Les innovations monétaires peuvent se situer à un niveau technique et à différents échelons à la suite de la diffusion de nouveaux supports pour transférer les flux monétaires et en mémoriser les données. L'usage des téléphones mobiles en donne aujourd'hui l'exemple (Hart, 2017 ; Servet, 2018b). Innover consiste aussi à penser autrement ce qu'est la monnaie en l'associant à de nouveaux supports et pratiques. C'est le cas quand la monnaie est appréhendée comme un potentiel vecteur alternatif de changements. Entendons par là comme étant porteur de transformations politiquement et socialement voire culturellement progressistes, et non comme l'outil d'évolutions négatives notamment du fait d'un accroissement des inégalités entre groupes sociaux et entre territoires et d'une détérioration des conditions environnementales. Cette innovation passe aujourd'hui par la reconnaissance des spécificités de la monnaie et, à travers celle-ci, plus largement des moyens de financement, comme commun. L'exercice s'appuie ici sur la présentation de certaines initiatives dans quelques pays en développement et émergents1. Doivent être pris en compte des exemples significatifs car répondant à au moins l'un de ces critères : l'innovation doit se concrétiser en un seul lieu ou sur plusieurs sites par des transformations pouvant être observées quantitativement et qualitativement ; s'il s'agit d'une action revendicative, elle doit mobiliser suffisamment d'acteurs et ne peut pas se limiter à une poignée de contestataires de l'ordre établi (quelle que soit la pertinence de ces fous du jour / génies de demain). Aussi cet article ne prétend pas inventorier toutes les propositions comme les multiples utopies de monnaies dites « libres » et de leur contribution à la production de liquidités nécessaires à l'interdépendance des activités. Il n'analyse pas non plus les liens nécessaires avec des transformations devant être simultanées dans d'autres champs (Calame, 2018). Toutefois la formalisation du concept de « commun » permet de discriminer parmi les pratiques monétaires celles qui ne répondent pas à sa définition de celles qui y correspondent, avec plus ou moins d'intensité. L'émission d'instrument de paiement à caractère local, mais dont le fonctionnement ne s'appuie pas sur les ressorts de relations démocratiques entre ses utilisateurs et dont la finalité de l'émission est le gain privé, ne s'inscrit pas dans cette perspective : c'est le cas de billets de banque au xviiie et xixe siècle, tout comme celui des instruments de paiement en usage dans les plantations coloniales ou les fabriques industrielles à la même époque ; de même que le développement de mécanismes d'avances en situation de pénurie de numéraire. Par contre, certaines monnaies locales peuvent être reconnues comme ayant été une contribution à un commun ; ainsi les bons de travail initiés par Robert Owen en 1832, étudiés notamment par Dupuis (1987). Il est parfois difficile pour certaines de distinguer le « bon grain de l'ivraie » (Sahakian et Servet, 2016) au vu du discours tenu par les promoteurs. Si certaines cryptomonnaies s'élaborent sur la base d'un fonctionnement communautaire et donc comme commun (Servet et Swaton, 2017), la plupart d'entre elles ne connaissent aucune régulation démocratique de leur fonctionnement et, au-delà de la sympathie idéologique que leurs afficionados manifestent sur des sites et par les conseils techniques et les interprétations qu'ils échangent, l'affinité entre leurs créateurs, puis avec leurs promoteurs est essentiellement assise sur une logique d'intérêts privés. De ce point de vue, la cryptomonnaie bitcoin illustre assez parfaitement ce que peut être un anticommun (Dupré et al., 2015).
Cet article vise dans un contexte d'économies en développement ou émergentes à saisir les limites et les contraintes à la construction de communs monétaires et les moyens de dépasser et surmonter celles-ci. Et cela dans une situation très différente de celle de pays ayant atteint un niveau élevé de protection sociale et de satisfaction des besoins basiques du plus grand nombre de leurs citoyens. Dans un premier temps, le concept de commun appliqué à la monnaie sera ainsi défini d'un point de vue économique et politique car ces deux dimensions sont fortement liées dans le processus de leur production et de leur reproduction. Compte tenu de l'état de la littérature consacrée aux communs monétaires dans les pays dits « du Sud »2 et de la faible ampleur de ces expériences, l'appréhension de la monnaie en tant que commun sera ensuite menée surtout (mais pas uniquement) à travers une compréhension de ce qui y restreint localement l'essor de celui-ci à travers un exemple au Brésil et l'autre au Kenya. Cela permettra dans une troisième partie, en se situant du côté de l'offre et de la demande de monnaie et en tenant compte de contraintes et d'opportunités, de mieux appréhender les conditions nécessaires à l'appropriation et à la reproduction de la monnaie comme commun(s).
