À la veille de la crise financière, l’industrie américaine du private equity1 fait l’expérience de la deuxième phase de boom de sa jeune existence. S’appuyant sur un large marché intérieur et sur des marchés financiers développés, elle est alors à son apogée et, de loin, leader mondial de l’activité. Les sociétés de gestion américaines collectent et gèrent des capitaux considérables ; elles réalisent des opérations sans cesse plus importantes ; elles ont internationalisé et souvent très largement diversifié leurs activités.
À l’instar de la gestion de nombreux actifs alternatifs, celle du private equity américain n’est alors pas réglementée et l’environnement lui est ainsi des plus favorables : marchés financiers haussiers, dette abondante et bon marché, investisseurs avides de rendements et de produits structurés… Cette phase d’expansion sera toutefois de très courte durée (2004-2008). La crise entraîne un repli brutal et considérable des transactions et des levées de fonds.
Comme toujours, une crise profonde est l’occasion de réflexions sur les pratiques en vigueur et de remises en cause. En ce qui concerne le private equity américain, celles-ci ont porté essentiellement sur le risque potentiel des grosses opérations pour la stabilité du système financier et sur le fonctionnement interne, la gouvernance de l’industrie.
Trois ans après la phase aiguë de la crise financière, c’est un nouveau paysage qui se dessine pour le private equity aux États-Unis. Si les défauts de LBO (leverage buy-out) n’ont pas atteint l’ampleur annoncée, le secteur va néanmoins subir de profonds changements, sous l’effet conjugué de la baisse considérable du niveau d’activité, d’un rapport de forces devenu défavorable aux sociétés de gestion dans leurs relations avec les investisseurs et de l’entrée en vigueur des nouvelles réglementations.
Une activité exubérante stoppée net par la crise financière
Dans sa forme actuelle, l’industrie du private equity est véritablement née aux États-Unis, dans le courant des années 1980, avec la première vague massive de LBO. C’est alors que sont créées la plupart des grandes sociétés de gestion actives aujourd’hui et c’est à partir de cette époque que se généralisent les modes de gestion empruntés au venture capital qui fournissent un cadre adapté à l’investissement institutionnel.
En moins de trente ans, le private equity américain a connu deux cycles de boom and bust : 1982-1987 et 2004-2008. Dans les deux cas, on trouve à l'œuvre les mêmes forces économiques, mais les différences sont notables.
Les similitudes se trouvent dans un contexte de marchés financiers favorable, caractérisé par l’envolée des marchés boursiers et une forte disponibilité de la dette, par un afflux massif de capitaux dans les fonds et par des sociétés de gestion qui s’écartent de leurs opérations habituelles sur des entreprises de taille moyenne pour réaliser des opérations public to private2 sur de grandes sociétés cotées. Dans un contexte de forte concurrence entre fonds et de hausse généralisée des Bourses, ces transactions se réalisent à des prix très élevés (9x à 10x Ebitda en 2007) et avec des leviers importants (+/– 80 % du prix d’acquisition). Les deux phases se termineront brutalement avec un krach boursier et un assèchement du marché.
La deuxième phase de boom présente toutefois des caractéristiques singulières. Tout d’abord par la taille et la nature des opérations réalisées. Plus qu’au cours des années 1980, l’industrie se porte entre 2004 et 2008 sur les mega buy-outs de sociétés cotées, acquisitions dépassant les 10 Md$ (cf. annexe 1). On observe également un élargissement des secteurs d’activité dans lesquels les fonds de LBO investissent, notamment la santé et les utilities, illustré de manière emblématique par la plus grosse opération de la période, le rachat initié par KKR et TPG du producteur d’électricité texan, Texas Utilities, pour un montant de 44,4 Md$ en juin 2007.
Une autre différence importante réside dans la nature des dettes utilisées pour financer les acquisitions des fonds. Dans les années 1980, le financement des opérations provenait de dettes principalement fournies par les banques (prêts bancaires) et les marchés obligataires (junk bonds). Entre 2004 et 2008, les leviers sont très largement alimentés par le shadow banking, via des structures de financement complexes (ABS – asset-backed securities –, CLO – collateralized loan obligations –, …) utilisant des produits structurés très sophistiqués souscrits par les hedge funds et autres money market mutual funds… (Demiroglu et James, 2010 ; Rizzi, 2009). Ce recours massif au shadow banking, favorisé par la stratégie originate-to-distribute des banques, a permis aux sociétés de gestion de trouver de la dette en abondance et, dans des conditions favorisant l’aléa moral, caractérisée par une dégradation sensible du niveau de protection des covenants et un relâchement de la surveillance des emprunteurs (Acharya, Franks et Servaes, 2007 ; CGFS, 2008 ; Demiroglu et James, 2010).
