Pour ses défenseurs, la libéralisation des flux de capitaux devait assurer trois types de conséquences. Tout d'abord, à long terme, une meilleure efficience allocative de l'épargne mondiale, les transferts d'épargne et de liquidité devant s'effectuer des pays industriels, à forte épargne, et donc à rapport capital/travail élevé, vers les pays émergents, en pénurie d'épargne et disposant d'un ratio capital/travail plus faible. Ensuite, sur un plan microéconomique, on attendait de la globalisation financière qu'elle engendre une efficience accrue des marchés et une plus grande dispersion des risques induits par les opérations financières, par le jeu de divers mécanismes : une gestion internationale des portefeuilles permettant la mise à profit de la décorrélation des rendements et des volatilités, l'élimination des rentes de situation et le renforcement de la concurrence parmi les intermédiaires financiers, le recours aux instruments financiers de couverture des risques, notamment les dérivés. Enfin, sur le plan macroéconomique, on en attendait un allégement des contraintes de balances des paiements donnant par conséquent des marges de liberté accrues pour la politique économique et assurant un lissage de la consommation et de la croissance en présence de chocs. S'ajoutant aux ajustements induits par la flexibilité des taux de change, cela devait s'opérer par le financement privé des déséquilibres de balances des paiements en faisant appel aux marchés, via le recours facilité à l'endettement et aux entrées de capitaux. Une plus grande discipline macroéconomique devait également apparaître, en complément de l'indépendance des banques centrales, faisant des politiques de stabilité monétaire un impératif. La politique macroéconomique devait donc être mieux à même de répondre aux chocs conjoncturels affectant le revenu et la consommation. Les effets attendus étaient particulièrement vertueux pour les pays émergents : baisse du coût du capital, investissement accru, gains de productivité, décollage économique et croissance à la fois plus stable et plus forte, etc.
L'expérience de la globalisation financière, depuis quarante ans, ne recouvre qu'imparfaitement ce schéma théorique et les paradoxes sont légion. D'abord à cause d'une carte des mouvements de capitaux atypique. C'est le paradoxe de Lucas : l'essentiel des flux bruts de capitaux s'est opéré entre les pays industriels et non pas des pays du Nord vers ceux du Sud. À compter du début des années 2000, les pays émergents, et en particulier les pays de l'Opep et la Russie, mais aussi la Chine et les autres pays émergents d'Asie du Sud-Est, ont été les plus gros exportateurs d'épargne, surtout en direction des pays du Nord, les États-Unis principalement. Les choses se sont cependant inversées au cours des années 2010, après le choc de la grande crise financière (GFC, great financial crisis). Au-delà des flux nets de capitaux, la taille considérable des mouvements bruts et donc l'ampleur des flux croisés de capitaux, par exemple entre l'Europe et les États-Unis, sont venues démentir le lien entre les flux de capitaux et la rareté relative des facteurs de production. Surtout, on a constaté la prédominance des mouvements de capitaux bancaires ou des investissements de portefeuille, et non pas des investissements directs à long terme. Quant à la relation entre les entrées de capitaux et la croissance des pays émergents, elle reste controversée. Les gains induits sur la croissance ne sont pas avérés, ce qu'ont illustré de nombreuses études, notamment celles menées au FMI (Fonds monétaire international) sous la direction de Rogoff (Kose et al., 2009) ou de Ghosh (Ghosh et al., 2017) : on ne décèle pas d'effet direct de l'ouverture financière sur la croissance, mais seulement des effets indirects, via la qualité des institutions et le poids des disciplines, tant du côté de la gouvernance d'entreprise qu'au niveau des régulations financières. Et même pour ce qui concerne les investissements directs à l'étranger, il n'y a pas de relation très claire avec la croissance. Les effets, là encore, sont conditionnels et semblent d'autant plus élevés que les institutions du pays d'accueil sont efficaces, d'où l'idée d'un seuil de développement à partir duquel les entrées de capitaux exercent un effet positif sur le plan réel. Le schéma standard des textbooks (entrées de capitaux, baisse du coût du capital, investissement accru, gains de productivité, croissance plus forte, etc.) n'est donc pas validé et les sources internes de financement de la croissance restent déterminantes. Le cas de la Chine et de l'Inde en témoigne aisément.
Par ailleurs, en situation de libéralisation financière, les politiques macroéconomiques sont assujetties à la crédibilité que les investisseurs leur accordent et elles dépendent fortement de la confiance, quelque peu fugace, des marchés. Les taux de change, plus qu'aux fondamentaux, répondent aux écarts de rendements et aux anticipations des investisseurs internationaux. La liberté accrue pour les politiques économiques n'est donc pas garantie. Il y a sans doute un report des ajustements, mais au prix d'un accroissement de l'endettement externe, source de risques multiples : hausses des taux (primes de risque), volatilité, procyclicité, sudden stop (brusque interruption des afflux de capitaux), crises de change, etc. ; nous y reviendrons.
Mais surtout on a observé une corrélation entre l'approfondissement de la libéralisation financière et les situations d'instabilité financière et de crises (crises de change, crises bancaires, krachs boursiers, crises jumelles) qui se transforment désormais en crises systémiques. Tel fut le cas, d'abord, au cours des années 1980 : crises de change à répétition en Europe, krach boursier, crises de la dette en Amérique latine. Depuis la moitié des années 1990, c'est surtout parmi les économies émergentes que les crises se multiplient, avec la crise mexicaine, puis avec la crise asiatique. Plus récemment, on a pu observer que ces crises n'épargnaient pas les pays les plus riches après le déclenchement de la crise américaine, à l'origine de la GFC, une crise systémique d'ampleur planétaire et conduisant à la Grande Récession de 2009. Quant à la période des années 2010, jusqu'à aujourd'hui, elle a été marquée par des entrées massives de capitaux, puis par des tensions subites parmi les pays émergents, au gré des afflux et des reflux initiés aux États-Unis ou en Europe, notamment à l'occasion de la crise de la Covid ou de la guerre en Ukraine.
Le bilan de quarante ans de libéralisation des mouvements internationaux de capitaux, à des rythmes divers selon les zones et les niveaux de développement, est donc ambigu. Les flux de capitaux peuvent contribuer aux transformations et à l'efficience accrue des systèmes financiers. Ils induisent des effets sectoriels positifs sur l'investissement productif privé et allègent certaines contraintes de financement. Mais leurs effets sur l'instabilité financière peuvent être massifs, avec des coûts macroéconomiques élevés, et la libéralisation des flux de capitaux ne peut plus être érigée au rang d'un « impératif catégorique ». Cela explique que le contrôle éventuel des entrées ou des sorties de capitaux fasse désormais partie de la « boîte à outils » des policy makers. Dit autrement, les mouvements de capitaux sont désormais sous surveillance et il est révélateur, à ce sujet, que le FMI ait tout récemment réorienté sa doctrine en matière de contrôle des mouvements internationaux de capitaux.
