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 Financement des collectivités locales par les émissions socialement responsables : quelles perspectives ? Cas des régions françaises


Corinne GOURMEL-ROUGER Maître de conférences en gestion, IAE de l’université de Bordeaux. Contact : cgourmel@hotmail.com.

Cette étude s’intéresse à la mise en place d’un financement innovant, les émissions socialement responsables ou green bonds des collectivités locales. À l’aide du cadre conceptuel issu des théories de l’intermédiation financière, cette recherche a pour objectif de comprendre les fondements de ce type de financement et d’identifier les mécanismes de contrôle qui lui sont liés. Elle s’appuie sur une recherche empirique de type qualitatif effectuée au sein des régions françaises.

Confrontées à un resserrement ponctuel des conditions bancaires1, au démantèlement de Dexia, remplacé par la Société de financement local, et au gel, voire à l’amputation, des dotations étatiques, les collectivités locales doivent sécuriser leurs moyens de financement. Elles diversifient alors leurs sources de prêts, en s’adressant notamment au marché obligataire2. Le recours à ce type de financement par les collectivités n’est pas en soi un fait nouveau et rappelle celui des années 1990 avec la montée en puissance des émissions obligataires locales face au durcissement des conditions d’octroi de prêts provoqué par la défaillance de la ville d’Angoulême en 1991. En revanche, ce qui est plus inédit, c’est la recherche de formules innovantes (émissions groupées, populaires, privées, etc.) ouvrant l’accès à de nouveaux prêteurs.

Notre recherche s’inscrit dans le cadre de l’un de ces dispositifs, l’émission socialement responsable (ESR)3 expérimentée par les régions. Il s’agit d’une émission obligataire dont les fonds, affectés à des projets sociaux et environnementaux, ciblent essentiellement des investisseurs dits « responsables ». Notre objectif est de savoir si l’ESR s’insère dans une stratégie globale de diversification des financements permettant à la région d’accéder durablement à de nouveaux financeurs, ou bien dans un schéma purement opportuniste et conjoncturel.

Jusqu’à présent, la plupart des travaux consacrés aux finances locales se sont focalisés sur les questions relatives à l’autonomie ou à la concurrence fiscale, tandis que les études portant sur l’endettement local sont assez rares (Delienne et Ginglinger, 1995 ; Hoorens, 2006 ; Dufrénot et al., 2011). Par ailleurs, l’ESR a fait l’objet de peu de travaux universitaires, d’où l’intérêt de cette recherche.

Nous nous interrogerons sur les modalités d’exercice de l’ESR et sur son caractère alternatif ou complémentaire au crédit bancaire. L’étude de cas a été retenue car elle se prête mieux à l’analyse en profondeur d’un comportement d’endettement récent et novateur, et doit nécessairement déboucher sur de nouvelles pistes de recherche. Après avoir présenté le contexte de financement des régions, nous définirons, dans une deuxième partie, une série de propositions en lien avec les théories de l’intermédiation financière. Enfin, les enseignements issus de nos cas nous permettront d’évaluer la plausibilité de nos arguments théoriques, voire de les enrichir.

Affaiblissement des leviers de financement traditionnels des régions

Les régions sont particulièrement concernées par la baisse des dotations et le tarissement épisodique des crédits bancaires, car elles cumulent plusieurs handicaps : un transfert croissant de compétences (entretien des routes en 2006, techniciens et ouvriers de services des lycées en 2007, etc.) et un panier de recettes fiscales moins dynamique (avec la suppression de la taxe foncière en 2011). Les régions doivent donc définir une série de dispositifs permettant de sécuriser leurs financements, et les émissions obligataires en font partie. On dénombre ainsi trente-huit collectivités locales françaises notées, dont quinze régions. Parmi ces dernières, neuf se sont engagées dans des émissions publiques et deux dans des émissions groupées. Plus récemment, des opérations de placements privés ont été réalisées. S’agissant des ESR, la première initiative locale revient à la région Nord-Pas de Calais (NPdC), suivie par quatre autres régions françaises. À l’échelle internationale, les ESR locales représentent encore un volume modeste, mais qui se développe, comme le montre le tableau 1 (ci-contre).

Tableau 1
ESR locales, 2008-2014
Sources : Novethic ; HSBC.