Un niveau d’activité sans précédent concentré sur les très grosses opérations
Après plus de dix ans au cours desquels les niveaux d’investissement étaient très sensiblement inférieurs à 100 Md$ par an, le private equity américain a enregistré entre 2004 et 2008 une activité record principalement tirée par les très grosses opérations supérieures au milliard de dollars (cf. annexe 2).
Cette montée en puissance des investissements des fonds de private equity (FPE) a été aussi rapide que soudaine. Sur les 1 834 Md$ investis entre 2001 et 2011, les trois quarts l’ont été de 2004 à 2008. À elle seule, l’année 2007 a vu se concrétiser 569 Md$ d’investissements, soit 30 % des investissements de la période. Ces capitaux ont été très majoritairement investis dans le segment upper market, celui des opérations supérieures au milliard de dollars (438 Md$ au titre de 2007). Si les autres segments du marché concernant des opérations de taille inférieure ont également enregistré des progressions significatives, leur importance en valeur absolue reste faible par rapport au volume global des transactions.
Le marché s’est brutalement effondré en 2009 (ramené à 62 Md$ d’investissements), mais est revenu à un niveau de près de 150 Md$ en 2010, et l’année 2011 devrait se terminer dans les mêmes eaux. Ces niveaux d’investissement, encore largement supérieurs à ceux du début des années 2000, s’expliquent pour partie par l’ampleur des capitaux levés au cours de la période d’euphorie et toujours disponibles dans les fonds pour l’investissement.
Une montée en puissance des investissements soutenue par un afflux massif de capitaux
De 2001 au troisième trimestre 2011, l’industrie du private equity américain a levé 1 600 Md$ auprès des investisseurs. Ces levées de fonds, comme les investissements, sont très concentrées dans le temps : 1 027 Md$ de 2005 à 2008 (cf. annexe 3). On a assisté corrélativement à une augmentation très importante du nombre des fonds levés et de leur taille. Au total, ce sont 63 fonds d’une taille supérieure à 1 Md$ qui ont été levés de 2001 à 2011, dont 17 fonds pour la seule année 2007. Les plus gros d’entre eux, les mega funds, ont été clôturés en 2007 et 2008 : Blackstone Capital Partners V, 21,7 Md$ (2007) ; GS Capital Partners VI, 20,3 Md$ (2007) ; TPG Partners VI, 18,9 Md$ (2008) ; KKR 2006 Fund, 17,6 Md$ (2008) ; TPG Partners V, 15,3 Md$ (2006).
Les investisseurs dans ces fonds, les limited partners3 (LP), sont principalement des fonds de pension et des compagnies d’assurances : public pension funds (30 %), compagnies d’assurances (17 %), private pension funds (16 %), institutions financières (15 %), fonds souverains et gouvernementaux (10 %), family offices et fondations (6 %), fondations de dotation universitaire (6 %) (estimations de Meerkatt et Liechtenstein, 2009).
Si les levées de fonds se sont brutalement taries en 2009, la diminution brutale des investissements a eu pour conséquence l’existence de montants considérables de liquidités à investir provenant de ces levées records. À la fin du troisième trimestre 2011, ces capitaux étaient estimés à 436 Md$, dont 120 Md$ levés au cours de l’année 2008 et 84 Md$ en 2007 (PitchBook, 2011). Du fait du mode de fonctionnement des fonds et des incitations à investir qu’il entraîne pour les sociétés de gestion, cette abondance de capitaux levés pose aujourd’hui problème (cf. infra).
Des sociétés de gestion très importantes et très diversifiées
La croissance rapide des opérations et des capitaux s’est accompagnée de l’apparition de très grosses sociétés de gestion (general partners – GP)4. La plupart d’entre elles, et les plus performantes, ont été créées dans le courant des années 1980 lors du décollage du marché et ont accompagné son évolution lançant les mega funds entre 2006 et 2008. Les sociétés de gestion américaines sont de loin celles qui gèrent le plus de capitaux au plan mondial : parmi les dix principales sociétés de gestion de private equity, on trouve huit sociétés américaines qui gèrent plusieurs dizaines de milliards de dollars (cf. annexe 4).