Comment justifier théoriquement ce recours à des réglementations s'appliquant aux flux de capitaux ? On avance habituellement trois justifications à la mise en place d'une réglementation dans une économie de marché : les distorsions de concurrence ; la protection des consommateurs, en l'occurrence, en matière financière, celle des investisseurs ou des emprunteurs à l'échelle internationale ; les externalités négatives. Le contrôle des mouvements de capitaux relève de la troisième justification. Il s'agit d'internaliser le coût social éventuellement induit par ces flux, en considérant que la stabilité financière est un bien public.
En privilégiant la situation des pays émergents et des économies en développement, on va examiner cette question des contrôles pouvant s'appliquer aux flux de capitaux, en analysant, dans un premier temps, la position du FMI, redéfinie en mars 2022, sous la forme d'une « vue institutionnelle sur la libéralisation et la gestion des mouvements de capitaux ». On verra ensuite ce que sont les externalités macroéconomiques et macrofinancières que suscitent les flux internationaux de capitaux et qui justifient cette inflexion, tant du côté du côté du FMI qu'à l'échelle des gouvernements ou des banques centrales au sein des pays émergents. Et l'on posera, enfin, la question de l'efficacité et des conditions de mise en œuvre de cette nouvelle surveillance des flux de capitaux.
LA VUE INSTITUTIONNELLE SUR LA LIBÉRALISATION ET LA GESTION DES MOUVEMENTS DE CAPITAUX DU FMI, VERSION 2022 : UNE LÉGITIMATION DES POLITIQUES DE CONTRÔLE DES MOUVEMENTS DE CAPITAUX
Dès 2012, le FMI a matérialisé un changement de cap s'agissant de sa doctrine relative à la libéralisation des flux de capitaux, en se référant à la notion de gestion des mouvements de capitaux (FMI, 2012). En substance, si les flux de capitaux peuvent apporter des bénéfices substantiels, des mesures de contrôle de ces flux peuvent s'avérer utiles, dans certaines circonstances, sans toutefois se substituer aux ajustements macroéconomiques. Ces contrôles peuvent s'appliquer de deux manières : par le jeu de réglementations directes, de caractère quantitatif ; ou bien en s'appuyant sur des mécanismes de marché, par le jeu d'une taxation implicite ou explicite des entrées de capitaux, les rendant plus coûteuses pour leurs destinataires.
Plus récemment, dans la nouvelle version de sa Vue institutionnelle sur la libéralisation et la gestion des mouvements de capitaux, adoptée en mars 2022 par le Conseil d'administration de l'institution de Washington, un changement significatif a été apporté (FMI, 2022a, 2022b) : les mesures de gestion des afflux de capitaux (CFM, capital flow management measures, et MPM, macroprudential measures), se substituant désormais à la notion de contrôle des capitaux, jugée négativement connotée, peuvent s'avérer appropriées, dans une logique préventive (preemptive), même en l'absence d'afflux massifs, à cause des vulnérabilités financières ou macroéconomiques exposant les pays concernés à des difficultés systémiques ou à des crises en cas de renversement de ces flux. Si ces mesures doivent être ciblées, temporaires et transparentes, elles font désormais partie de l'arsenal des politiques de stabilité financière et elles s'insèrent dans la catégorie plus large des politiques macroprudentielles.
De nouveaux principes en matière de surveillance et de conditionnalité
Dans cette nouvelle « vue institutionnelle », trois caractères doivent être soulignés : (1) la focalisation sur les entrées de capitaux, (2) la dimension préventive de ces politiques de gestion des flux de capitaux et (3) leur application dans des circonstances particulières quant à l'insertion d'un pays dans la finance globale, notamment en présence de risques de bilans agrégés ou de vulnérabilités des stocks d'avoirs et d'engagements externes (currency mismatch ou maturity mismatch). Ce faisant, la « vue institutionnelle » du FMI mobilise de nouveaux concepts, avec les situations de macrocriticalité, les afflux excessifs de capitaux (capital inflow surge), les crises imminentes, la libéralisation financière prématurée, autant de notions désormais susceptibles d'être mobilisées dans les fonctions de surveillance ou de soutien financier des pays membres.
La macrocriticalité recouvre les facteurs susceptibles de justifier les politiques de contrôle des mouvements de capitaux pour des raisons de sécurité nationale, à cause de l'application de standards prudentiels internationaux ou dans le cadre de la coopération internationale face à l'évasion fiscale. Les afflux excessifs de capitaux sont au cœur de l'inflexion apportée à la doctrine du FMI, puisqu'il s'agit de discriminer non seulement l'ampleur exceptionnelle des entrées de fonds, au-delà des capacités d'absorption du pays considéré, mais aussi, plus encore, de prévenir les défis que cela suscite sous l'angle de la stabilité macroéconomique ou financière, s'agissant de l'autonomie des politiques monétaires ou du déclenchement de phases de boom sur les prix d'actifs financiers ou immobiliers, ou sur la croissance du crédit, pouvant se traduire par des crises bancaires. La libéralisation prématurée concerne des pays qui se sont résolument engagés dans la voie de la libéralisation financière, mais qui se heurtent ensuite à de fortes tensions justifiant le retour temporaire à de nouveaux contrôles.
Avec ces politiques, on s'éloigne de l'image du FMI agissant comme chef d'orchestre d'une globalisation financière débridée, et l'on observe un double infléchissement dans la doctrine du Fonds.
L'infléchissement de la doctrine du FMI
Le premier changement politique majeur concerne le caractère préventif et la focalisation des mesures envisagées sur les entrées de capitaux, même en l'absence de fortes tensions et d'afflux massifs. Il ne s'agit pas de remettre en cause les bénéfices génériques qu'apporte la libéralisation financière, d'où l'intitulé à double entrée qui combine la libéralisation et la gestion des mouvements de capitaux, mais de tenir compte du fait, jusqu'ici trop négligé, qu'elle induit également des risques systémiques, même en l'absence d'afflux massifs, en présence d'un éventuel sudden stop (Calvo et al., 2006). Car, dans ce cas, les instruments conventionnels sont inefficaces et les fragilités financières accumulées accentuent l'ampleur du choc. Si un sudden stop ou des sorties de capitaux provoquent une dépréciation du taux de change, celle-ci dégrade les contraintes de bilan et la politique monétaire n'est guère adaptée : une défense par la hausse des taux d'intérêt conforte les effets négatifs du sudden stop sur le crédit et l'output ; une défense par la baisse procyclique des taux conduit à une dépréciation accrue qui accentue les tensions financières et peut alimenter un scénario de crise. D'où la justification des politiques préventives de contrôle des afflux de capitaux, surtout dans des situations de crise latente ou imminente que l'on peut évaluer à partir d'une batterie de signaux d'alerte, macroéconomiques ou macrofinanciers.
