Plus de dix ans après le début de la crise financière globale, l'heure est à l'introspection pour les économistes et certains jouent le jeu. Ainsi Zingales (2015) établit un diagnostic critique de la position des économistes vis-à-vis de la finance. Il considère qu'« en tant que profession, les économistes financiers sont très fiers de leurs performances techniques et du succès de leur discipline, mais sont trop complaisants vis-à-vis de ses manquements ». Constatant l'écart considérable entre les perceptions de la profession vis-à-vis d'elle-même et les perceptions de la société quant au rôle de l'économiste de la finance, il émet trois préconisations. « D'une part, nous devons mieux expliquer et documenter la contribution de la finance à la société et, d'autre part, nous devons reconnaître que certaines des critiques qui nous sont adressées sont fondées. Et plus crucialement, nous devons nous prémunir contre les risques de devenir les simples porte-paroles de l'industrie financière. »1 Ce diagnostic sévère est fondé. Si les économistes ont, pour certains, bien intégré dans leurs recherches les préoccupations post-crise vis-à-vis de la finance, ce qui les a conduits à reconsidérer les relations entre la finance et l'économie réelle, sur certains sujets « épineux », susceptibles d'induire des préconisations heurtant frontalement les intérêts de l'industrie, leur silence est assourdissant. Parmi les domaines où une inflexion salutaire s'est enclenchée on peut citer des travaux empiriques récents qui réévaluent des liens entre finance et croissance et finance et inégalités. D'un point de vue macroéconomique, ces d'études empiriques attestent qu'au-delà d'un certain seuil de développement de la finance, très inférieur à celui constaté dans la plupart des pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), celle-ci nuit à la croissance2. D'autres travaux mettent en exergue un faisceau de présomptions convergentes quant au rôle de la finance dans la montée des inégalités3.
Ce renouveau des champs de recherche des économistes sur la banque et la finance trouve ses limites dans l'absence d'interrogation sur les raisons pour lesquelles les banques systémiques sont quasiment toutes éclaboussées par des scandales financiers à répétition. Nous montrerons que ceux-ci illustrent la prégnance des conflits d'intérêts dans les banques systémiques et les carences des dispositifs internes de contrôle et de sanctions pour éviter leur concrétisation. Pire, certaines pratiques internes ont pour effet induit de créer un terrain propice à la réalisation de ces conflits d'intérêts. C'est particulièrement le cas des modalités de rémunération des cadres dirigeants et des traders dans la banque d'investissement et de financement. Étudiant la dynamique des salaires dans la finance aux États-Unis de 1909 à 2006 et en la comparant à celle observée dans le reste du secteur privé, Philippon et Reshef montrent que jusqu'au début des années 1990 à caractéristiques équivalentes de qualification et de responsabilités, les salaires dans la finance étaient en ligne avec ceux du reste de l'économie. En 2006, ils les dépassaient en moyenne de 50 %, l'écart s'accroissant avec le niveau de rémunération : 80 % pour le décile supérieur et 250 % pour les cadres dirigeants. Certains salariés du secteur financier bénéficient donc d'une rente en termes de salaires relativement au reste de la population. Cette rente n'est pas une spécificité de l'économie américaine, mais affecte nombre de pays de l'OCDE, en particulier les pays européens. Ainsi Denk (2015) montre qu'en Europe, les travailleurs du secteur financier constituent 19 % des 1 % de salariés les mieux rémunérés, alors que la part de ce secteur dans l'emploi total n'est que de 4 %4. Au Royaume-Uni et au Luxembourg, près d'un tiers des 1 % salariés ayant les plus fortes rémunérations travaillent dans une entreprise financière. En France, alors qu'en 1980 les salaires dans la finance étaient 30 % plus élevés que ceux des autres secteurs, ils l'étaient en 2008 de 60 %. Selon Reshef (2017), cette différence de progression des salaires entre le secteur financier et les autres secteurs est très largement tirée par les rémunérations des traders, elles-mêmes conditionnées à leur prise de risque sans considération pour les conséquences à plus long terme notamment en termes de stabilité financière. Cette rente s'explique donc pour une part importante par la pratique des bonus – partie variable de la rémunération – qui, au sein même des banques, divise les salariés. Les salariés du front office (traders, vendeurs, ingénieurs financiers et ingénieurs de recherche et développement), qui dominent la hiérarchie salariale dans la banque, ainsi que les dirigeants en sont les principaux bénéficiaires. Les salariés du back office ou « fonctions support » (y compris les fonctions comptables ou ressources humaines) sont largement exclus du partage de cette rente. Bien évidemment, cette partition des rémunérations dans la banque et la finance attise les risques de dérive en matière de prises de risque excessives et de relâchement éthique, puisque les fonctions salariales susceptibles de les contrer sont les moins valorisées à l'intérieur de l'entreprise bancaire.