Ces sociétés ont considérablement évolué depuis les années 1980. Les plus grosses d’entre elles emploient plusieurs centaines de personnes souvent réparties dans des bureaux aux États-Unis, en Europe, en Asie et même en Afrique. Le profil des employés a également évolué ; encore très financier dans les années 1980, il est devenu beaucoup plus industriel, y compris au niveau des équipes dirigeantes. Enfin, la plupart d’entre elles ont développé une activité de gestion alternative en ajoutant à la gestion de private equity, la gestion de fonds de fonds, de fonds de real estate, de hedge funds, de fonds de dettes non cotées… de telle sorte que dans certains cas, les actifs de private equity ne sont plus majoritaires dans le montant total des actifs gérés (par exemple, Carlyle avec 150 Md$ d’actifs gérés dont moins de 40 Md$ dans le private equity stricto sensu). Cette palette d’actifs gérés permet à l’évidence des complémentarités intéressantes (equity, dette) pour les montages de LBO5.
Pour lever des capitaux, certaines de ces sociétés ont eu recours au marché financier en lançant des véhicules d’investissement cotés, comme KKR en 2006, avec un fonds coté à la Bourse d’Amsterdam, KKR Private Equity (KPE), et KKR Financial Holdings LLC, fonds d’investissement spécialisé dans la dette, coté sur le NYSE (New York Stock Exchange).
Enfin, point très important pour l’avenir du secteur, ces sociétés sont pour la plupart confrontées au problème de la succession de leurs dirigeants. La majorité des « pères fondateurs » va en effet se retirer au plus tard dans les cinq à dix ans qui viennent. Dans un métier qui comporte une très forte composante d’intuitu personae, il s’agit d’un tournant délicat. Les cotations des sociétés de gestion, Blackstone en 2007, KKR en 2010, Apollo Management en 2011 et celle prévue en 2012 de Carlyle, répondent sans doute en partie à cette préoccupation et confirment la volonté des dirigeants de céder une partie de leurs actifs pour des raisons patrimoniales. Dans certains cas, cette cotation en Bourse avait d’ailleurs été précédée de l’ouverture du capital à des investisseurs (Blackstone, Carlyle, Apollo Management).
Les remises en cause issues de la crise
Avant même l’éclatement de la crise financière, le montant considérable des capitaux levés et le développement des mega buy-outs ont suscité interrogations et inquiétudes (Acharya, Franks et Servaes, 2007). Eu égard aux prix élevés des transactions et aux leviers mis en place, elles portaient d’abord sur la viabilité des opérations réalisées en cas de retournement de la conjoncture avec ses conséquences pour les sociétés en portefeuille, mais elles portaient aussi sur le risque systémique qui pouvait s’y attacher, compte tenu des montants en jeu et de la nature de la dette favorisant l’aléa moral et la dissémination du risque. Par ailleurs, le mode d’organisation de l’industrie – la nature des relations GP/LP – semblait atteindre ses limites en raison de la taille considérable atteinte par les plus grands fonds.
Si le risque systémique directement lié aux LBO ne s’est pas concrétisé à ce jour, la crise a révélé des dysfonctionnements imputables au fonctionnement des sociétés de private equity qui conduisent les LP à tenter d’imposer aux GP un fonctionnement plus transparent et des relations plus équilibrées. Parallèlement, l’entrée des GP dans le champ de la réglementation, rendue obligatoire par la loi Dodd-Frank, va dans le même sens. Enfin, la loi Dodd-Frank, en interdisant aux banques d’investir dans le private equity, va également contribuer à modifier les équilibres du secteur.
Risque systémique : pour les sociétés en portefeuille, le pire n’est pas (encore ?) arrivé
Alors que de nombreux Cassandre prévoyaient des défauts à très grande échelle sur les LBO dès 2009 (Meerkatt et Liechtenstein, 2008), ces prédictions ne se sont pas réalisées en dépit de la récession économique, même si des défaillances sont bien survenues, y compris sur de très grosses opérations.
Cette apparente résilience du secteur à la crise économique et financière s’explique d’abord par la capacité des GP à faire adopter par les sociétés en portefeuille des mesures protectrices : gestion du besoin en fonds de roulement, application d’un cash kit pour parer aux difficultés de trésorerie… Les managers des fonds de LBO sont spécialisés dans la gestion de la dette et possèdent une réelle compétence pour faire face aux circonstances imprévues. Il faut garder à l’esprit que les investissements devant être conservés en portefeuille plusieurs années, les montages financiers sont conçus dans cette perspective et que le montant de dettes de la holding des LBO est déterminé au vu d’un business plan dont la sensibilité à la conjoncture est minutieusement analysée. À cet égard, plusieurs études soulignent que la sinistralité des LBO n’est en moyenne pas supérieure, voire inférieure, à celle des autres entreprises, même si elle est plus élevée en période de crise (CGFS, 2008 ; Kaplan et Strömberg, 2008 ; Lopez-de-Silanes, Phalippou et Gootschlag, 2011).