Dans quelles circonstances de telles politiques préventives de type CFM ou CFM/MPM doivent-elles être engagées ? Selon la « vue institutionnelle », tout dépend de la réponse apportée à trois questions : (1) les risques systémiques sont-ils élevés, notamment en fonction de l'ampleur des déséquilibres de stocks vis-à-vis de l'extérieur (currency mismatch ou maturity mismatch) ? (2) les politiques préventives de contrôle des entrées de capitaux sont-elles alors nécessaires ? et (3) cette gestion des mouvements de capitaux aide-t-elle à maîtriser les fragilités de la position financière externe ou, à l'inverse, ne risque-t-elle pas de les exacerber, en confortant l'anticipation de chocs domestiques ou venant de l'étranger ? Car les politiques de gestion des flux des capitaux peuvent également entraîner des coûts, justifiant d'ailleurs leur caractère temporaire : coûts de surveillance et d'infrastructures de supervision de l'application des mesures, coûts microéconomiques de compliance, accentuation des incertitudes politiques, réduction de la concurrence dans les systèmes financiers et création de rentes, fardeau plus élevé sur les petites entreprises, réduction de l'attractivité à long terme du côté des investisseurs internationaux, etc.
Le second changement de politique majeur conduit à inclure les politiques de gestion des flux de capitaux dans ce que Obstfeld (2021) dénomme la « boîte à outils macroprudentielle ». La question de la libéralisation des mouvements de capitaux a longtemps été posée en termes binaires, au titre d'une décision politique s'inscrivant dans la durée et conduisant à choisir soit la mobilité parfaite des capitaux, soit les contrôles interdisant tout transfert financier avec l'étranger. Tel est le cas dans le schéma théorique dont découle le trilemme de Mundell. Ce n'est pas ce que retient la « vue institutionnelle ». Les nouvelles politiques de surveillance et de contrôle des mouvements de capitaux ne se limitent pas à des décisions administratives réduisant ou interdisant les afflux ; elles doivent présenter un caractère discrétionnaire, contracyclique et donc temporaire, tout au moins sur le plan des principes affichés. À ce titre, ces mesures relèvent bien du nouveau paradigme macroprudentiel qui justifie des réponses discrétionnaires et pragmatiques face aux imperfections de la finance et aux externalités qu'elles suscitent, sans que les agents économiques ne soient à même de les internaliser, nous y reviendrons. Lorsque les mesures macroprudentielles ciblent les non-résidents ou visent la limitation de l'endettement, y compris l'endettement en devises, elles s'apparentent également à des politiques de gestion des flux de capitaux.
Mais comment justifier ce changement de cap ? L'inflexion apportée par le FMI à sa conception des contrôles des capitaux répond aux nombreuses imperfections de la finance globale que l'histoire récente de la libéralisation financière et le renouvellement de la théorie économique ont révélées, en l'occurrence à cause des nombreuses externalités qu'induisent les flux de capitaux.
FONDEMENTS THÉORIQUES : LES EXTERNALITÉS INDUITES PAR LES FLUX DE CAPITAUX
Dans les années 1980-1990, au moment de l'amorce de la globalisation financière, le consensus académique consistait à dire que tous les pays devaient libéraliser leur compte de capital compte tenu des multiples gains à en attendre. Les premières interrogations sont venues avec la crise asiatique de 1997-1998, qui a concerné des économies plutôt bien gouvernées et à croissance élevée, et qui avaient bénéficié d'afflux de capitaux de vaste ampleur. Dès le début des années 2000, nombre de pays émergents réintroduisent des politiques de contrôle des capitaux. La deuxième étape démarre avec la GFC de 2008-2009, couplée aux effets des politiques monétaires non conventionnelles qui se généralisent parmi les pays industrialisés. De nouvelles restrictions aux entrées de capitaux sont décidées au Brésil, en Corée du Sud, au Pérou, pour limiter l'appréciation des taux de change et l'inflation des prix d'actifs provoquées par l'ampleur des afflux de capitaux.
Sur le plan théorique, la littérature consacrée aux imperfections des marchés financiers s'est alors étendue à la question des externalités que les entrées de capitaux induisent et que les agents économiques ne sont pas aptes à internaliser. C'est ce que synthétisent les modèles de crises financières dits de 3e génération, fondés sur les déséquilibres de bilans dans un univers d'imperfections multiples (asymétries d'information, aléa moral, aveuglement face au désastre, prophéties autoréalisatrices, risque systémique) et conduisant à des situations de surendettement dont les crises sont le plus souvent l'aboutissement (Cartapanis et Gimet, 2022). Ces externalités concernent les effets des entrées de capitaux sur la stabilité financière et la stabilité macroéconomique compte tenu des conséquences induites sur le crédit et les prix d'actifs (cours boursiers, prix des biens immobiliers). En substance, cela recouvrait l'idée que les économies émergentes empruntent trop à l'étranger et ne se protègent pas suffisamment vis-à-vis des risques que cela suscite, notamment quand ces engagements sont majoritairement à court terme et sont libellés en devises, en dollar pour l'essentiel. Cette inflexion théorique s'est traduite par la mise en cause de l'un des principes de base de la macroéconomie internationale, le trilemme de Mundell.
La mise en cause du trilemme de Mundell
Tout au long des années 2000, les économistes considéraient encore que la flexibilité des taux de change suffisait à réguler d'éventuelles discordances dans les politiques monétaires, de nature à provoquer d'amples mouvements internationaux de capitaux. On reconnaît là le triangle de Mundell : il suffisait d'adopter un régime de changes flottants pour être à même de combiner l'indépendance des politiques monétaires et la liberté de circulation des capitaux. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées dans la plupart des pays émergents ayant libéralisé leur compte de capital, soit qu'ils aient refusé le libre flottement par principe, notamment en présence d'une dette externe élevée libellée en devises, soit qu'ils aient considéré que les tensions sur les taux de change ne répondaient que très imparfaitement aux fondamentaux domestiques mais plutôt aux anticipations moutonnières des investisseurs ou des intermédiaires bancaires internationaux, créant alors des distorsions significatives de taux de change réels et justifiant le recours aux contrôles.