À ce stade, il nous paraît intéressant de comprendre les fondements de cet outil au regard des théories de l’intermédiation financière.

Les théories de l’intermédiation financière comme explication à l’ESR

Pour capter la confiance des différentes parties prenantes (citoyens, banques, investisseurs, etc.), les régions qui relèvent à la fois d’une gestion administrative et d’une gestion d’élus sont amenées à développer des stratégies qui passent par la construction d’un « capital de réputation », comme en témoignent leurs sites internet ou les articles de presse qui leur sont consacrés. Les théories de réputation trouvent ainsi toute leur place pour tenter d’expliquer le comportement d’endettement local, notamment en situation d’asymétrie d’information. Dans leur modèle de jeux répétés, Kreps et Wilson (1982) et Milgrom et Roberts (1982) ont bien montré que la construction d’une bonne réputation permet de réduire cette asymétrie et de générer des gains à long terme en incitant les agents économiques à coopérer. S’agissant plus particulièrement de la relation entre réputation et choix de financement, de nombreux modèles ont justifié de manière endogène l’émergence d’institutions financières telles que les banques, en se fondant sur leur avantage comparatif sur les prêteurs directs dans l’évaluation ou la surveillance de la qualité des demandes de financement externe. Ainsi, la banque est perçue à la fois comme « surveillant délégué » (Diamond, 1984) ou encore comme « dette interne » (Fama, 1985 ; Sharpe, 1990). Parallèlement sont apparus des travaux axés sur les déterminants du choix du mode d’endettement. Diamond (1991) a construit son modèle autour du concept clé de réputation instaurant une dynamique temporelle des modes de financement ; l’emprunteur va mettre à profit le contrôle exercé par les banques afin de se bâtir une réputation, laquelle lui permettra à terme d’accéder au marché obligataire. Par la suite, l’emprunteur utilisera le financement bancaire afin d’envoyer ponctuellement aux investisseurs des signaux rassurants concernant sa réputation de solvabilité (Lobez et Statnik, 2007). En règle générale, les auteurs montrent que du fait de l’asymétrie d’information, il y a la place pour un intermédiaire financier qui va pouvoir financer des projets qui ne l’auraient pas été par des prêteurs individuels. Ainsi, même si les relations entre collectivités et banques ont été quelque peu ternies, ces dernières années, par la commercialisation de produits structurés qui ont fragilisé le socle de confiance de la relation de crédit, elles demeurent néanmoins primordiales, car le recours à d’autres sources de financement externe ne peut être qu’une variable d’ajustement du schéma de financement local et concerne essentiellement les collectivités les plus importantes et les mieux notées (Delienne et Ginglinger, 1995) ; en cela l’ESR ne se distingue pas d’une émission standard.

 

Proposition 1 : l’ESR s’adresse – comme l’émission standard – aux grandes collectivités ayant une bonne qualité de crédit

Par ailleurs, les fonds d’investissement socialement responsable (ISR) ont fait l’objet de nombreux travaux, notamment sur la question de leur performance financière, dont les résultats empiriques divergent (Périn et Quairel-Lanoizelée, 2012). À cet égard, l’étude de Sentis et Revelli (2012) montre que les investisseurs ISR privilégient les fonds dont la composition et la pondération se rapprochent le plus d’un benchmark conventionnel. Les critères d’entrée de ces investisseurs seraient financiers (rendement, liquidité, maturité de l’opération, rating) et le caractère éthique n’interviendrait qu’en seconde analyse.

Proposition 2 : l’ESR présente les mêmes caractéristiques financières qu’une émission standard, conformément aux attentes des investisseurs

Par ailleurs, les asymétries d’information inhérentes aux projets environnementaux vont inciter les investisseurs, mais aussi les arrangeurs à plus d’exigence vis-à-vis de la collectivité, afin d’évaluer l’engagement de cette dernière sur ces projets (Fombrun et Shanley, 1990). Aussi, une collectivité peut choisir de financer grâce à une ESR des projets dont la complexité et les montants en jeu rendent le financement bancaire plus incertain.