Banques systémiques et conflits d'intérêts :
un essai de catégorisation
Moret-Bailly (2014) définit les conflits d'intérêts comme « des situations dans lesquelles une personne en charge d'un intérêt autre que le sien n'agit pas ou peut être soupçonnée de ne pas agir de manière loyale ou impartiale vis-à-vis de cet intérêt, mais dans le but d'en avantager un autre, le sien ou celui d'un tiers ». Cette définition se réfère à la coexistence d'intérêts potentiellement contradictoires et à la hiérarchisation de ceux-ci. Dès lors que l'on sert plusieurs intérêts se créent les conditions pour qu'un intérêt prime sur les autres. L'intérêt prioritaire est celui que l'on est en charge de défendre et vis-à-vis duquel on doit être loyal. Cette valeur de loyauté – vis à vis du client dans la sphère privée et vis-à-vis de l'intérêt général dans la sphère publique – est la valeur repère à l'aune de laquelle s'évaluent les conflits d'intérêts.
Cette grille d'interprétation va guider notre analyse des conflits d'intérêts dans l'industrie bancaire en adoptant un double prisme : un prisme micro et un prisme macro ou systémique.
La responsabilité fiduciaire désigne une obligation de loyauté vis-à-vis d'une personne ou institution pour laquelle votre mission est d'agir dans son intérêt. Plus précisément : une obligation fiduciaire doit être exigée quand une partie accorde toute sa confiance à une autre partie en lui déléguant des pouvoirs qui la rendent vulnérable par rapport à elle. Or, en raison de l'opacité, de la complexité, de la technicité des activités bancaires, de nombre d'opérations financières et, a fortiori, de leurs activités hors-bilan, cette délégation est constitutive du métier de la banque.
La responsabilité fiduciaire des banques est donc très forte car le cœur de leur activité est de gérer l'argent des tiers. Concrètement : la responsabilité fiduciaire des banques par rapport à leurs clients désigne le fait d'agir toujours au mieux de leurs intérêts. Cette responsabilité est d'autant plus forte que les clients et investisseurs individuels n'ont pas l'expertise leur permettant d'évaluer la performance des services qui leur sont proposés. Ils ne sont pas outillés pour comprendre que les incitations de leur conseiller financier ou banquier peuvent être affectées par des conflits d'intérêts. Les banques plus que les autres firmes doivent donc démontrer leur fiabilité et être dignes de la confiance que leur accordent leurs clients, individus et firmes.
Deux grandes catégories de conflits d'intérêts peuvent être définies concernant les banques systémiques : des conflits d'intérêts d'ordre microéconomique et des conflits d'intérêts d'ordre macroéconomique.
Les conflits d'intérêts – au niveau microéconomique – dans la banque consistent à ne pas agir dans le meilleur intérêt des clients mais de faire primer l'intérêt de la banque elle-même, de ses dirigeants ou d'autres clients. Mais les conflits d'intérêts dans le secteur bancaire peuvent aussi se manifester à l'égard de la collectivité dans son ensemble. Cette catégorie de conflits d'intérêts se justifie car les banques systémiques bénéficient de la garantie des États. Nous parlerons alors de défaut de loyauté au niveau macroéconomique et de conflits d'intérêts systémiques.