Mais cette résilience s’explique également, et peut-être surtout, par la souplesse procurée par les instruments de dette utilisés dans les montages avant la crise : avec le recours au financement structuré, les fonds ont pu utiliser dans leurs montages LBO une variété considérable de titres de dettes conçus pour repousser dans le temps les paiements aux prêteurs6. Les capacités des sociétés achetées à faire face aux échéances plus lointaines étaient alors étayées par des hypothèses de croissance d’activité et de résultats et/ou des espoirs de revente à des niveaux de prix élevés. De surcroît, une partie importante de ces dettes était dite « covenant-lite », en raison du petit nombre de clauses de protection des créanciers (Demiroglu et James, 2010). En cas de retournement de la conjoncture, ces sociétés sont donc relativement à l’abri de trop lourdes échéances du service de la dette, au moins pendant les premières années.
Il n’est pas pour autant certain que le secteur soit aujourd’hui définitivement tiré d’affaire. En effet, c’est au cours des deux ou trois prochaines années que vont venir à échéance les dettes des opérations de 2004-2008 et les fonds risquent alors d'être confrontés à un véritable « mur de refinancement ». Plus de 670 Md$ de dettes de LBO devront être refinancées entre 2011 et 2016, dont environ 200 Md$ pour la seule année 2014 (KPMG, 2011). Ces refinancements, rendus obligatoires par l’incapacité de nombreuses sociétés à rembourser leur dette d’acquisition, devront de surcroît se réaliser dans un contexte tendu, caractérisé par un tarissement des émissions de dette structurée et une réduction des prêts des banques du fait des nouvelles réglementations.
Toutefois, s’il est encore trop tôt pour affirmer que les sociétés sous LBO ont passé la crise sans difficultés majeures, ni répercussions systémiques, il est néanmoins clair que l’opacité des titres de dettes et de leur détention, du fait de leur caractère privé, a contribué au blocage du système financier comme toutes les dettes titrisées de l’époque, quelles que soient leurs origines.
Une remise en cause des modalités des relations GP/LP
L’organisation de l’industrie du private equity américain date du début des années 1980, à une époque où la taille des fonds était au mieux de quelques centaines de millions de dollars et où les opérations portaient sur des sociétés de taille moyenne. Inspirée du venture capital, elle n’a pas évolué depuis. Elle repose sur la gestion de capitaux, apportés par les investisseurs (LP) dans les fonds, déléguée à des sociétés de gestion (GP) qui ont tout pouvoir de décision.
Ce mode de gestion est très spécifique et repose sur les principes suivants :
- des fonds fermés à durée de vie limitée et longue, le plus souvent dix ans avec possibilité de prolongation d’un ou deux ans sous réserve de l’accord des investisseurs. La vie des fonds est composée d’une période d’investissement d’une durée de quatre à cinq ans et d’une période de désinvestissement (également d’une durée de quatre à cinq ans) qui s’achève à l’échéance du fonds et par sa liquidation ;
- des flux financiers limitant la durée d’immobilisation des capitaux pour les investisseurs. À la création du fonds, les investisseurs prennent individuellement l’engagement ferme et irrévocable (commitment) d’y apporter un certain montant de capitaux. Ces montants sont appelés de manière séquentielle par la société de gestion, au fur et à mesure de la réalisation des investissements ; à l’inverse, dès qu’une participation est vendue, le fonds renvoie immédiatement aux investisseurs le produit de la cession ;
- les rémunérations des GP sont composées de commissions assises sur le montant des actifs gérés (flat fees) et d’une commission liée à la performance (carried interest) qui correspond à une partie des plus-values réalisées au-delà d’une rémunération minimum (hurdle rate) servie aux investisseurs. Ce carried interest est censé aligner les intérêts financiers des GP et des LP. Les GP facturent par ailleurs aux sociétés en portefeuille des commissions de montage d’opérations (transaction fees), ainsi que des commissions annuelles d’assistance (monitoring fees).
La large diffusion de ce mode de gestion explique en grande partie le développement du private equity. Il a permis aux investisseurs d’avoir accès à une nouvelle classe d’actifs et d’obtenir une rentabilité brute (hors frais de gestion) proche de celles des opérations du fonds du fait du mécanisme des flux de trésorerie entre le fonds et les investisseurs.