Proposition 3 : l’ESR permet à la collectivité de financer des projets durables plus facilement que ne le pourraient l’emprunt bancaire et l’émission standard, grâce aux mécanismes d’évaluation et de contrôle mis en jeu permettant de réduire les asymétries d’information

La collectivité, dont le développement durable est explicitement au cœur du projet politique4, a un avantage sur l’entreprise pour mobiliser ce type de financement qui permet aux investisseurs de flécher plus facilement leur épargne vers ces placements durables, et à la collectivité de bénéficier d’un financement alternatif et par la même occasion d’un effet d’aubaine puisqu’elle se bâtit ou renforce une réputation en valorisant des projets qui auraient été menés quoi qu’il arrive. La réputation peut se définir comme un actif immatériel qui se construit à partir de l’identité de l’organisation (Bamett et al., 2006) et qui résulte de l’agrégation dans la durée des diverses perceptions de cette organisation par ses parties prenantes (Fombrun et Shanley, 1990). À cet égard, les facteurs économiques ne sont pas seuls à influencer ces perceptions, il en existe d’autres tels que les facteurs environnementaux pour lesquels la communication est primordiale du fait de la difficulté qu’ont les parties prenantes à évaluer la performance d’une organisation en la matière (Philippe et Durand, 2009). Pour communiquer sur cette dernière, la collectivité envoie plusieurs signaux5, dont le plus visible est la notation extra-financière, en complément de la notation financière. Cette double notation présente des avantages et des inconvénients, tous liés à l’information additionnelle collectée dans le temps sur la collectivité par les agences de notation. Parmi les avantages, on peut noter l’accès à de nouveaux prêteurs, la réduction à terme des coûts associés aux opérations d’ESR et la diminution du risque moral (la collectivité est incitée à réaliser les investissements ciblés, sous peine d’un rationnement de crédit ultérieur ou bien d’une élévation des taux). L’un des inconvénients majeurs est le risque de dégradation des notes susceptible d’entraîner une évaporation du « capital de réputation » non seulement pour la collectivité, mais aussi pour tous les maillons de la chaîne de financement – arrangeurs, investisseurs – (Bessière et Schatt, 2011).

Proposition 4 : le taux de rendement de l’ESR est plus faible que celui d’une émission standard, car la transparence des projets financés et la qualité de signature de la collectivité entraînent un taux de souscription élevé des investisseurs

 

Proposition 5 : l’ESR implique en contrepartie des coûts d’agence plus élevés qu’une émission standard

À présent, l’étude de cas va permettre, en prenant soin de contextualiser notre recherche, de tester la plausibilité des propositions issues de la revue de la littérature.

Le cas des régions françaises comme illustration des liens théoriques

La nature encore largement inexplorée de la question de l’ESR nécessite la conduite d’une étude qualitative menée au travers de cas pilotes, ici cinq régions françaises suivies entre 2008 et 2014. Pour accroître la validité du construit de la recherche, nous avons utilisé la méthode de triangulation des données en recourant à plusieurs sources d’informations (écrites et orales), à différentes formes d’enquêtes (entrevues directives, semi-directives, etc.) et à divers informateurs (Hlady Rispal, 2002)6. Un questionnaire de type exploratoire a ainsi été envoyé aux services financiers des régions et à des arrangeurs (HSBC et CA-CIB – Crédit agricole CIB). Il a été complété par des échanges de mails de reformulation. Puis des entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de la direction financière IdF et NPdC, et du service sustainable banking de CA-CIB. Ces entretiens ont été enregistrés, puis intégralement retranscrits et ont fait l’objet d’un compte rendu remis à l’interviewé. L’analyse du contenu a été formatée, chaque information a été codifiée selon un lexique de thèmes issus du cadre conceptuel.

Enfin, ces données ont été complétées par une lecture approfondie des rapports ISR de gérants d’actifs (Humanis, Mirova), ainsi que des sites internet, des prospectus d’émission et des communiqués de presse des régions.

Présentation des ESR régionales

Les principales caractéristiques des ESR sont reprises dans le tableau 2 (ci-dessous).

Parmi les régions étudiées, seul le NPdC n’avait jamais émis auparavant. La part de l’obligataire dans l’encours de dette varie ainsi de 7 % (NPdC) à 70 % (IdF) à la fin de 2013. Les capitaux levés, arrangés majoritairement par HSBC et CA-CIB, sont relativement faibles, à l’exception de la région francilienne, et permettent de financer des projets centrés sur les transports et les infrastructures, l’énergie, la biodiversité ou encore l’économie solidaire.