Agir par la monnaie et le financement en tant que communs dans une perspective de développement
Il n'existe pas de biens matériels ou immatériels qui, par nature, seraient ou devraient être des communs, et d'autres qui pourraient l'être (au moins partiellement) et d'autres pas. Il ne s'agit pas d'un stock de choses. Les communs sont des modes spécifiques d'action collective (Weinstein, 2017). Cette institution est essentiellement réalisée par une gestion participative (qui s'appuie elle-même sur un mode particulier d'appropriation) de règles de reproduction du bien ou du service et de contributions au bien-être de l'ensemble d'une communauté, cette dernière pouvant être située à différents échelons3. Cette gestion permet progressivement (donc à travers un processus) de transformer une ressource jusque-là administrée comme un bien public ou appropriée de façon privée et soumise à la concurrence (Bollier, 2014 ; Coriat, 2015). La monnaie et le financement compris comme rapport social (Aglietta et Orléan, 1998) peuvent ainsi, ou non et à des degrés divers, être reconnus ou institués par une action collective comme communs. Leur inclusion potentielle à une dynamique environnementale ne se réduit pas à leur capacité à favoriser un développement écologiquement durable dans la consommation des ressources physiques grâce, par exemple, à la microfinance dite « verte » (Forcella et Servet, 2016 ; Somé, 2016) ou au financement d'équipements industriels ou domestiques, de moyens de transport et d'habitats à l'empreinte écologique a minima neutres4. Leur rôle pour le développement économique, en tant que commun, s'opère d'abord dans la production d'un volume de liquidités indispensable au bon fonctionnement des systèmes de production, d'échanges et de consommation publics, privés, associatifs, mutualistes comme coopératifs et à leur stabilité temporelle. La deuxième condition essentielle à l'institution d'un commun, comme cela vient d'être rappelé, se joue à travers des modes de gestion participatifs et inclusifs qui, en l'occurrence, peuvent transformer en commun tant la monnaie que la finance. On peut traduire cela comme une double dimension économique et politique. En analysant les fondements de la crise de 2008, Gaël Giraud (2014, p. 143 et suivantes) a montré que l'assèchement des liquidités nécessaires au bon fonctionnement des échanges des économies de production, qui s'est opéré en dehors de tout contrôle démocratique de la production monétaire, peut être interprété comme une destruction d'un ingrédient de la dimension de commun du crédit et de la monnaie. Cet assèchement est consécutif à une captation de la création monétaire par les banques commerciales (processus de privatisation analogue aux enclosures) ou à un contexte de réponse conservatrice à une crise comme l'a montré celle de l'Argentine (Roig, 2016 ; Saiag, 2016)5. La façon de produire la monnaie (au sens de l'injecter dans le circuit économique) est donc essentielle à l'existence de ce type de commun. Cette émission peut être réalisée à des niveaux locaux, mais aussi globaux ; les premiers pouvant, voire devant, soutenir les seconds dans un processus de type bottom up, mais aussi inversement top down en alliant le politique et l'économique pour irriguer monétairement la société.
Des travaux commencent à introduire cette problématique des communs dans l'analyse monétaire par l'observation des processus d'inclusion/exclusion financière à travers celle du fonctionnement des organisations de microfinance luttant contre l'exclusion financière (Dissaux et Meyer, 2016 ; Somé, 2016) ou les coopératives financières (Périlleux et Nyssens, 2017) et surtout de monnaies complémentaires (Servet, 2015b ; Dacheux et Goujon 2016 ; Hudon et Meyer, 2016, écrit à partir de Meyer, 2012 ; Paranque, 2016 ; Dissaux et Fare, 2018). Par ces exemples, l'analyse situe ces communs à des échelons essentiellement locaux avec inscription dans un territoire où des « parties prenantes » collaborent en gérant démocratiquement ces instruments (Carvalho de França Filho et al., 2012 a et b ; de Freitas, 2015 ; Dupré et al., 2015). Les exemples de développement de communs monétaires sont nombreux en Europe, en Amérique du Nord et au Japon pour en faire des « monnaies délibérées » selon la belle expression de Dacheux et Goujon (2016 et 2018). En ce début de xxie siècle, la situation au Sud diffère beaucoup6. Les exemples y apparaissent exceptionnels et il ne s'agit pas d'un déficit d'informations7. Le cas le plus connu est celui de la monnaie à Conjunto Palmeiras et de ses réplications dans les autres régions du Brésil. Il en sera apporté, dans la deuxième partie de cet article, certains éléments de réflexion, parallèlement à la présentation d'une autre expérience, plus récente et limitée, de monnaie locale au Kenya.