Plus près de nous, les politiques monétaires menées aux États-Unis ou en Europe ont induit des externalités internationales d'autant plus importantes que la globalisation financière s'était beaucoup approfondie, surtout sous la forme de flux bancaires internationaux. Il en est résulté une élasticité quasi infinie de l'offre de crédits internationaux, selon l'expression de Borio (2016), et une dynamique des mouvements de capitaux suscitant des risques accrus de boom du crédit et de surendettement parmi les pays émergents. On touche alors à l'importance de la procyclicité du crédit et des mouvements de capitaux bancaires dans la montée des fragilités, puis dans l'accentuation des tensions financières internationales. C'est typiquement le scénario auquel on a assisté, à partir de 2010, en réponse aux politiques monétaires non conventionnelles menées aux États-Unis et à la baisse des taux d'intérêt directeurs à des niveaux proches de zéro.
Dans les économies émergentes, ces afflux ont provoqué une appréciation significative des taux de change nominaux et, compte tenu des tentatives menées par les banques centrales locales afin de limiter cette hausse, cela a provoqué également une accumulation de réserves de change en devises et une forte expansion de la liquidité globale, favorisant une accélération de la dynamique du crédit et menaçant la stabilité financière, au Brésil, par exemple, mais aussi en Asie, en réponse au retour des capitaux en provenance des États-Unis. Car ces transferts hypothèquent la maîtrise de l'inflation, créent des tensions très fortes sur les taux de change et, surtout, contribuent à une expansion trop rapide du crédit. Cela a créé une situation de dilemme pour la politique macroéconomique au sein de ces économies. Une hausse des taux d'intérêt, de nature à modérer les tensions et à freiner le crédit, a toutes les chances de conforter l'attractivité de ces pays et d'amplifier les entrées de capitaux, surtout les investissements de portefeuille et les flux bancaires, favorisant ainsi la hausse des prix d'actifs. Ce phénomène est accentué si ces pays bénéficient d'une baisse des primes de risque sur le marché des financements corporate ou des emprunts souverains, couplée au maintien de taux d'intérêt très faibles aux États-Unis ou en Europe. À l'inverse, une politique monétaire accommodante et une baisse des taux peuvent éventuellement réduire l'attractivité des actifs domestiques et inverser les anticipations de change. Mais cela accentue les tensions monétaires et financières internes.
Un cycle financier mondial sous-tendu par les flux de capitaux
L'injection de liquidités au centre, après la GFC, s'est donc traduite par des flux de capitaux de vaste ampleur vers la périphérie, vers les pays émergents, qui ont exacerbé les contraintes pesant sur le pilotage macroéconomique de ces pays. Il y a bien un lien entre le volume du crédit international et les booms sur le crédit domestique dans les pays émergents ayant libéralisé leur compte de capital, en Asie, en Amérique latine, en Europe centrale, soit directement, soit par l'entremise des banques domestiques. Ce phénomène s'opère dans des conditions spécifiques selon les sous-périodes et selon la situation propre de chaque pays (inflation, situation du compte courant, soutenabilité de l'endettement externe, etc.), dont découle l'évaluation comparée du risque dans le pays-centre et à la périphérie. Mais on est bien en présence d'un cycle financier global. C'est ce qu'a montré, avec un très fort écho, Rey dans sa fameuse Lecture de Jackson Hole en 2013 et dans toute une série d'articles (2013, 2016, 2019) : la croissance du crédit présente une dynamique commune dans un grand nombre de pays, et celle-ci est adossée aux variations des leviers bancaires et à la dynamique des prix d'actifs financiers (obligations, actions), bien sûr conditionnellement au degré d'aversion au risque des banques internationales. Ce sont les flux bancaires internationaux et, donc, les stratégies d'intermédiation des grandes banques globales qui jouent un rôle déterminant dans le cycle international du crédit et la diffusion vers la périphérie des booms du crédit issus des conditions monétaires prévalant aux États-Unis. Le processus est évidemment symétrique et conduit, en présence d'un sudden stop, d'un reflux, à des situations de crises ou de tensions très marquées apparaissant d'abord sur le marché des changes. Telle est encore aujourd'hui la situation, inquiétante à bien des égards, des pays émergents. Cela a suscité, dans nombre de ces pays, une accentuation des phases de boom et de bust en réponse aux inflexions, avérées ou anticipées, qu'apportait la Fed (Federal Reserve) à la politique monétaire américaine, et c'est exactement ce qui est apparu, à compter du printemps 2013, et plus encore en 2015 ou au moment de la crise de la Covid, avec d'énormes sorties de capitaux en réponse aux anticipations de remontée des taux directeurs américains.
C'est là une configuration qui avait déjà été observée au moment de la crise asiatique, à la fin des années 1990. Ce sont les afflux de capitaux bancaires et, dans une moindre mesure, les investissements massifs de portefeuille qui avaient fragilisé les économies émergentes. Ce sont ces afflux de capitaux qui s'étaient trouvés à la source des tensions bancaires internes, puis au cœur du renversement des anticipations qui déclenchera, in fine, la crise asiatique. On avait également observé que la dynamique des flux bancaires internationaux vers les pays émergents et, plus encore, le déclenchement des crises bancaires ou des crises jumelles dans ces pays relevaient très largement de causes externes (push factors), comme la croissance élevée des pays les plus développés, mesurée par l'output gap, ou la forte liquidité des systèmes bancaires occidentaux, plutôt que de déterminants internes (pull factors). On avait donc déjà observé une diffusion internationale du cycle du crédit et du climat des affaires des pays développés.
Or c'est le même scénario auquel on a assisté, à partir de 2010, en réponse aux politiques monétaires non conventionnelles menées aux États-Unis ou en Europe, selon plusieurs types de spillovers, combinant des canaux par les prix et par les quantités : un comportement suiveur des banques centrales locales, en matière de politique des taux, indépendamment de la situation macroéconomique locale, et contribuant à déroger au respect de la règle de Taylor ; la diffusion des faibles taux de rendement sur les obligations, des économies du centre vers leurs homologues dans les pays émergents, surtout dans la période la plus récente, qualifiée de seconde phase de la liquidité globale par Shin (2014) ; l'appréciation des taux de change, suscitant d'ailleurs, pour la première fois, l'accusation de « guerre des monnaies » de la part du ministre des Finances brésilien ; le boom des crédits libellés en dollars parmi les pays émergents, à un rythme bien plus élevé que pour les résidents américains. Les politiques monétaires non conventionnelles n'ont pas exercé des spillovers singuliers, par le jeu de canaux de transmission inconnus jusqu'ici. En fait, c'est l'ampleur des injections de liquidités et le niveau durablement proche de zéro des taux directeurs américains, ces derniers constituant le prix du levier bancaire, qui expliquent l'importance du choc de liquidité, des effets sur le boom du crédit et les prix des actifs immobiliers ou financiers dans les pays émergents. C'est cette ampleur qui explique aujourd'hui la violence des ajustements face au sudden stop et à l'inversion des flux nets de capitaux entre les pays industriels et les économies émergentes ou en développement.