Il n’est toutefois pas exempt de défauts, notamment en ce qui concerne l’alignement des intérêts entre investisseurs et gérants et la liquidité des parts de fonds (Harris, 2008 ; Jones et Rhodes-Kropf, 2003 ; Klausner et Litvak, 2001 ; Mahieux, 2010 ; Phalippou, 2007). Dans le contexte du marché exubérant des années 2004-2008, les conflits d’intérêts latents entre GP et LP, bien que connus des deux parties, passaient au second rang au vu des performances réalisées ou promises par les gérants. Avec la crise financière et alors que ces derniers sont à la recherche de capitaux pour pérenniser leur activité7, tandis que les investisseurs sont sur le retrait, les imperfections et les défauts du mode de fonctionnement focalisent les désaccords sur plusieurs points :
- les commissions, commissions de gestion (flat fees), mais aussi commissions de montage et d’assistance. En ce qui concerne les commissions de gestion, une très grande hétérogénéité était la règle, même si une certaine standardisation semblait progressivement s’imposer avec le modèle des « 2 and 20 » (flat fees de 2 % des actifs gérés et carried interest de 20 % des plus-values au-delà du hurdle rate). Toutefois, la multiplicité et la grande complexité des modes de calcul et des paiements rendent les comparaisons entre fonds difficiles (Litvak, 2009). Quoi qu’il en soit, la taille des fonds a changé la donne : exprimés en dollars, 2 % d’un fonds de 200 M$ ne sont pas comparables à 2 % d’un fonds de 10 Md$ ou plus et l’augmentation de la taille des sociétés de gestion ne saurait à elle seule justifier de tels montants de commissions. Autre point de friction, les transaction fees et les monitoring fees. Loin d'être acquises au fonds, ces commissions sont souvent intégralement perçues par les sociétés de gestion pour lesquelles elles sont une source de profits significatifs. Enfin, les commissions prélevées à l’occasion des LBO secondaires, réalisés par les sociétés de gestion ou des fonds secondaires, sont également en débat ;
- les commitments des investisseurs, c’est-à-dire l’engagement d’apporter des montants conséquents sur une base pluriannuelle dans un fonds dont les investissements ne sont pas identifiés au départ et qui sont décidés par les seuls GP. Cette particularité n’a cessé d’intriguer. Les arguments invoqués pour les justifier vont d’une réduction des coûts de transaction (Ippolito, 2007) à la nécessité d’avoir des investisseurs aux « poches profondes », non soumis à des impératifs de liquidité et donc capables, quoi qu’il arrive, de faire face aux appels de fonds de la société de gestion et de conserver leur participation dans les fonds pendant plusieurs années (Lerner et Schoar, 2004). Toutefois, compte tenu de l’ampleur de la crise financière, les « poches profondes » sont devenues très rares et les investisseurs se sont retrouvés détenteurs de parts de fonds illiquides et, de surcroît, liés par des engagements de répondre à des appels de fonds courant encore sur plusieurs années, alors même qu’ils cherchaient à réorienter leur stratégie d’investissement. De nombreux LP ont essayé de revendre leur commitment et leurs parts, y compris avec décote ;
- les décisions et les politiques d’investissement : pour la plupart des GP, les flat fees diminuent en valeur absolue au bout des quatre ou cinq premières années de vie des fonds. À partir de la fin de la période contractuelle d’investissement, elles sont en effet généralement calculées sur les actifs en portefeuille et non plus sur les commitments. Pour maintenir le niveau de leurs commissions et pérenniser leur rentabilité, les GP sont donc fortement incités à investir le plus possible au détriment, le cas échéant, de la sélection des investissements. La difficulté de revente en période de crise (moins de M&A et de sorties en Bourse) peut également les conduire à réaliser des LBO secondaires pour maintenir leurs commissions ;
- la transparence des évaluations et des performances : c’est l’un des points noirs des relations entre LP et GP en l’absence de standards appliqués par l’ensemble des GP. Les sociétés détenues par les fonds étant privées, l’information publique disponible les concernant est faible et les LP sont très dépendants des GP, tant en ce qui concerne la qualité des reportings fournis que des évaluations des fonds. La profession est également réputée pour son opacité dans le calcul des performances dont elle se prévaut. La rentabilité réelle pour les investisseurs dans les fonds est un sujet important de controverse (Gottschlag et Phalippou, 2008 ; Phalippou, 2009 et 2011 ; Lopez-de-Silanes, Phalippou et Gootschlag, 2011).