Introduire la question des communs à un échelon local, mais le situer aussi à un niveau global pose de nombreuses questions quant à l'arrangement institutionnel faisant de la ressource monétaire un commun : d'une part, par l'implication de ce que peuvent y être les « parties prenantes » et leurs représentants qui sont en position de délibération et, d'autre part, en fixant les conditions systémiques de reproduction des ressources monétaires et financières. Ces conditions tiennent aux limites de celles-ci, aux dispositifs permettant l'expression des choix collectifs et la résolution des conflits ainsi que la surveillance du respect des décisions et de l'application d'éventuelles sanctions. Alors que le champ investi par les sociologues et les socioéconomistes traitent généralement de pratiques au quotidien, l'analyse du niveau global est encore très largement négligée par les chercheurs pour ce qui est des problématiques monétaire et financière, à l'inverse des approches financière et monétaire standard qui sont, quant à elles, plus communément situées au niveau global. Les propositions de « monnaie 100 % », de « monnaie gagée » ou de « monnaie pleine » posent (Servet, 2018a), cette problématique à un niveau global8. Il s'agit d'en finir avec le quasi-monopole de création monétaire dont bénéficient les banques commerciales à travers leur ouverture de crédits aux entreprises et aux particuliers. Dans une perspective de monnaie gagée, ces prêts devraient avoir pour contrepartie une épargne déposée ou des emprunts auprès des établissements en surliquidité ; à moins qu'elles ne bénéficient d'une autorisation par un comité de crédit qui autoriserait le dépassement de ce plafond dans le cas où les prêts financeraient des objectifs jugés prioritaires (tels qu'environnement, désenclavement local ou inclusion sociale et économique). Il serait aussi possible que les collectivités publiques puissent aussi financer par autorisation d'un découvert (donc sans endettement) des opérations telles que le revenu universel ou liées à la transition écologique. Toutefois, faute de réalisation d'une telle transformation financière et monétaire, la présentation se réduit le plus souvent surtout à une critique des processus d'enclosure de la création monétaire par les banques commerciales. Celle-ci est une politique anticommun dans le champ monétaire tendant à un assèchement des liquidités par un resserrement du crédit à des fins productives et par les limitations subies par les émissions de monnaies complémentaires locales. De plus, les propositions de monnaie pleine ou gagée se situent dans des pays9 dits « développés » et de façon très accessoire dans deux pays dits « émergents » : l'Inde avec Money Reforms India fondé en mai 2015 et l'Afrique du Sud avec First Source Money.
Or la reconnaissance tant de la double dimension globale/locale du commun monétaire et financier que de l'articulation des différents niveaux est indispensable pour appliquer la « révolution » « du commun » à la totalité du champ monétaire et plus largement au financement par le haut et par le bas des économies.
La gestion des taux de change des monnaies de pays dits « en développement » et leur dépendance extérieure constituent à un échelon global et dans les zones monétaires un obstacle à la reconnaissance de la dimension de commun de la monnaie propre à ces espaces financiers et à l'émergence d'une démocratisation de la tenure des systèmes monétaires (notamment par élargissement du contrôle), que revendiquent et expérimentent dans divers autres champs les tenants des communs. Le développement de monnaies locales complémentaires appuyées sur l'usage du téléphone portable pourrait permettre d'y répondre, en particulier du fait de l'essor plus important dans de nombreux pays du Sud de paiements et de transferts par téléphone que dans les pays du Nord, comme le montre en particulier l'exemple du Kenya bien documenté par Susan Johnson10. Mais l'innovation qu'apportent ces paiements par mobile n'a rien à voir avec le développement de la gestion de communs. L'offre est aujourd'hui non celle d'innovations guidées par des projets solidaires. C'est celle d'un service payant profitable11 et leur organisation est totalement top down.