Le devoir de loyauté des banques systémiques n'est donc pas encapsulé dans leurs relations de clientèle. Elles ont aussi un devoir de loyauté à l'égard de la société dans son ensemble. Cette conception étendue de la loyauté est d'autant plus légitime que la recherche de profitabilité dans la banque a pour contrepartie des prises de risque qui, si elles sont excessives et conduisent à mettre en cause leur solvabilité, renforcent la probabilité d'une mise en risque des fonds publics. Entreprises privées visant légitimement à la profitabilité, les banques sont également les acteurs essentiels du système de paiement, c'est-à-dire de l'infrastructure majeure de toute économie marchande décentralisée. À ce titre, elles exercent une fonction collective. La banque bénéficie d'un privilège d'ordre public, elle est autorisée – dès lors qu'elle respecte certains ratios prudentiels – à prêter de la monnaie qu'elle n'a pas dans ses comptes, c'est-à-dire à la créer à l'instant même du prêt. L'interconvertibilité avec le cash fait de la monnaie bancaire un parfait substitut de la monnaie banque centrale (plus de 80 % de la masse monétaire en Europe est constituée de dépôts bancaires). En d'autres termes, l'acceptabilité de la monnaie bancaire dépend de la seule confiance dans son interchangeabilité avec les pièces et les billets émis par la BCE (Banque centrale européenne) ou avec les autres banques. Mais cette interchangeabilité ne vaut que si la confiance dans la solidité des banques est absolue. C'est précisément pourquoi les dépôts sont garantis par un système d'assurance dépôts lui-même ultimement garanti par l'État5. C'est également pourquoi les banques bénéficient d'un accès direct à la liquidité d'urgence de la banque centrale et qu'elles sont renflouées par les États quand leur solvabilité est mise en cause et qu'en raison de leur caractère systémique, elles ne peuvent être laissées faire faillite. Le privilège de création monétaire s'accompagne donc d'un ensemble de dispositifs de garantie publique qui fait que les banques ne peuvent être considérées comme des entreprises privées comme les autres. Le traitement des conflits d'intérêts dans la banque doit intégrer cette spécificité, d'où le concept de conflit d'intérêts à dimension macroéconomique. Quand les conflits d'intérêts conduisent à des scandales financiers qui alimentent la défiance de la société vis-à-vis de la finance, ils seront qualifiés de systémiques.
Les banques systémiques sont percluses de conflits d'intérêts. La plupart d'entre eux s'expriment dans la partie banque d'investissement des groupes bancaires, mais comme ces banques sont pour la plupart universelles, leur réalisation peut potentiellement nuire à l'intégralité du groupe. Tant que concrétisation de ces conflits d'intérêts n'affecte que les relations entre la banque et ses clients, nous les qualifions de conflits d'intérêts microéconomiques. Dès lors qu'ils conduisent à des prises de risque excessives susceptibles de conduire l'État à injecter des fonds publics ou qu'ils minent la confiance de la société dans les banques, nous les qualifierons de systémiques. Dans ce cas, ils sont porteurs d'une atteinte grave à la réputation de la banque.
La banque d'investissement par son activité d'intermédiation de marché est un nœud de conflits d'intérêts. Sans souci d'exhaustivité, nous pouvons tenter de dresser un panorama rapide des principaux conflits d'intérêts concernés.
Sur le marché primaire, elle fournit des services à l'émission de titres et des conseils en fusion acquisition. Sur les marchés secondaires, elle a une activité de courtage, de tenue de marché et éventuellement de trading pour compte propre. Les activités de recherche et d'analyse viennent en support pour les activités tant sur les marchés primaires6 que secondaires7.