Une évolution des rapports de forces défavorable aux GP
Contrairement à leurs homologues européens, les acteurs du marché américain, et notamment les GP, n’étaient pas regroupés en organisations professionnelles attachées à défendre les intérêts de la profession, mais aussi à définir de bonnes pratiques. Ce n’est qu’en février 2007 qu’a été créé le Private Equity Council8 qui compte parmi ses membres les plus grands GP des États-Unis, et encore semble-t-il agir surtout comme lobby pour défendre des intérêts fiscaux, en particulier pour éviter la fiscalisation des carried interest en tant que revenus plutôt que comme plus-values (cf. infra).
Face à la très grande hétérogénéité des conditions de marché et au manque de transparence généralisé, les LP américains ont réagi en réactivant en 2007 l’ILPA9 (International Limited Partners Association) qu’ils dominent très largement (65 % de ses membres en 2011, contre 16 % pour les Européens). En 2009, l’ILPA a édité une première version des Private Equity Principles, révisée en 2011. Ce document contient un certain nombre de règles considérées comme de bonnes pratiques à faire prévaloir dans l’industrie : en particulier, le bénéfice de 100 % des commissions de montage et de suivi au profit des fonds, la faculté ouverte aux LP d’un fonds de se dégager des commitments hors des cas de faute caractérisée des GP, les modalités de calcul et de versement du carried interest… L’ILPA a également édité un modèle de reporting standardisé et des règles relatives aux modalités d’appels des commitments par les GP et de distribution des fonds aux LP.
Compte tenu de l’état actuel du marché et de la nécessité pour les GP de lever de nouveaux fonds, les LP sont aujourd’hui en mesure d’imposer une certaine standardisation et une transparence des pratiques qui font structurellement défaut à cette industrie depuis l’origine. Les informations disponibles en provenance du marché vont dans ce sens. KKR et Carlyle, pour ne citer qu’eux, ont récemment décidé d’adhérer aux principes de l’ILPA, ce qui traduit une réelle évolution de leur part10. Ces initiatives des LP seront d’ailleurs confortées par certaines dispositions de la loi Dodd-Frank qui vont également dans le sens d’une meilleure transparence des pratiques.
L’entrée du private equity dans le champ de la réglementation
Tout comme les hedge funds et ayant la même image de finance spéculative et prédatrice, les FPE figuraient en bonne place parmi les organismes financiers non régulés, destinés à entrer dans le champ de la nouvelle réglementation. Après une période de débats intenses, les législateurs américains ont renoncé à encadrer directement l’activité et c’est sur la bonne information et la sécurité des investisseurs qu’ils ont porté leurs efforts, même si la considération du risque systémique n’est pas totalement absente11.
La principale mesure est l’obligation faite aux sociétés de gestion de se faire enregistrer auprès de la SEC (Securities and Exchange Commission) avant le 30 mars 2012 en tant que registered investment advisors12. Si certaines sociétés de gestion, y compris parmi les plus importantes, avaient déjà opté pour ce statut, la plupart d’entre elles se prévalaient d’une exemption accordée aux sociétés n’ayant pas plus de quatorze clients (un fonds étant considéré comme un client).
Cet enregistrement obligatoire fait passer toute la profession des GP sous le contrôle de la SEC13. Devenant ainsi fiduciaries, les GP ont l’obligation fondamentale d’agir toujours et en toutes circonstances dans l’intérêt exclusif de leurs clients et se voient imposer le respect des principes de disclosure et de compliance. En pratique, ils seront tenus de divulguer périodiquement à la SEC des informations et des données relatives à leurs activités. Ils devront notamment remplir les formulaires ADV (information sur les fonds conseillés, données sur l’activité du GP, sur les autres activités le cas échéant…). Ces données seront publiques. Le nouveau formulaire PF (private fund) qui complétera le précédent a pour objet d’apprécier le risque systémique des investment advisers ; à ce titre, les sociétés gérant des fonds d’un montant supérieur au milliard de dollars seront tenues de fournir des informations plus complètes sur une base trimestrielle. Au-delà de la transmission périodique d’informations, le statut de registred investment adviser obligera les GP à se conformer à toute une série de règles et de procédures : respect de la Compliance Rule14, adoption d’un code de déontologie, mise en place des procédures de contrôle et de surveillance, recours à une méthode écrite d’évaluation des investissements ; vigilance et déclaration des conflits d’intérêts potentiels entre GP et investisseurs et, le cas échéant, entre investisseurs de fonds différents ; respect de la Custody Rule15 ; en matière de marketing et de commercialisation des fonds, attention portée à la véracité des informations utilisées, notamment en matière de performances passées… La profession de GP va donc quitter le monde dérégulé dans lequel ses devoirs et ses obligations étaient « le plus souvent largement déterminés par la loi du Delaware et les contrats conclus avec les LP dans le cadre des fonds » (Gibbons et Stone, 2011).