On remarque aussi que la commercialisation des organisations visant à une large extension de l'inclusion financière par le microcrédit a simultanément engendré une restriction des pratiques solidaires dans ce secteur de la finance et par conséquent une régression des pratiques de gestion collective des ressources financières (donc de ce qui peut être compris comme un commun). Ce processus anticommun est lui-même l'une des causes de fortes crises locales subies par le secteur microfinancier (Guérin et al., 2015). Il conviendrait donc pour approfondir cette question de saisir là aussi les éléments essentiels pour une (re)construction de communs dans la perspective d'une large inclusion financière, comprenant d'autres services financiers que le crédit, plus adaptés aux besoins des populations. L'épargne et l'assurance sont des sections de la finance apparaissant davantage que d'autres à même de construire des communs. Ce qu'illustre bien leur histoire depuis le xixe siècle à travers les pratiques mutualistes et coopératives, puis l'économie (sociale et) solidaire (Laville, 2016 ; Laville et Corragio, 2016 ; Laville et al., 2017).
Les communs monétaires et financiers présentent une particularité par rapport aux autres communs. La gestion des ressources dites « naturelles » en tant que commun doit chercher, pour les préserver, à en limiter la consommation-dépense afin d'assurer leur reproduction ou leur conservation (Arnsperger, 2015) et le juste accès pour chacun. À la différence des communs touchant à l'immatériel et à la connaissance pour lesquels l'accès du plus grand nombre n'épuise pas la ressource une fois les coûts de leur création amortis (ce qu'illustre l'usage d'un logiciel libre12). Pour la monnaie, comme pour les immatériels, on ne se situe pas dans un registre de division, mais dans celui d'une multiplication. Ce qui les distingue d'une ressource physique rare. Car pour permettre le partage de celle-ci, son accès doit être réparti et son usage doit être rationné. Mais spécificité de la monnaie en comparaison des immatériels comme les brevets ou la connaissance, sa reproduction ne peut se faire que si elle circule. Et cela suppose sa dépense par la consommation ou l'investissement. L'amélioration d'un brevet ou l'approfondissement d'un savoir passent par une diffusion élargie. Mais la restriction de la diffusion de ceux-ci ne met pas en cause leur reproduction. Ils peuvent être conservés tels quels, pour un éventuel usage ultérieur, sans circuler. La négligence d'un savoir ne l'altère pas, même si l'on peut penser que son utilisation élargie peut permettre, sur la base de celle-ci, de produire des connaissances nouvelles, donc de l'enrichir. Il en va bien différemment de la monnaie. Celle-ci doit être sans cesse active/activée en reliant les agents économiques. Car ce sont ses flux qui induisent des effets multiplicateurs réels des revenus assurant les conditions mêmes de sa reproduction et une dynamique dans ce que l'on désigne comme le « circuit économique »13. Ce sont les dépenses des uns qui permettent aux autres d'accéder à la monnaie. Certains Anciens avaient comparé la circulation monétaire à celle du sang. Belle comparaison. Car si la circulation du sang s'interrompt dans une partie du corps, celle-ci se gangrène. Et inversement, une hémorragie peut tout aussi être mortelle. On peut ici évoquer l'ambiguïté de ce qui est désigné comme la fonction de réserve de la monnaie. Il convient de remarquer que la conservation du pouvoir d'achat d'une monnaie n'est en rien spécifiquement monétaire et que d'autres biens, des biens immobiliers par exemple, conservent mieux leur pouvoir d'achat que la monnaie elle-même. Il faut dans les situations d'hyperinflation sortir d'état de monnaie pour préserver la valeur d'un patrimoine. Pour des auteurs comme Aristote ou Marx, c'est le support de la monnaie et non la monnaie en tant que telle qui joue ce rôle (Courbis et al., 1990) et la fonction monétaire de réserve n'a d'existence qu'articulée aux fonctions de paiement ou de compte. L'usage de la monnaie comme réserve peut tout aussi bien renforcer sa dimension de commun que s'y opposer. Il l'entrave lorsque la stérilisation de la monnaie par sa thésaurisation réduit la liquidité disponible et donc impacte négativement le volume d'activités. Mais la création et la gestion d'un « trésor monétaire » (pour reprendre une expression de Karl Polanyi) peuvent permettre de développer une dimension de commun d'une monnaie. C'est le cas notamment, comme nous le verrons dans la suite de cet article, lorsqu'une monnaie est gagée par un dépôt et que ce fonds est géré de façon communautaire.
Quand l'usage de la monnaie et du crédit est largement partagé, leur quantité peut s'accroître, et par là répandre une certaine prospérité matérielle. De ce point de vue, on comprend pourquoi les pays d'Afrique subsaharienne ont présenté les revenus par tête parmi les plus faibles du monde et simultanément des taux de surliquidité bancaire très élevés. D'où la proposition de fonds internationaux de garantie qui visent à mobiliser les ressources financières locales, et dont les ressources peuvent elles-aussi devenir des communs pour autant qu'elles soient gérées comme telles. Dans ce premier paragraphe, des arguments à échelon global ont été avancés. Situons-nous maintenant à travers deux exemples à des niveaux locaux.