Les activités de placement de titres, de courtage, de recherche, d'analyse financière et de tenue de marché présentent de fortes synergies en information, de fortes complémentarités, mais également d'importants conflits d'intérêts potentiels. Sur les marchés primaires, les banques d'investissement prennent en charge les émissions de titres souvent par le biais d'un syndicat bancaire (groupe de banques). Elles achètent directement à l'émetteur à un prix convenu des instruments financiers émis en vue de leur placement définitif auprès de clients. Si la banque mandatée dans la vente ne parvient pas à placer tous les produits financiers, elle court le risque de devoir conserver les titres. La banque chef de file du syndicat qui fixe le prix de l'offre publique initiale bénéficie d'un avantage informationnel sur les autres acteurs du marché. Les analystes de la banque ayant été partie prenante dans le processus de collecte et d'analyse de l'information sur l'émetteur bénéficient d'un avantage en termes d'information. Ils sont en position d'offrir de meilleures recommandations d'achat/vente et de meilleures prévisions sur les performances de la firme émettrice aux investisseurs. La banque chef de file est également souvent un teneur de marché majeur sur le marché secondaire pour les titres dont elle a assuré l'émission sur le marché primaire. La combinaison de ces services financiers permet donc d'exploiter des synergies en information évidentes, mais dans le même temps crée des conflits d'intérêts non moins évidents. Ainsi la banque d'investissement sert deux types de clients – les émetteurs et les investisseurs – et les incitations à être loyale vis-à-vis de chacun sont contradictoires. Les investisseurs recherchent une information non biaisée sur laquelle fonder leurs choix d'investissement. La banque a-t-elle intérêt à fournir une telle information « objective » ? Pour soutenir ses activités à l'émission de titres sur les marchés primaires, les banques ont un intérêt évident à transmettre des informations optimistes aux investisseurs. En d'autres termes, l'incitation existe à distordre l'information dans un sens avantageant l'une des activités au détriment de l'autre en fonction notamment des revenus relatifs générés par ces deux activités. Les périodes d'euphorie financière sont particulièrement propices à l'exploitation de ces conflits d'intérêts et donc à la production d'informations biaisées dans un sens suroptimiste, ce qui participe à la procyclicité8 des marchés financiers. La période ayant précédé l'éclatement de la bulle sur les valeurs technologiques a été une période au cours de laquelle ces conflits d'intérêts ont joué à plein. De manière générale, offrir des conseils en matière d'investissement financier et vendre des titres à des clients sans révéler le propre intérêt de la banque dans la transaction est un conflit d'intérêts avéré.
Par ailleurs, dès lors que la banque fait du trading pour compte propre, elle peut mobiliser à son profit les informations obtenues auprès de ses clients, voire même jouer son intérêt contre celui de ses clients9.
Les scandales financiers ou la manifestation
des conflits d'intérêts systémiques
Les pratiques mises à jour à la suite de la crise financière et la multiplication des scandales financiers impliquant des banques systémiques peuvent s'interpréter comme une transgression du « contrat » de délégation du pouvoir de création monétaire qui ne s'accompagne plus d'exigences déontologiques suffisantes. Atteinte à l'intégrité des marchés avec les scandales du Libor, de l'Euribor, du Tibor, du Forex (Morin, 2015), scandale des produits structurés toxiques, fraude à grande échelle sur les prêts hypothécaires, implication des banques dans des dispositifs d'évasion fiscale à grande échelle, etc. La liste semble pouvoir s'étirer à l'envie. Cette accumulation de tromperies, de fraudes, de délits multiples devrait faire masse et inciter à s'interroger sur le terreau qui crée les conditions d'un tel phénomène massif de délinquance en col blanc10. Pourtant les économistes et les superviseurs semblent avoir déserté ce terrain qui n'est véritablement investi que par des juristes. Or ces comportements répréhensibles nuisent à la stabilité financière et de surcroît alimentent la défiance de la société à l'égard des banques. Les économistes se doivent de réinvestir ce terrain.