Ces ESR s’inscrivent toutes dans un programme d’émission de titres à moyen long terme (Euro Medium Term Notes – EMTN) à l’exception du NPdC qui a choisi d’émettre « au coup par coup » (stand alone). L’EMTN consiste à lancer une série d’émissions à l’intérieur d’un plafond préétabli pendant plusieurs années. La procédure de mise en place est lourde (notation du programme obligataire, documentation renforcée, etc.), mais, pour chaque émission, la documentation est allégée (sous forme de final terms) et la réactivité très forte (cinq à sept jours entre la décision et l’arrivée des fonds), contre un mois en stand alone. À ces délais, deux à trois mois supplémentaires sont à rajouter pour une ESR (sélection des projets, réunions d’information auprès des investisseurs potentiels, etc.).

Tableau 2
ESR des régions françaises
pbs : points-base system ; nc : non communiqué.
Sources : prospectus d’émission ; HSBC.

Ces ESR bénéficient d’un taux de souscription élevé témoignant de l’intérêt porté par les investisseurs pour ce type d’opérations (bonne notation, transparence des projets financés, etc.), qui permet à l’émetteur de négocier tout au long de la procédure d’émission le taux offert7. Ainsi, l’analyse des spreads montre que les transactions récentes obtiennent des coupons légèrement inférieurs à ceux constatés sur une émission standard8, en lien avec la proposition 4.

Enfin, en cohérence avec la maturité ciblée par les régions (douze à quinze ans), les compagnies d’assurances et les gestionnaires d’actifs représentent la majorité des placements avec pour chaque ESR un panachage d’investisseurs classiques9 (mainstream) et ISR10 – labellisés11 ou pas. Les régions étudiées ne font pas figurer la liste de ces investisseurs dans les communiqués de presse, à l’exception de l’IdF qui l’intègre dans sa communication.

ESR : outil de diversification des financements et de communication

Le choix de ce financement par les régions obéit à deux logiques :

 

  • une politique, guidée par la volonté d’affichage par les présidents de région des projets durables initiés sur leur territoire, avec le souhait exprimé que l’opération intègre les critères ESG (environnement, social, gouvernance) du début à la fin de la chaîne (émetteur, arrangeurs, investisseurs)12 ;
  • une autre politique, menée par les directeurs financiers des régions, axée sur la sécurisation des financements par la recherche de fonds alternatifs et performants si possible.

 

Ces deux logiques convergent grâce à l’ESR puisqu’il y a volonté de part et autre d’accéder à de nouveaux prêteurs, tout en permettant de transposer au niveau financier l’engagement pris par ces régions en matière environnementale et sociale.

Le premier objectif recherché au travers de l’ESR est ainsi de communiquer sur des investissements spécifiques de la région. Cette communication est à la fois un préalable à l’ESR à travers notamment l’organisation de road shows qui permettent aux investisseurs potentiels13 d’obtenir une forte visibilité sur les projets à financer, sur lesquels ils peuvent communiquer eux-mêmes auprès de leurs parties prenantes, en y associant un bénéfice environnemental ou social14. L’ESR suppose également une notation extra-financière15 de l’émetteur qui peut être « sollicitée » (demandée et payée par l’émetteur – PACA et NPdC) ou « déclarative » (payée par les sociétés de gestion – IdF), et qui oblige les exécutifs locaux à un changement de culture car ils doivent répondre à des normes de communication extra-financière nouvelles pour eux, même si l’obligation de production annuelle depuis 2011 d’un rapport sur la situation du développement durable (pour les entités publiques de plus de 50 000 habitants) constitue une première avancée dans ce domaine.

Le deuxième objectif recherché par la région est de s’affranchir en partie du secteur bancaire et de diversifier les sources de financement ; ces deux derniers points valent pour tous les types d’émissions obligataires, avec cependant un effet « prime verte » de l’ESR qui permet d’élargir encore plus la base des prêteurs et de couvrir le maximum des besoins de financement par une ressource alternative à l’emprunt bancaire, autour d’une opération à forte résonance médiatique. Par ailleurs, les régions étudiées ont toutes été sollicitées après leur ESR, certaines, comme le NPdC, ont reçu de nombreuses propositions de placements privés sans que, toutefois, un lien direct entre ces dernières et l’ESR puisse être clairement établi.