Deux autres dispositions de la loi Dodd-Frank sont susceptibles de s’appliquer aux grosses sociétés de private equity. En matière de risque systémique, la SEC a adopté en octobre 2011 un règlement obligeant les FPE (entre autres fonds) à fournir des informations au FSOC (Financial Stability Oversight Council). Ce dernier a la capacité de décider si une société financière non bancaire constitue une menace pour la stabilité systémique et doit, à ce titre, être considérée comme une banque et supervisée par la Federal Reserve. Le FSOC appréciera ce risque au regard notamment du degré d’endettement, de la nature des actifs financiers détenus, des sources de financement, des liens avec les autres institutions financières et de son importance comme source de crédit et de liquidité dans le système financier américain. L’autre disposition concerne les major swap participants16 : certains FPE qui s’engagent régulièrement dans les opérations de swaps de dettes seraient susceptibles d'être supervisés à ce titre par la SEC ou la CFTC (Commodity Futures Trading Commission) et se voir appliquer les règles des intervenants sur ces marchés.
Volcker Rule et sortie des banques de l’industrie du private equity
Dans le but de limiter le risque systémique des opérations réalisées par les banques, la loi Dodd-Frank contient des dispositions connues sous le vocable de « Volcker Rule » interdisant aux banques le trading pour compte propre et la détention de participations dans des fonds privés. De ce fait, les banques américaines, comme leurs filiales, se voient interdire de sponsoriser17 et d’investir dans des FPE (et des hedge funds) : (1) plus de 3 % du montant total d’un fonds et (2) au-delà d’un montant total supérieur à 3 % de leur tier-one capital. Les banques peuvent toujours agir en tant que gestionnaires d’un fonds indépendant pour autant qu’aucune entité du groupe auquel elles appartiennent ne fasse crédit à ce fonds, ne lui achète des actifs, ne se porte garant pour lui, ou n’effectue avec lui des transactions similaires, sauf exception prévue par la réglementation.
La mise en conformité du secteur bancaire américain vis-à-vis de la Volcker Rule devrait conduire à la vente de dizaines de milliards d’actifs illiquides de natures diverses, au cours des prochaines années. Selon Dow Jones Private Equity Analyst (2010), le montant des actifs de private equity détenus par les six principales banques américaines en excès de ces 3 % s’élevait en 2010 à au moins 21 Md$. Ces actifs vont alimenter le marché secondaire du private equity. Le marché risque donc d'être déséquilibré par ces afflux d’actifs. La question est de savoir dans quel délai les banques procéderont à ces cessions, d’autant que le calendrier d’application des réformes n’est pas encore définitivement fixé. Elles devraient disposer d’une période de deux ans à compter de l’entrée en vigueur effective des dispositions les concernant, durée extensible de trois années supplémentaires. Le lobby bancaire essaie d’obtenir des délais plus longs.
Un certain nombre de banques ont néanmoins d’ores et déjà commencé à vendre des portefeuilles (Bank of America Corp., Citigroup Inc.) et le marché secondaire qui progresse régulièrement dans ce secteur d’activité pourrait atteindre des montants records de transactions d’ici à 2015, d’autant que viendra s’y ajouter le refinancement des fonds actuels.
La fiscalité du private equity : le carried interest, enjeu électoral symbolique
Avec la candidature à l’investiture républicaine de Mitt Romney, ancien dirigeant de l’une des plus importantes sociétés de gestion de private equity, Bain Capital (cf. annexe 4), la fiscalité du carried interest est devenue un enjeu symbolique de la campagne présidentielle américaine. Depuis son entrée en fonction, le président Obama a souhaité faire passer sa fiscalité de 15 % (taux des plus-values) à 35 % (taux actuel en vigueur pour la tranche d’impôt sur le revenu la plus élevée)18. À partir de 2009, cette disposition a régulièrement été incluse dans les budgets fédéraux, mais n’a pu être appliquée faute d’appui législatif. Les dirigeants des grosses sociétés de gestion se sont engagés, depuis 2007, dans une activité de lobbying intense, notamment via le Private Equity Growth Council (cf. supra), pour faire barrage à l’adoption d’une telle mesure et ont dépensé des dizaines de millions de dollars à cet effet. Parmi les donateurs finançant la campagne de Romney « Restore our Future », on trouve d’ailleurs de nombreux gérants de FPE et de hedge funds (Businessweek, 9 février 2012).