L'hypothèse que nous faisons est que loin d'être un épiphénomène, cette épidémie de scandales financiers en tout genre est au contraire le symptôme d'une gouvernance défaillante des banques systémiques et la manifestation de conflits d'intérêts non traités qui les minent. Cette hypothèse est en ligne avec la position de Zingales (2015) quand il écrit : « Je crains que dans le secteur financier, la fraude soit devenue une caractéristique, non un « bug » (…) le serment d'Hippocrate rend socialement inacceptable pour un médecin de maximiser ses revenus au détriment de ses patients. Ce n'est pas vrai en finance. »
Ces épisodes de fraudes doivent donc être pris pour ce qu'ils sont : des révélateurs des carences de la gouvernance des banques qui sans leur médiatisation resteraient largement occultées. Cette hypothèse converge avec les positions défendues par Admati (2017, p. 144) qui considère que « les banques et l'industrie financière illustrent à l'extrême les distorsions créées par le gouvernement d'entreprise financiarisé et les failles des lois et réglementations ». Paradoxalement, nous considérons donc qu'il faut prendre au sérieux la ligne de défense de plusieurs dirigeants de banques systémiques englués dans des scandales financiers : leurs établissements sont tout simplement devenus « too big to manage »11 et l'organisation interne des groupes bancaires ne permet pas d'associer des responsabilités individuelles aux comportements déviants et éthiquement répréhensibles. Il est d'ailleurs très symptomatique de noter que tous ces scandales financiers sont sanctionnés par des amendes sur la personne morale et non par des sanctions pénales à l'égard des personnes physiques ayant fauté12. Nos sociétés ont développé une tolérance à l'égard de la délinquance en col blanc très préjudiciable car entravant la lutte contre ces comportements déviants (Lascoumes, 2011 et 2014).
Le scandale dit « du Libor » (London interbank offered rate) qui est le fruit des conflits d'intérêts qui minent les banques systémiques illustre bien notre point de vue. Il recoupe en fait plusieurs manipulations des taux interbancaires13 : les taux britanniques (Libor), mais également européens (Euribor – Euro interbank offered rate). Ces taux qui concernent une quinzaine de maturités, de un jour à un an, et une dizaine de monnaies, soit au total environ 150 taux interbancaires qui servent de référence sur tous les marchés financiers de la planète. Ils ont pu être manipulés entre 2005 et 2009, car ce ne sont pas des taux observables dans les transactions effectives sur les marchés, mais des taux calculés à partir des déclarations d'un certain nombre de grandes banques. Le Libor est le taux auquel les banques se prêtent mutuellement des fonds en blanc, c'est-à-dire sans garantie. C'est le taux de référence de plusieurs centaines de milliards de dollars de produits financiers et de millions de dollars de prêts hypothécaires résidentiels14. C'est le plus important des taux interbancaires mondiaux. Il était établi quotidiennement par seize banques parmi les plus grandes banques mondiales15 (dont les trois banques françaises BNP Paribas, Société générale et Crédit agricole, mais aussi Barclays, UBS, Royal Bank of Scotland, Deutsche Bank, Lloyds, Rabobank, etc.). Le département de trésorerie de chaque banque, censé être indépendant des traders, annonçait à 11 heures chaque jour son taux de refinancement, c'est-à-dire le taux auquel la banque prétendait se financer auprès d'autres banques. Les données étaient collectées par la British Bankers Association, qui faisait ensuite le calcul et publiait le taux en retirant les valeurs extrêmes en sorte de prévenir les éventuelles manipulations…
Compte tenu de l'effet de moyenne et de l'élimination des valeurs déclaratives extrêmes, pour qu'il y ait eu manipulation du Libor, il faut non seulement que les murailles de Chine internes aux banques entre traders et département de trésorerie aient sauté, mais aussi qu'il y ait eu une véritable entente – collusion – entre un nombre significatif de banques du panel y ayant intérêt donc ayant les mêmes positions nettes.
Ces manipulations ont eu lieu entre 2005 et 2009, mais avec deux sous-périodes bien différenciées quant aux objectifs des manipulations. De 2005 à 2007, elles visaient à doper les profits de trading de certaines banques du panel qui le déterminaient. De 2007 à 2009, elles avaient pour but de masquer les problèmes de refinancement de certaines grandes banques impliquées dans la détermination du Libor et très fragilisées par la crise de liquidité aigüe à partir du mois d'août 2007. De 2005 au déclenchement de la crise financière, la manipulation des taux interbancaires a permis aux traders de faire des profits indus en fonction de l'évolution du taux Libor (à la hausse ou à la baisse), et selon leur position acheteur ou vendeur de produits financiers. La rémuné ration variable des traders étant directement conditionnée par leur performance à générer des profits sur les positions prises, Il n'est pas nécessaire d'être un expert en conflit d'intérêts pour comprendre les incitations perverses induites.