Cependant, malgré l’engagement de la plupart des collectivités dans le développement durable, conformément à notre proposition 1, seules les plus grandes ont accès à l’ESR et, de façon plus générale, au financement obligataire, dont la réussite dépend du volume appelé permettant à la fois d’amortir les frais engagés et de garantir la liquidité des titres aux investisseurs ISR dont les critères d’entrée sont avant tout financierscomme l’atteste notre proposition 2 – et liés à la qualité de signature de l’émetteur – en lien avec notre proposition 1. Le caractère ISR des projets sous-jacents n’est qu’un filtre supplémentaire conditionnant l’achat des obligations (Guez et al., 2014).

Les frais d’une émission obligataire comportent une partie fixe et une partie variable, et fluctuent en fonction des caractéristiques de l’émission (montant, maturité, cotation, nombre d’investisseurs, etc.). Ces frais varient ainsi entre 2 à 3 pbs pour une transaction de 20 M€, contre 5 à 6 pbs pour les plus gros volumes (HSBC). Le tableau 3 (infra) présente les frais moyens d’émission observés pour les régions étudiées.

Le coût spécifique à l’ESR, hormis les frais de notation extra-financière, est essentiellement un coût interne donc difficilement calculable, de préparation, de structuration et de gestion. L’ESR mobilise de manière significative les services des régions pour cibler les projets à financer et élaborer les différentes documentations. Les coûts globaux d’une ESR doivent alors être comparés aux économies réalisées par l’émetteur au regard d’un prêt bancaire classique sur une durée équivalente et à la même date. Le gain estimé oscille, selon la région, entre 50 pbs et 200 pbs, ce qui permet d’amortir les frais d’émission16. La taille critique d’émission se situerait autour de 5 M€ (HSBC).

Cependant, il ressort de nos différents entretiens que le coût de l’opération n’est pas l’objectif premier recherché par les régions. Il ne peut être garanti que ponctuellement dans un contexte marqué, pour les premières ESR, par une dégradation des conditions bancaires et par la présence d’investisseurs en quête de placements et attirés par le « papier public ». En cela notre proposition 4 n’est pas validée, les gains financiers obtenus par l’ESR ne seraient que conjoncturels et dépendraient également de la capacité d’emprunt de l’émetteur.

En conclusion, le caractère ISR du financement étudié est relativement neutre par rapport aux conditions financières obtenues, mais il permet de diversifier les sources de financement en confortant la notoriété de la région sur les marchés financiers. Il est alors pertinent de confronter cet avantage avec les coûts d’agence supplémentaires générés par l’ESR.

Tableau 3
Frais moyens d’émission
Source : directions financières des régions.

Émergence des mécanismes de contrôle et de surveillance liés à l’ESR

L’ESR ne présente aucune différence avec une opération standard si ce n’est l’engagement pris par l’émetteur d’allouer des fonds à des projets à visée environnementale et sociale. Elle comporte alors des risques spécifiques de réputation pour les investisseurs qui ont eux-mêmes des comptes à rendre17 liés à la probabilité que, d’une part, les projets ne remplissent pas les critères ESG et que, d’autre part, ces projets ne soient pas finalisés une fois l’émission lancée. La prise en compte de ces risques exige l’instauration d’un double système d’évaluation et de surveillance en amont et en aval de l’émission. Ainsi, l’accès à ce mode de financement implique, de la part de l’émetteur, une préparation suffisante témoignant de la solidité des projets à financer18 afin que les investisseurs réagissent bien et qu’il ne pèse aucun soupçon de greenwashing sur l’émetteur. L’établissement d’une telle relation de confiance se traduit pour la région par plus de contraintes supplémentaires, au regard d’une émission standard, en termes d’organisation interne19, de documentations à fournir et de communication afin de répondre aux attentes des investisseurs20, en lien avec notre proposition 3 (sans qu’il ne ressorte toutefois de nos entretiens que ces projets n’auraient pu être financés par des ressources classiques, impliquant moins de préparation).