Les révélations concernant l’origine de la fortune de Romney et le montant de ses impôts ont mis le traitement fiscal du carried interest au premier plan de la scène médiatique. Ce débat a mis en évidence l’ampleur des revenus19 et du patrimoine accumulés par les dirigeants des sociétés de gestion en une trentaine d’années. La valeur des plus importants GP, estimée d’après les cours de Bourse ou les informations relatives à des transactions de gré à gré, s’élève à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Illustrant les tensions actuelles entre GP et LP, le fonds de pension CalPERS, l’un des plus gros investisseurs dans les FPE, a pris publiquement position dans le débat par l’intermédiaire de son responsable des investissements qui a déclaré que les « GP devraient reconnaître que le traitement fiscal de leurs revenus est indéfendable » (FT, 14 février 2012).
Enfin, d’autres projets de réformes fiscales, récurrents dans le débat public américain et réapparus dans l’après-crise sans être mis en œuvre, pourraient concerner les sociétés de private equity, en particulier la déductibilité des frais financiers et la transparence fiscale des fonds. On conçoit aisément que ces deux mesures, si elles devaient un jour être adoptées, déstabiliseraient fortement l’industrie du private equity en ayant un impact direct sur la rentabilité des opérations de LBO et la rentabilité nette des investisseurs.
VERS UNE PROFONDE MODIFICATION DE L’INDUSTRIE ET DE SES PRATIQUES
Alors qu’elle était sortie de l’explosion de sa première bulle, à la fin des années 1980, très affaiblie par la baisse d’activité, l’industrie du private equity américaine avait finalement peu modifié ses pratiques, restant private et donc très largement opaque pour les agents économiques extérieurs à la profession, mais aussi, dans une large mesure, pour ses investisseurs. À bien des égards, elle a continué à cultiver et entretenir le culte du secret.
Au vu des évolutions en cours et des multiples contraintes pesant désormais sur elle, elle ne pourra échapper à de profondes transformations. S’il est difficile de prédire avec exactitude sa configuration dans cinq ans, les grandes tendances de son évolution paraissent assez claires :
- une contraction durable du niveau d’activité loin des pics des années 2007 et 2008, sous l’effet de la réduction sensible des montants de capitaux à gérer, mais aussi de la moindre disponibilité de la dette nécessaire au financement des LBO : moins d’opérations, moins de mega LBO et des niveaux de leviers moins élevés ;
- une réduction du nombre d’acteurs sous le triple effet de la raréfaction des capitaux, de la sortie des banques de l’activité et de la baisse de rentabilité du secteur. La vente des portefeuilles de private equity bancaires bénéficiera aux autres acteurs et, en particulier, aux grandes sociétés de gestion qui ont la taille critique et la capacité de créer de nouveaux fonds pour les racheter et les gérer. La baisse de rentabilité des sociétés de gestion s’annonce quant à elle durable avec le rééquilibrage des commissions au profit des LP, notamment pour les commissions de transaction et d’assistance, et elle sera accentuée par les coûts supplémentaires engagés pour répondre aux obligations réglementaires au titre du statut de registred investment advisor ;
- une plus grande maturité et une normalisation de l’industrie. L’entrée dans le domaine de la réglementation et la pression des investisseurs devraient progressivement banaliser le private equity américain, à l’instar de l’industrie des mutual funds. Les rentes20 ou « anomalies » qu’il a réussi à imposer aux LP et à faire perdurer pendant trente ans (commissions, commitments fermes et définitifs, modalités de calcul et de paiement du carried interest…) devraient fortement se réduire, d’autant que le débat sur la rentabilité réelle de cette activité pour les investisseurs va sans doute prendre de l’ampleur. Toujours sous la pression des investisseurs, la gestion des investissements va évoluer en intégrant les enjeux ISR (investissement socialement responsable) ;
- enfin, la supervision de la SEC qui impose de rendre publiques des informations sur les sociétés de gestion et les fonds contribuera à une meilleure information des autres agents économiques quant aux activités et aux risques du private equity. Si les autorités américaines ont fait le choix de ne pas réguler directement l’activité et les opérations des fonds, c’est qu’elles ont néanmoins considéré que cette activité avait une réelle utilité et qu’elles ont préféré ordonner et définir le cadre dans lequel elle doit s’exercer.
Tout en restant une activité particulière en raison de la nature des actifs gérés, l’industrie américaine du private equity est donc aujourd’hui, trente ans après son apparition, confrontée à une conjonction de facteurs qui devraient lui faire atteindre le stade de la maturité et normaliser ses pratiques. Elle connaîtra bien sûr d’autres périodes d’emballement et de très forte activité, comme toutes les autres activités financières, mais les exigences des investisseurs conjuguées à son entrée dans le champ de la réglementation vont substantiellement en modifier les contours.