Quand la crise financière a éclaté, la motivation de la manipulation du Libor s'est transformée. Des considérations en termes de réputation deviennent alors centrales. Dans cette seconde phase, la manipulation visait à annoncer un taux plus bas que celui des concurrents. Dans le contexte de pénurie de liquidité qui prévalait alors, une banque qui reconnaissait qu'elle empruntait relativement plus cher que les autres risquait d'être immédiatement soupçonnée de fragilité et donc de voir ses financements se tarir et se renchérir encore davantage.
L'impact des manipulations a été considérable. Le Libor et l'Euribor sont des indices de référence qui influencent directement la valeur d'instruments et de contrats financiers qui se basent sur eux. La manipulation de ces indices de référence, quelle qu'en soit la motivation, entraîne un transfert direct d'argent entre les parties contractantes qui, compte tenu des volumes en cause, est énorme.
Il y a clairement conflit d'intérêts lorsque les contributeurs à la détermination du taux interbancaire sont des utilisateurs de celui-ci, ce qui est évidemment le cas des banques du panel de détermination du taux. Le scandale de la manipulation du Libor a donc révélé un nœud de conflits d'intérêts. Un petit groupe d'intérêts privés – les banques du panel – contrôlait le processus de fixation d'un indice de référence (benchmark) qui a un impact considérable sur la valorisation des produits financiers notamment dérivés, sur le système financier global, sur l'intégrité des marchés et donc sur l'intérêt général.
Un autre cas plus récent et européen concerne les banques italiennes. Certaines, au premier rang desquelles Monte Dei paschi di Siena (MPS), ont incité les épargnants à acheter des titres de dettes bancaires susceptibles d'être décotés ou convertis en actions en cas d'activation des mécanismes de résolution (renflouement interne)16. Ce conseil a été prodigué alors même que la probabilité d'activation de ce mécanisme de « bail-in » était élevée, compte tenu de la sous-capitalisation patente du secteur bancaire italien17. MPS est la troisième banque italienne par les dépôts, une banque systémique à l'échelle domestique. Au début de juin 2017 – au terme de plus d'un an de négociations –, l'Italie et la Commission européenne se sont accordées sur le renflouement de MPS. L'Italie peut donc mettre en œuvre une « recapitalisation préventive », prévue par l'article 32.4.d de la directive relative au redressement des banques et à la résolution de leurs défaillances, qui permet l'utilisation de fonds publics à la condition que la banque soit rentable à long terme… L'accord avec la Commission européenne s'appuie donc sur une exception dans la réglementation en matière de liquidation des banques européennes qui permet d'injecter des fonds publics dans des banques en difficulté, à condition qu'elles soient viables et que les actionnaires et certains créanciers encaissent quelques pertes. MPS devrait bénéficier de l'injection de 8,8 Md€ de capitaux, selon les estimations de la BCE. L'État injectera 6,6 Md€ : 4,6 Md€ directement, plus environ 2 Md€ pour compenser les pertes des investisseurs individuels. Ainsi l'épargne des 42 000 particuliers détenant des obligations sera garantie. On estimait à la fin de 2016 que 30 % des obligations bancaires italiennes étaient détenues par des particuliers et dans le cas de MPS, c'est 65 % des dettes subordonnées qui ont été initialement vendues à des clients particuliers. Ce cas est intéressant car c'est un défaut de loyauté massif à l'égard des clients particuliers de la banque qui a empêché l'activation des mécanismes de bail-in et contraint l'Italie et la Commission européenne à une recapitalisation sur fonds publics (bail-out) lésant ainsi l'intérêt général et décrédibilisant l'un des piliers de l'Union bancaire au moment même de sa mise en œuvre18. C'est donc la concrétisation à grande échelle d'un conflit d'intérêts d'ordre microéconomique qui a débouché sur la réalisation d'un conflit d'intérêts d'ordre macroéconomique.