En revanche, la présence d’un contrôle ex post est moins prégnante. Ainsi, bien que la notation extra-financière du NPdC ait donné lieu à des préconisations inscrites dans un plan porté par le service développement durable, l’agence ne vient que ponctuellement faire son analyse. Des outils de pilotage englobant les questions liées à la notation ont certes été créés autour du rapport annuel de situation et d’orientation du développement, mais n’ont pas été déterminés par l’agence. S’agissant des autres régions, rien de probant n’apparaît pour PdlL ; de son côté, PACA s’est engagée à fournir un reporting annuel sur l’emploi des fonds à la demande des investisseurs et le Limousin publie une revue semestrielle de notation sans avoir créé pour autant de réels outils mesurant l’action locale. Enfin, concernant le plus gros émetteur, l’IdF a dû accorder pour sa deuxième ESR plus de garanties aux investisseurs sur l’usage réellement « responsable » des fonds levés, répondant ainsi à une demande plus forte de structuration du marché. Par ailleurs, elle réalise en interne un système de reporting annuel visible sur son site internet, mais pas audité. Elle a ainsi défini des indicateurs pour chaque projet financé tels que le nombre de logements sociaux créés, le nombre de places d’hébergement d’urgence pour les personnes sans abri ou encore l’augmentation de la capacité de traitement d’une station d’épuration. La demande des investisseurs pour ces indicateurs quantitatifs est forte car c’est le moyen le plus simple de s’assurer de l’impact de leurs investissements. Pour l’instant, ils sont publiés projet par projet et ne sont donc pas agrégés à l’échelle d’une obligation, notamment en raison du coût potentiel et de la difficulté de collecter les informations. Ces indicateurs permettraient pourtant aux investisseurs d’évaluer le bénéfice environnemental ou social des montants investis et de communiquer sur leur politique ISR auprès de leurs clients finals.

Il semble ainsi que les dispositifs de reporting ne soient pas encore systématiques et harmonisés et que l’investisseur fasse confiance à l’émetteur sur sa capacité à assurer un suivi des projets financés. Les coûts d’agence liés aux mécanismes de surveillance postémission ne sont pas, à ce jour, élevés, invalidant ainsi notre proposition 5.Toutefois, la mise en place en 2014 des green bond principles21 devrait renforcer à l’avenir les mécanismes de sélection et de contrôle.

Conclusion et discussion

Cette étude de cas a mis en évidence la coexistence de plusieurs acteurs dont les motivations sont toutes en lien avec le développement de cet outil de financement innovant. L’objectif recherché par les régions est de sécuriser les sources de financement en menant une communication financière et environnementale active, et aussi de s’affranchir en partie des banques, même si l’ESR ne permet pas à ce jour d’abaisser de façon significative les coûts de financement. Toutefois, l’ESR reste, comme tout emprunt obligataire, l’outil des grandes collectivités, voire des plus grandes, car à travers sa nature et les modalités de mise en place, elle suppose de la part de l’émetteur des ressources en temps et une forte expertise tant en interne qu’en externe.

Dans cette configuration, les banques remplissent une fonction d’intermédiaires spécialisés et de contrôle, sans être elles-mêmes nécessairement pourvoyeuses de fonds. Ce modèle leur permet non seulement de transférer un risque, mais aussi de mettre en avant leur implication dans le financement de la transition énergétique en créant une dynamique sur le marché obligataire de l’ISR. À cette fin, les banques ciblent dans un premier temps les émetteurs « faciles », les banques de développement et les collectivités, avant d’ouvrir progressivement ce compartiment à d’autres émetteurs22. Face aux volumes en jeu attendus23, les investisseurs s’organisent (création en 2014 par Mirova du premier fonds dédié aux green bonds) et les fournisseurs de services développent des produits dédiés (création d’un indice green bond par S&P Dow Jones, puis par Barclay’s et MSCI).

Le marché s’ouvrant désormais à différentes catégories d’émetteurs, les questions relatives aux critères de sélection et à l’évaluation des projets financés par les green bonds sont des pistes de recherche à explorer.


