant à la charge des ménages était de 6,9 %.
4 Liberté de choix, liberté de prescription, liberté d'installation, paiement à l'acte et de facto non-contrôle des pratiques cliniques.
5 Elle a changé de nom. Elle s'appelle aujourd'hui la classification commune des actes médicaux (CCAM), mais le principe reste le même.
6 En 2019, l'assurance maladie finance 78,2 % des soins médicaux, soit 162,6 Md€.
7 Ceux de Didier Bazzocchi et d'Étienne Caniard.
8 Voir le site : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/er1025.pdf.
9 Voir le site : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277619?sommaire=4318291#:~:text=Tableaux%20et%20graphiques-,Pr%C3%A9sentation,%2C7%20%25%20deux%20ans%20auparavant.
10 Ce terme polysémique est utilisé à tort et à travers. Il est utilisé ici dans un sens limité, à savoir toutes les méthodes qui, hors du champ médical, améliorent la santé.
11 Il ne s'ensuit pas qu'il est recommandé de fumer pour limiter les dépenses d'assurance maladie !
12 Voir le site : file:https:https:///C:/Users/jean/Downloads/depenses_marketing_des_firmes___encore_plus.pdf.
13 14,8 appareils par million d'habitants en France, contre 20 en moyenne dans l'Union européenne en 2019.
14 Les résultats de cette étude à l'origine de laquelle j'ai été et qui se mène avec l'ARS et la CPAM de Strasbourg seront publiés. Ils montrent notamment que les « bonnes pratiques cliniques » ne sont suivies que dans un très petit nombre de cas.
15 L'épidémie de la Covid-19 a montré les conséquences d'une telle politique.
16 C'est la dernière année pour laquelle l'ensemble des comptes publics a été arrêté par les instances de contrôle et les commissions compétentes.
17 Il est vrai qu'il n'est payé que par la moitié des ménages.
18 Voir le site : https://www.senat.fr/rap/r19-699/r19-699_mono.html. Concernant les dépenses de la Sécurité sociale, le mieux peut-être serait de prendre les chiffres du PLFSS pour 2021, voir le site : https://www.espace-social.com/documents/Avant-PLFSS-2021.pdf.
19 La sécurité, c'est aujourd'hui quatre « risques » : vieillesse, maladie, famille, accidents du travail et maladies professionnelles, et bientôt cinq : le « risque » autonomie.
20 Il ne s'agit que des régimes dits « de base ». Il faudrait rajouter les 83 Md€ des régimes complémentaires, légalement obligatoires, soit 330 Md€. Voir les sites : https://drive.google.com/file/d/15PLhd5fo7xcapCZDbZglI7YPWmPOAXkd/vie ; https://www.agirc-arrco.fr/fileadmin/agircarrco/documents/reperes/livret_chiffres_Agirc_et_arrco.pdf.
21 Voir le site : https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/COMITE_D-ALERTE/2021/AVIS%202/COMITE_D-ALERTE-2021-AVIS_2-SUR_LE_RESPECT_DE_L-OBJECTIF_NATIONAL_DE_DEPENSES_DE_L-ASSURANCE_MALADIE.pdf.
22 Voir le site : https://bastiat.org/fr/secusoc.html.
23 Le bon niveau géographique est celui des anciennes régions.

Bibliographies

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