Les prêts toxiques vendus par Dexia (environ deux tiers des emprunts toxiques) et par d'autres banques à des collectivités locales peuvent aussi s'interpréter à travers le prisme des conflits d'intérêts. Un prêt – toxique – est structuré comme un prêt, mais utilise des dérivés. En d'autres termes, c'est un crédit combiné avec une option, c'est-à-dire un droit d'acheter ou de vendre un titre financier, lequel fait évoluer le taux du crédit en fonction d'une variable de marché comme, par exemple, la parité du franc suisse et de l'euro. C'est donc un produit structuré qui généralement comporte une première période très attractive en termes de condition de financement. Cette caractéristique n'est pas perçue par celui qui se finance (collectivité locale ou hôpital) qui le considère comme un prêt. Pour autant en droit, nombre de collectivités locales ont perdu leur contentieux car les contreparties de la banque – les emprunteurs – ont été juridiquement considérées comme des professionnelles (sociétés commerciales ou collectivités). Le fait d'être qualifié de « professionnel » induit que l'on est censé comprendre le montage financier. Cette interprétation n'a pas été celle de la Cour fédérale de justice allemande. Dans un arrêt sur les prêts toxiques aux collectivités en octobre 2011, elle explique que la complexité de ces produits rend impossible leur totale compréhension par les collectivités et que les banques ne pouvaient cacher les marges réalisées à l'occasion. La responsabilité fiduciaire des banques est réaffirmée par cette décision judiciaire allemande.
Pour un renouveau de la conception
de la gouvernance des banques systémiques
Les travaux fondateurs en matière de gouvernement d'entreprise (Alchian et Demsetz, 1972 ; Jensen et Meckling, 1976 ; Fama, 1980) ont privilégié l'étude des relations d'agence entre les dirigeants, les actionnaires et les créanciers. Cette conception étroite des problèmes de gouvernance d'entreprise n'est pas adaptée aux banques systémiques, car les externalités négatives associées à une gouvernance défectueuse nuisent à la société dans son ensemble. Parmi les principaux canaux nous pouvons citer : le coût direct pour les finances publiques des soutiens au secteur bancaire et les coûts indirects liés à l'impact de crise bancaire sur la croissance, les atteintes à l'intégrité des marchés, les effets redistributifs non validés démocratiquement des politiques des banques centrales mises en œuvre pour gérer les crises bancaires et le contexte permissif à des bulles spéculatives généré par la gestion des conséquences de ces crises.
L'importance des externalités négatives associées à la mauvaise gouvernance des banques systémiques conduit à retenir une définition large du gouvernement d'entreprise. Celui-ci désigne alors les dispositifs, les incitations, les sanctions et les contraintes qui délimitent les pouvoirs de décisions des dirigeants. Cette définition large amène à s'intéresser aux relations nouées entre la banque et ses différents stakeholders : actionnaires, clients, créanciers, salariés, mais également régulateurs et plus généralement la société dans son ensemble.