Dans ces conditions, la normalisation monétaire en cours ne pourra pas s'opérer sans heurts pour les économies émergentes, tout au moins pour les pays dont les balances courantes sont fortement déséquilibrées, surtout en Amérique latine (Brésil, Colombie, Bolivie), ou parmi ceux dont le stock de réserves de change reste insuffisant à l'aune des engagements en devises accumulés depuis les années 1990 et 2000. Car parmi les indicateurs qui précèdent le déclenchement des crises financières dans les pays émergents (crises de change, crises bancaires ou obligataires, crises jumelles), la remontée des taux américains a toujours joué un rôle déterminant, tout au moins pour les pays exposés à des fragilités financières ou affaiblis par des fondamentaux macroéconomiques dégradés. Et surtout, la redéfinition d'un régime monétaire dans les pays émergents, qui serait de nature à minimiser les risques d'instabilité financière sans mettre en cause la croissance, n'est pas aisée. Le défi, pour ces pays, n'est pas tant de choisir, une fois pour toutes, un régime monétaire en privilégiant deux angles extrêmes du triangle de Mundell. Ils doivent arbitrer en permanence entre des objectifs multiples, difficiles à atteindre simultanément, en présence de chocs externes massifs ou de mouvements procycliques de vaste ampleur touchant leurs marchés obligataires ou leur devise sur le marché des changes. Ils font face à de nouveaux trilemmes de politique économique.
De nouveaux trilemmes pour les économies émergentes
Le régime monétaire dans lequel se situe aujourd'hui l'action des policy makers des pays émergents ayant libéralisé, fut-ce partiellement, leur compte de capital recouvre plusieurs volets : les règles de politique monétaire, les objectifs de stabilité financière, le degré de mobilité des capitaux et la politique de change. Cette configuration suscite de nombreux débats.
Certains considèrent que le triangle de Mundell n'est pas caduc. C'est le cas de Obstfeld (2015, 2017). Mais comment, alors, intégrer les nouveaux objectifs de stabilité financière, distincts du critère d'autonomie monétaire ? Pour Rey, on ne saurait parler d'un trilemme, mais plutôt d'un dilemme entre l'autonomie monétaire et la mobilité des capitaux, puisque les variations de taux de change, quel que soit le régime de change, n'isolent pas les pays des chocs externes ou du cycle financier international. De son côté, Schoenmaker (2011, 2013) défend l'idée d'un nouveau trilemme sous l'angle spécifique de la mise en œuvre des politiques de stabilité financière, à cause de la conjugaison difficile de trois phénomènes : d'une part, la responsabilité nationale des politiques de stabilité financière, notamment via le macroprudentiel ; d'autre part, les interdépendances internationales et le degré élevé d'intégration des marchés de capitaux ; enfin, la stabilité financière elle-même, perçue comme un bien public international.
Pour comprendre les défis auxquels doivent répondre aujourd'hui les pays émergents, on est alors conduit à réexaminer la question de leur régime monétaire en se situant sur deux plans. D'une part, la crise financière mondiale a indiscutablement modifié les principes du central banking, avec la prise en compte explicite ou implicite d'un objectif de stabilité financière, couplée à un enrichissement des moyens d'actions au premier rang desquels figurent les politiques macroprudentielles. D'autre part, en référence au trilemme de Mundell, on considère encore trop souvent que les pays émergents doivent simplement combiner un régime de flexibilité des taux de change et un ciblage de l'inflation, plus ou moins adossé à une règle de Taylor. Pourtant, à compter de 2008 et dans la phase d'après-crise, les policy makers des pays émergents ont appliqué de façon très souple de tels principes, en choisissant des configurations hybrides au sein même du trilemme, selon l'expression de Aizenman (2018), tant du côté de la politique monétaire que s'agissant du régime de change ou du contrôle macroprudentiel des flux de capitaux.
L'objectif de stabilité financière
Sur le premier plan, tant parmi les pays développés qu'au sein des économies émergentes, la GFC a provoqué un revirement des gouvernements et des banquiers centraux, très fortement attachés, désormais, à mieux maîtriser ex ante les sources d'instabilité financière, ce qui s'apparente à une rupture vis-à-vis du central banking d'avant-crise. Jusqu'alors, la politique monétaire devait avoir pour principal objectif, sinon pour seule cible, la maîtrise de l'inflation, en mobilisant un seul instrument, le taux d'intérêt directeur sur le marché monétaire. En référence au modèle canonique des nouveaux keynésiens, dès lors que l'inflation était à la fois stable et faible et que l'output gap restait limité, la politique monétaire remplissait sa tâche, sans avoir à réagir aux tensions financières latentes, alors même que l'expansion très rapide du crédit alimentait la hausse des prix d'actifs et les risques associés à un renversement futur, inéluctable mais imprévisible. Il serait excessif d'affirmer que les banquiers centraux, jusqu'alors, n'accordaient aucune attention à la stabilité financière et aux prix d'actifs, au-delà des effets éventuels sur les canaux de transmission de la politique des taux. Mais sur le plan de l'action monétaire, ils se focalisaient sur les prix des biens et des services et adressaient des signaux aux marchés, par les taux ou par leurs déclarations, dans le seul but de canaliser les anticipations inflationnistes. Dans ce cadre, ce qui se passait dans les bilans bancaires ou en matière de surendettement n'avait pas à être pris en compte dans les orientations de la politique monétaire. C'était l'affaire exclusive de la politique prudentielle, dans une perspective microprudentielle. Et l'on considérait que la flexibilité des taux de change suffisait à réguler d'éventuelles discordances entre les politiques monétaires, de nature à provoquer d'amples mouvements internationaux de capitaux. On reconnaît là, à nouveau, le triangle de Mundell dont on a vu pourtant qu'il était désormais mis en cause. Le central banking ne correspond plus à ce modèle et la stabilité financière est devenue un objectif implicite de la politique monétaire.
La préférence pour les régimes de change intermédiaires
Sur le second plan, les pays émergents ne se sont guère conformés au régime monétaire théoriquement optimal associant flexibilité des taux de change et ciblage de l'inflation en présence d'une forte mobilité des capitaux. Ils ont adopté des configurations hybrides au sein même du triangle de Mundell en considérant qu'il n'y avait pas un trade off pur, sur chaque côté du triangle, mais une gradation, différente selon les pays. La règle de Taylor n'a pas été pleinement respectée par les banques centrales des pays émergents, tout comme parmi les pays industriels d'ailleurs. Car les pays émergents ont fortement réagi aux risques d'ins tabilité financière, en modulant la politique des taux en fonction de la politique monétaire américaine, en recourant aux instruments macroprudentiels ou aux contrôles sur les entrées de capitaux pour limiter la propagation du choc de liquidité externe. Quant à l'accumulation de réserves de change, elle révèle le refus des appréciations ou des dépréciations jugées excessives des taux de change, avec un succès mitigé.