Notes

1 À partir de 2008, on a assisté au retrait de nombreux prêteurs, à un renchérissement des marges et à une diminution des volumes prêtés. Depuis 2013, les collectivités reçoivent à nouveau de nombreuses sollicitations de la part des banques (notamment allemandes).
2 Il représente 15 % des flux d’emprunts réalisés par les collectivités en 2013, contre 3 % à 4 % en 2007-2008.
3 Ou encore green bonds.
4 Mise en place du programme Agenda 21 par les collectivités depuis 1992.
5 Pour qu’un signal soit crédible, il doit être coûteux et requérir un fort engagement de la part de l’émetteur (Spence, 1974).
6 Le nombre d’entretiens effectués et les documents explorés permettent d’atteindre un certain degré de saturation de la recherche. La cohérence interne se vérifie alors par l’absence de contradictions des différentes explications avancées.
7 Pour une émission publique, un livre d’ordres est ouvert. L’émetteur propose un volume et un plafond de prix déterminé sur la base des dernières opérations connues, des échanges avec la ou les banque(s) arrangeur(s) et du rating. Ces dernières reviennent au bout d’un certain délai (plus ou moins long selon la réaction du marché) avec un montant de souscription et un prix correspondant à la moyenne des offres remises. Le rendement est ensuite arrêté et le volume de papier ventilé entre les prêteurs (au prorata des offres formulées par les investisseurs si l’émetteur ne satisfait pas toute la demande). Pour une émission privée, une banque sert d’intermédiaire entre un investisseur (ou un nombre limité), qui a exprimé son intérêt pour l’opération et formulé une proposition de prix, et l’émetteur. C’est donc le schéma inverse du précédent. L’opération est bouclée après quelques échanges via la banque.
8 Le format green bond a permis en 2014 à l’IdF d’attirer de nombreux investisseurs et de baisser le spread final qui est passé de 20 pbs OAT à 18 pbs.
9 Filiales de banque, mutualistes, etc.
10 Entre 30 % et 90 % des ordres, dont des « puristes » qui demandent beaucoup d’informations complémentaires aux emprunteurs pendant les présentations.
11 Il existe en France trois labels, un attribué par le Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES) et deux autres, ISR et Fonds vert, par Novethic.
12 La sélection des arrangeurs s'effectue au regard d'un cahier des charges englobant les critères financiers et RSE (responsabilité sociale des entreprises).
13 Parmi eux, des internationaux – surtout européens – qui représentent entre 15 % et 67 % des ordres.
14 Cf. Rapport ISR 2012, Groupe Humanis.
15 L’évaluation extra-financière n’est pas homogène et les échelles de notation des différents acteurs (Vigeo, Ethifinance, etc.) sont difficilement comparables (Alberola et Giamporcaro-Saunière, 2006).
16 Les conditions des banques se sont assouplies depuis 2013 car elles-mêmes peuvent de nouveau emprunter plus facilement sur les marchés à des marges moindres. Mais l’arbitrage en faveur de l’obligataire reste toujours favorable car avec l’encadrement des produits structurés, les banques proposent désormais des prêts à leur « vrai » taux.
17 Code de transparence européen obligatoire depuis 2012 pour les fonds ISR ouverts au public et gérés par des sociétés de gestion adhérentes.
18 La région fait alors appel aux agences de notation extra-financière afin de définir a minima les critères d’éligibilité des projets.
19 L’ESR suppose l’intégration/interpénétration des informations financières et non financières (Persais, 2013) et cela implique une plus grande cohésion interne entre les différents services – financiers et opérationnels.
20 Mais aussi à celles des agences de notation extra-financière (budgets participatifs dans les lycées, conférence citoyenne ou encore promotion de la démarche RSE auprès des entreprises).
21 Rédigés par vingt-cinq banques internationales, en concertation avec les émetteurs, les investisseurs et les ONG environnementales, ces principes portent sur l’utilisation des fonds levés (liste d’activités éligibles), ainsi que sur le processus d’évaluation et de sélection des projets. Mais des zones de flou persistent avec, par exemple, l’absence de référentiels d’évaluation de projet tenant compte des spécificités sectorielles, notamment lorsque l’activité de l’émetteur est sujette à controverse.
22 Les émissions corporate (Air Liquide en 2012, suivi en 2014 par Unilever, GDF-Suez, etc.) représentent près de 50 % du volume global émis à la fin d’août 2014, contre 17 % en 2013.
23 Entre 2006 et 2013, plus de 15 Md$ ont été levés par des green bonds (Della Croce et al., 2011) et plus de 32 Md$ sont prévus pour 2014.

Bibliographies

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