Dans la conception élargie de la gouvernance, idéalement, le régulateur superviseur devrait permettre de contrer ces dérives en imposant des règles suffisamment strictes pour désamorcer la concrétisation des conflits d'intérêts et les atteintes à la loyauté qui en résulte. Mais cette force de rappel extérieure est aujourd'hui grippée par des mécanismes de capture très puissants à l'œuvre dans la finance, notamment du fait des « portes tournantes ». Les opportunités de carrière que l'industrie régulée offre aux régulateurs et/ou aux hauts fonctionnaires susceptibles d'influencer la réglementation du secteur dans un sens leur étant favorable sont un puissant canal de capture. Ce canal ne fonctionne que si les salaires prévalant dans l'industrie sont substantiellement supérieurs à ceux de la sphère publique. C'est précisément le cas dans le secteur de la finance en particulier des banques systémiques. Mais la capture n'est pas seulement lucrative, elle est aussi culturelle et cognitive (Kwak, 2013). L'identification au secteur régulé influe nécessairement sur l'attitude plus ou moins conciliante et bienveillante vis-à-vis du secteur bancaire. Ce risque d'identification sociale bien connu en psychologie sociale a été étayé empiriquement dans deux études récentes. La première recherche a été menée par des chercheurs de la banque centrale des Pays-Bas. Veltrop et de Haan (2014) ancrent leur étude dans la théorie de l'identité sociale, ce qui se justifie par le fait que le secteur de la finance se caractérise par des normes sociales fortes. Contrairement aux approches traditionnelles de la capture qui se focalisent sur la capacité du secteur financier à directement influencer les politiques et les hauts fonctionnaires via des contributions financières à des campagnes électorales, le lobbying et les opportunités de carrière, Veltrop et de Haan mettent en évidence des canaux plus subtils de capture. Ceux-ci passent par l'internalisation par les superviseurs et les régulateurs des objectifs, des normes et des valeurs du secteur financier à travers des processus d'identification sociale. Leurs résultats démontrent que les superviseurs ayant eu antérieurement des fonctions et/ou un mandat dans le secteur financier sont prédisposés à une plus grande identification sociale avec le secteur financier. De plus, celle-ci affecte négativement leurs performances en tant que superviseurs. De ce point de vue, cette étude est l'une des premières qui montre sur la base d'une étude scientifique les effets pernicieux des revolving doors. Une seconde étude menée par Mishra et Reshef (2017) produit des résultats convergents avec celle de Veltrop et de Haan. Elle met en exergue la capture cognitive qui affecte les banquiers centraux. Mishra et Reshef analysent les CV des gouverneurs de banque centrale au niveau mondial entre 1970 et 2011 et les mettent en relation avec des données concernant la régulation financière. Plusieurs résultats intéressants méritent d'être soulignés. La proportion des gouverneurs ayant une expérience professionnelle dans la finance s'accroît, passant de 10 % en 1980 à 30 % en 2010. Si cette expérience est suffisamment longue (au-delà de cinq à six ans), elle a un impact fort. Le banquier devenu banquier central dérégule trois fois plus que le banquier central sans expérience dans la finance… Au contraire, une expérience professionnelle à la BRI (Banque des règlements internationaux) ou au Nations unies ralentit la déréglementation.
Conclusion
Les conflits d'intérêts notamment d'ordre macro dans la banque systémique et leurs conséquences quant au développement d'une véritable épidémie de délinquance en col blanc constituent un terrain de recherche largement déserté par les économistes et minimisé par les policy makers. Cette occultation de la question des conflits d'intérêts, qui sont la condition permissive voire incitative aux fraudes et aux comportements « inappropriés » dans la finance en général et dans la banque systémique plus particulièrement, est étonnante. D'autant plus qu'après la crise de 1929, les choix du régulateur – en particulier aux États-Unis – avaient au contraire été largement guidés par la volonté de mettre fin de manière structurelle à ces conflits d'intérêts interprétés comme l'une des causes majeures des dérives de la finance dans les années 1920. Or le parallèle est tout à fait frappant entre les dérives observées avant la crise de 1929, leurs racines, leurs conséquences en termes de stabilité financière et les phénomènes similaires observés depuis les années 1990-2000. Les conflits d'intérêts constituent aujourd'hui une sorte de point aveugle des recherches en économie bancaire, alors qu'il s'agit d'un sujet majeur en termes de gouvernance des banques et de stabilité bancaire. Ce désintérêt peut être interprété comme le symptôme d'une perméabilité de la société, de ses décideurs politiques, de la haute administration et des économistes au discours porté par les grandes institutions financières et bancaires. Il s'agit de la forme la plus puissante et la plus pernicieuse de la capture (Carpenter et Moss, 2014). Les implications en termes d'action publique du décryptage des canaux de cette capture sont pourtant essentielles pour la stabilité financière et pour la confiance des agents dans le secteur financier.