Cela explique sans doute la préférence de nombreux pays émergents pour des régimes de change hybrides face aux spillovers internationaux. Les policy makers de ces pays semblent souvent privilégier les régimes de change intermédiaires afin d'éviter les crises de change et/ou les mouvements désordonnés de taux de change, et en particulier les appréciations excessives qu'induisent les entrées de capitaux. Selon la classification du FMI, combinant des critères de jure (basés sur les engagements officiels des gouvernements) et des critères de facto (fondés sur les politiques effectivement menées sur le marché des changes), parmi les principales catégories, la répartition des pays membres en 2020 était la suivante : ancrage dur (currency board, dollarisation ou euroisation) : 12,5 % ; ancrage souple : 46,9 % ; flottement : 32,8 %. Cette typologie présente toutefois plusieurs inconvénients. Elle est difficile à traduire en termes de régimes fixes, flexibles ou intermédiaires. La taille des économies nationales et leur part dans le PIB mondial ne sont pas prises en compte. Et par convention, cela conduit à classer les dix-neuf pays membres de la zone euro parmi les régimes flottants, ce qui n'est pas faux au regard des relations de la zone euro avec le reste du monde, en particulier avec la zone dollar, mais en négligeant alors le caractère irrévocablement fixe de l'ancrage au sein de la zone (Cartapanis et al., 2022). Mais des recherches récentes apportent un éclairage plus affiné. Dans plusieurs contributions, Ilzetzki et al. (2019, 2022) combinent les critères de jure et de facto et utilisent une typologie simplifiée (fixe, flexible et intermédiaire), même si chaque catégorie recouvre des pratiques relativement différentes. Ils évaluent leur distribution non seulement en pourcentage de l'échantillon de pays, développés et émergents, mais aussi en pondérant les pays en fonction de leur part dans le PIB mondial. Contrairement à l'hypothèse de la dominance des « solutions en coin », il apparaît que la gestion des taux de change est aujourd'hui la pratique la plus répandue, pour plus de 65 % des pays, représentant 40 % du PIB mondial, c'est-à-dire avec un hard peg ou avec une marge de fluctuation étroite. Seulement 3 % des économies adoptent le flottement pur, mais ce sont les plus grandes économies, pesant pour 30 % du PIB mondial. Si l'on retient une définition plus étroite de trois régimes de change, en distinguant (1) le flottement pur, (2) le hard peg (union monétaire ou currency board) et (3) tous les autres régimes, qualifiés de régimes intermédiaires, alors ces régimes intermédiaires, qui recouvrent les flottements administrés et les ancrages flexibles, représentent 40 % des pays et près de 50 % du PIB mondial. Nous sommes loin de l'hypothèse de prédominance des « solutions en coin » retenue par les partisans du trilemme de Mundell. Frankel (2019) obtient des résultats comparables. Une très grande majorité de pays adoptent désormais ce qu'il appelle un « flottement géré systématique ». Ils refusent les « solutions en coin » et cela leur confère un degré intermédiaire d'autonomie monétaire couplé à une dose intermédiaire de flexibilité du taux de change. Cela confirme la notion de configuration hybride au sein du trilemme de Mundell proposée par Aizenman et al. (2010).
Des régimes monétaires hybrides
Les chocs externes de liquidité, du type de ceux observés depuis la GFC, placent donc les marchés financiers, les systèmes bancaires et les marchés des changes des pays émergents au cœur des spillovers internationaux. La politique non conventionnelle américaine a directement influencé le prix des obligations émises dans les pays émergents, en monnaie nationale et internationale, en exposant les émetteurs à un risque de change élevé en cas de retournement sur le marché des changes. Et c'est ce qui s'est passé après l'annonce par la Fed de la fin programmée de sa politique de quantitative easing (QE) en mai 2013. À nouveau, toutefois, l'impact n'a pas été de même ampleur selon le profil macroéconomique des pays concernés. Le retour à la stabilité a été plus rapide dans les économies présentant des fondamentaux stables et ayant mis en place des politiques de nature à freiner les entrées de capitaux. Ainsi, les pays d'Asie du Sud-Est, les plus touchés par l'inflexion de la politique monétaire américaine au moment de la crise de 1997, ont été beaucoup moins contaminés par la diffusion internationale du choc monétaire américain des années 2010-2015.
Mais le régime monétaire hybride des pays émergents n'a pas pleinement atteint les objectifs visés. Il est difficile de parler d'indépendance monétaire quand on mesure l'ampleur des corrélations entre les taux courts et, surtout, les taux longs, des pays émergents, d'un côté, et les taux américains, même après prise en compte des variables domestiques ou de certains indicateurs de risque, de type VIX, d'un autre côté. Selon le Rapport 2015 de la BRI (Banque des règlements internationaux), et pour un échantillon de trente pays incluant vingt-deux pays émergents, entre 2000 et 2014, il apparaît qu'à chaque variation de 100 points de base des taux directeurs américains correspond une variation de même signe de 70 points de base du niveau des taux des pays de l'échantillon. Le spillover est de 59 points de base pour les rendements obligataires à dix ans. Les prix d'actifs et les taux d'intérêt, surtout les taux longs, sont devenus beaucoup plus corrélés que dans le passé, tout au long de cette période, quels que soient d'ailleurs les régimes de change, de jure ou de facto, dans les économies émergentes (Cartapanis, 2019). Le quantitative easing américain s'est déversé vers des pays qui n'en n'avaient nullement besoin. Aujourd'hui, le retour progressif à la normale entraîne de nouvelles turbulences parmi les pays émergents. À l'évidence, indépendamment des régimes de change de jure, les banques centrales des pays émergents font face à de nouveaux dilemmes, voire à de nouveaux trilemmes, en réponse à la normalisation monétaire américaine ou européenne. Tels sont, en tout cas, les enseignements de quarante ans d'histoire de la libéralisation des mouvements de capitaux qui justifient amplement, dans le cas des pays émergents ou des économies en développement, les politiques de contrôle des flux de capitaux désormais légitimées par le FMI. Il reste alors à évaluer l'efficacité de ces mesures, dans leur grande diversité, et leur articulation avec le policy mix de chaque économie.
EFFICACITÉ ET MISE EN ŒUVRE DES POLITIQUES DE GESTION DES FLUX DE CAPITAUX
L'évaluation difficile de l'efficacité des politiques de gestion des flux de capitaux
La question de l'efficacité des politiques de gestion, et donc de contrôle, des flux de capitaux se heurte à une réelle difficulté, sous deux aspects : (1) s'agissant de l'identification et de la mesure des contrôles et (2) à propos du choix des variables cibles, limitées aux fragilités financières (croissance du crédit, boom sur les prix d'actifs, maturité des engagements externes) ou étendues aux performances macroéconomiques (croissance tendancielle, output gap, distorsions de taux de change réel, autonomie de la politique monétaire).
En ce qui concerne la quantification des mesures de contrôle (nature et ampleur), la littérature s'est longtemps cantonnée à des indicateurs agrégés d'ouverture du compte de capital en données annuelles. Autant ce type d'indicateur peut s'avérer pertinent s'il s'agit d'évaluer le lien entre le degré de libéralisation externe (et donc l'importance des contrôles sur les flux de capitaux) et la croissance tendancielle, autant on ne peut guère s'en contenter lorsqu'on souhaite prendre en compte toutes les dimensions des politiques de gestion des mouvements de capitaux, leur caractère discrétionnaire et leur timing, au gré des périodes de tensions financières : entrées ou sorties de capitaux, politiques touchant les IDE (investissements directs étrangers), flux bancaires, investissements de portefeuille en actions et/ou en obligations, sur un plan général ou en distinguant les maturités ou les devises utilisées. Les mesures agrégées et annuelles de libéralisation financière externe s'avèrent tout autant insuffisantes si l'on souhaite distinguer les divers canaux d'influence : effets directs jouant sur le coût du capital et les volumes d'entrées de capitaux, effet signal ou s'exerçant sur les anticipations des investisseurs étrangers. Il en est de même si l'on souhaite distinguer les mesures structurelles ou de long terme, et les politiques cycliques ou épisodiques de type macroprudentiel. Surtout si l'on y ajoute la distinction entre les mesures ciblant explicitement les mouvements de capitaux (restrictions sur les engagements en devises ou avec des non-résidents) et les régulations prudentielles s'appliquant à la fois aux marchés ou aux intermédiaires domestiques et aux relations financières avec l'extérieur.
En outre, plusieurs périodes ou plusieurs régimes financiers internationaux doivent sans doute être distingués en fonction de l'ampleur des flux de capitaux vers les pays émergents : (1) du début des années 1990 jusqu'à la crise asiatique de 1997-1998 ; (2) à partir de 2003 et jusqu'à la GFC de 2007-2008, cette période étant marquée par un record absolu quant aux flux de capitaux nets vers les pays émergents ou en développement avec près de 3,5 % du PIB mondial ; (3) ensuite, à partir de 2010, avec la généralisation des politiques monétaires non conventionnelles, en présence d'un nouveau boom des flux de capitaux ; et (4) enfin, avec le reflux adossé à la crise de la Covid, à partir de 2020, renforcé par la remontée des taux directeurs aux États-Unis.
Malgré ces difficultés de mesure, malgré les changements de régimes observés depuis 30-40 ans, malgré, enfin, les problèmes récurrents d'endogénéité entre la cyclicité des politiques de contrôle des entrées de capitaux et la cyclicité des tensions financières, la littérature économique débouche sur deux conclusions significatives (Erten et al., 2021). D'une part, il est difficile d'exhiber un impact significatif des politiques menées sur l'ampleur des entrées de capitaux. D'autre part, on décèle un impact robuste sous la forme d'une diminution de la part des mouvements de capitaux à court terme. On observe également un effet significatif des mesures de régulation des flux financiers externes sur la probabilité d'apparition des booms du crédit et sur les fragilités financières, surtout parmi les banques domestiques. Certaines études utilisant des données à haute fréquence décèlent également un effet sur les leviers bancaires ou la croissance du crédit (Forbes et al., 2015). Enfin, s'agissant des conséquences sur la dynamique macroéconomique, il semble que les politiques de contrôle des capitaux améliorent l'autonomie des politiques monétaires, confirmant en cela la thèse du dilemme popularisée par Rey, on l'a vu. La méta-analyse de Magud et al. (2018) souligne le caractère hétérogène des mesures adoptées, selon les pays et les périodes, ce qui rend très difficile une évaluation d'ensemble de leur efficacité. Mais ces auteurs confirment le scepticisme précédemment noté quant aux effets obtenus sur l'ampleur des entrées de capitaux et, à l'inverse, ils concluent à un impact significatif sur la structure des flux, avec une part réduite, ex post, des flux de capitaux à court terme.
Sans mettre en cause la justification des politiques de gestion des flux de capitaux, toutes ces analyses mettent en avant l'extrême difficulté rencontrée dans l'évaluation des effets spécifiques de ces mesures. Elles sont très rarement mises en œuvre toutes seules et elles s'insèrent quasiment toujours dans des stratégies mobilisant en même temps d'autres types d'instruments. Et elles interviennent toujours dans des contextes idiosyncrasiques, difficiles à généraliser. D'où les problèmes d'endogénéité sur le plan économétrique, et la nécessité d'intégrer les politiques de gestion des mouvements de capitaux dans un cadre plus étendu, celui d'un policy mix élargi.
Vers un policy mix élargi pour les pays émergents combinant politique monétaire, politique macroprudentielle, politique de change et politique de gestion des flux de capitaux
Les politiques de gestion des flux de capitaux ne sauraient à elles seules assurer la stabilité financière (Korinek et Sandri, 2016). Elles exigent une intégration des effets potentiels de ces flux dans un policy mix élargi qui conjugue la politique monétaire et la politique macroprudentielle. Elle nécessite également l'adoption d'un régime de change qui minimise le risque de crise.
Le but des politiques macroprudentielles est d'intégrer le risque systémique et la procyclicité de la finance dans les règles prudentielles qui s'imposent aux institutions financières. Tel est l'objectif de Bâle III, le dispositif prudentiel international qui vise plusieurs objectifs : améliorer le volume et la qualité des fonds propres afin que les banques puissent mieux résister à une baisse non anticipée de la valeur de leurs actifs ; prévenir les situations d'illiquidité en limitant la transformation d'échéances et le recours aux financements interbancaires à court terme, au moyen de deux nouveaux ratios de liquidité ; mieux prendre en compte les expositions aux risques de contrepartie liés aux dérivés, aux prises en pensions, aux prêts de titres et au développement des structures de titrisation figurant au hors-bilan ; compléter les exigences de fonds propres pondérées par les risques, comme dans le Pilier I de Bâle II, au moyen d'un autre dispositif, le ratio de levier ; et mettre en place des volants contracycliques de fonds propres. Mais en présence d'afflux massifs de capitaux venant de l'étranger, comment répondre à cette source externe de boom du crédit tout en conservant un contrôle minimal des taux directeurs et de la courbe des taux ?
Dans une stratégie conjuguant politique monétaire et politique prudentielle, cela peut s'opérer au moyen d'une extension des poli tiques macroprudentielles aux sources externes de boom du crédit ou de bulles sur les marchés d'actifs, en l'occurrence en transposant certains dispositifs de Bâle III aux crédits internationaux ou aux activités transfrontières des banques les plus engagées dans l'intermédiation internationale (Cabrillac et al., 2020). Il s'agit de mobiliser ex ante divers instruments macroprudentiels pour mieux maîtriser la procyclicité internationale du crédit : par exemple, en imposant des exigences plus élevées en capitaux propres dans le cadre d'une application discrétionnaire du volant contracyclique en présence d'un boom des crédits internationaux, afin de décourager les flux bancaires internationaux sans modifier les taux directeurs ; en durcissant l'application de certains ratios d'endettement externe ou en devises (loan-to-value, debt-to-income) du côté des débiteurs ; en exigeant des provisionnements exceptionnels sur les placements externes à court terme auprès des banques domestiques ; sans s'interdire de recourir aux contrôles directs sur les entrées de capitaux. Ces politiques exigent évidemment un renforcement des moyens et des dispositifs de supervision prudentielle.
Une telle combinaison des politiques monétaires et des politiques macroprudentielles semble difficilement conciliable avec un ancrage rigide des taux de change. Si l'on se limite à la soutenabilité financière, on connaît les avantages d'un régime de change fixe, d'un hard peg, en présence d'un endettement public externe élevé, principalement libellé en devises. Mais la littérature consacrée aux effets d'un choc monétaire externe souligne l'importance du taux de change réel en tant que mécanisme d'ajustement, même si la propagation de ces chocs, à travers les comportements de portefeuille des investisseurs internationaux, diverge selon les périodes. Les effets d'un choc monétaire externe diffèrent selon qu'ils sont initiés par une variation du taux d'intérêt caractérisant des réactions normales de politiques monétaires, du type de celles observées dans la période d'avant GFC, ou par une croissance très vive de la base monétaire couplée à des taux proches de zéro, comme dans le cas des politiques non conventionnelles américaines de 2010 jusqu'à aujourd'hui, puis européennes depuis janvier 2015. Cela s'explique par le fait que ce canal du taux de change est doublé, dans la première période, par le canal des taux d'intérêt directeurs jouant sur le crédit et, dans la seconde période, par les spillovers des taux d'intérêt de long terme et des flux de titres. Au-delà de ces différences, un choc de liquidité externe n'aura pas le même impact selon la robustesse des fondamentaux du pays concerné et selon sa capacité à freiner les flux massifs de capitaux par la mise en place de politiques macroprudentielles. Le choix des changes flexibles peut également s'avérer déstabilisant. Si l'afflux de capitaux exerce un effet collatéral sur l'efficience de l'intermédiation financière, on peut en attendre une réduction de l'écart entre l'épargne et l'investissement, allant dans le sens d'une baisse des taux d'intérêt réels et d'une dépréciation du change. Mais cela n'intervient que dans le long terme. À court terme, en présence d'afflux de capitaux, le taux de change réel a toutes ses chances de s'apprécier, de dégrader la profitabilité du secteur des biens échangeables et donc de décourager l'investissement.
Si la volatilité des flux de capitaux privés et le poids dominant des écarts de rendements et des anticipations dans ces mouvements de fonds augmentent considérablement le risque de crises de change en régime de hard peg, d'un côté, et si la flexibilité totale semble à exclure, ne serait-ce qu'en raison du faible développement des instruments de couverture pour les opérations commerciales, d'un autre côté, alors l'adoption d'un régime de change intermédiaire, de type parités glissantes par exemple, paraît préférable et tel est d'ailleurs le choix, on l'a vu, d'une très large majorité des pays émergents ayant libéralisé leur compte de capital. C'est là un complément nécessaire aux politiques de gestion des flux internationaux de capitaux.
CONCLUSION
En présence d'une forte volatilité des transferts d'épargne étrangère ou face à des afflux excessifs de capitaux susceptibles d'alimenter un boom du crédit, un pays émergent s'expose à une surréaction du taux de change réel, une baisse injustifiée des primes de risque, à l'apparition de bulles sur les marchés d'actifs (actions, obligations). Cette configuration, souvent liée à des chocs monétaires exogènes (push factors versus pull factors) et à la liquidité pléthorique des marchés mondiaux, comme tel est le cas depuis 2010, peut également renforcer les fragilités de bilans au sein des institutions financières et provoquer, in fine, une crise bancaire, voire une crise financière systémique. Dans ce cas, le recours ciblé à des contrôles des capitaux se justifie pleinement, et telle est désormais la doctrine officielle du FMI. Il en est de même face à des sorties massives de capitaux susceptibles de provoquer des crises de change, des krachs boursiers, en présence d'une dégradation de la soutenabilité macroéconomique et financière d'une économie émergente ou d'un changement brutal des anticipations des investisseurs internationaux.
La palette des mesures destinées à freiner soit les entrées, soit les sorties de capitaux est à l'évidence très étendue et combine, dans le premier cas, la taxation des portefeuilles ou de leurs rendements, les limites sur les emprunts à court terme en devises et, dans le second cas, la suspension de la convertibilité externe de la monnaie nationale pour les opérations en capital, des limites sur les transactions de change à terme, des restrictions sur les transferts et les crédits en monnaie étrangère. Dans tous les cas, il s'agit de mesures provisoires, afin de ne pas susciter un aléa moral et, surtout, pour ne pas affecter durablement la confiance des investisseurs internationaux. Mais cette gestion des flux de capitaux constitue une réponse nécessaire face aux imperfections des marchés financiers et aux vagues d'afflux ou de reflux massifs de capitaux, sans nullement se substituer aux ajustements macroéconomiques lorsque les fondamentaux sont réellement dégradés (Cartapanis, 2020). Pour les pays émergents qui n'ont pas suivi la voie de la libéralisation des mouvements de capitaux, celle-ci ne doit plus être considérée comme un impératif, mais plutôt comme un instrument de politique économique en économie ouverte, à côté de la politique de change, des politiques monétaires et des politiques macroprudentielles. Compte tenu des bénéfices que l'on peut en attendre, mais aussi des contraintes et des risques induits, il convient de s'y engager de façon pragmatique et séquentielle sans nullement renoncer à certains contrôles des entrées de capitaux en présence d'afflux excessifs.
Plus généralement, une conclusion d'ensemble se dégage de notre analyse : dans la recomposition en cours du système financier mondial, et pour paraphraser Borio et Disyatat (2015) ou Obstfeld et Taylor (2017), il faut désormais prendre la finance plus au sérieux et mieux surveiller et, lorsque c'est nécessaire, ne pas hésiter à contrôler les mouvements internationaux de capitaux.