Deux exemples : le Banco Palmas, cas le plus étudié de mise en pratique d'un commun monétaire, et des expériences plus restreintes et récentes au Kenya
Les monnaies dites « sociales », « complémentaires », « alternatives »14 ou « citoyennes » (Blanc, 2006 ; Fare, 2011 et 2012 ; Meyer, 2017) apparaissent comme les bases d'un développement solidaire inscrit dans un territoire. Ces monnaies, au-delà de leurs différentes appellations, se présentent comme des bons dont la valeur est définie par la monnaie (ou équivalent) légale du pays15. En ce sens, elles ne disposent pas d'un pouvoir libératoire obligatoire contrairement à ce qui en est pour un peso, un réal, un dollar, un yen, un euro ou un CFA. À la différence des monnaies nationales ou fédérales, chaque prestataire de biens et de services peut accepter ou refuser l'usage de cette monnaie complémentaire pour payer ou plus rarement pour exprimer une dette. Ces moyens de paiement visent à être dépensés et ainsi à circuler le plus possible. Ils apportent une liquidité vertueuse à la génération de revenus dans l'économie locale et, en privilégiant aussi des circuits courts, ils contribuent à ce niveau à produire le volume et le type de liquidités nécessaires, tout en limitant l'empreinte environnementale des activités humaines (par réduction de la distance entre sites de production et lieux de consommation). Leur impact est limité s'ils servent à acquérir des biens venant de l'extérieur de la communauté. Cet effet est contradictoire si, avec une logique de cloisonnement monétaire, ils sont utilisés pour accroître la thésaurisation de la monnaie nationale en vue d'une dépense future de biens provenant de l'extérieur de la zone de circulation de la monnaie locale, ce qui réduit la vitesse de circulation de la monnaie nationale16. Tout dépend ici du délai d'achat et du type de dépenses et d'investissements qui seront réalisés avec celle-ci. Ils peuvent donc localement soit avoir un effet multiplicateur des revenus, soit à l'inverse du fait de l'importation de biens consommés (au détriment de productions locales) entraîner un effet négatif.
Il serait faux d'imaginer que l'émergence de monnaies locales dans différents pays y constitue, en tant que pratiques monétaires complémentaires17, un phénomène totalement inédit. Jadis un grand nombre de colonies européennes, par exemple, ont souffert d'une forte pénurie d'émissions monétaires. Pour répondre au besoin d'échanges locaux, outre la pratique des avances, autrement dit du crédit (comme le montrent les exemples du poisson à Terre Neuve, du tabac dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord donnés par Smith, 2000-2005)18, de nombreux colons payaient, pour tout ou partie, leur main-d'œuvre avec des substituts de monnaie et des bons à supports divers (qui ont parfois été présentés comme des « monnaies primitives »19, surtout quand ils prenaient des formes métalliques telles les manilles fabriquées en France et au Royaume-Uni ou des coquillages comme les cauris importés des Maldives)20. Des moyens de paiement locaux servaient ainsi aux travailleurs à s'approvisionner dans les boutiques ouvertes par les maîtres dans leurs plantations. De ce fait, la main-d'œuvre était triplement exploitée : par une sous-rémunération de son travail, par les prix très élevés pratiqués dans ces échoppes en situation locale de monopole et accessoirement par les taux d'intérêt acquittés quand celles-ci leur consentaient des avances… Cela pouvant conduire à une situation de servitude par dette (Breman et al., 2012). Aucune promotion d'un commun évidemment dans ces pratiques. Mais cela montre la nécessité ancienne de liquidités dans des économies périphériques et comment des solutions locales y ont plus ou moins bien répondu (Servet, 1998).
La monnaie de Banco Palmas au Brésil et ses réplications
Avec Banco Palmas et ses réplications21, le Brésil donne l'exemple le plus connu, le plus durable et le plus avancé de monnaies complémentaires dans un pays émergent ou en développement22. Elle est apparue en 1998 comme un projet d'une association créée deux décennies plus tôt par les habitants de Conjunto Palmeiras, un quartier pauvre et périphérique de Fortaleza, capitale de l'État du Ceara au nord-est du Brésil. Dans les années 1970, les premiers habitants avaient été débarqués dans ce lieu a priori inhospitalier parce que, à la suite de spéculations foncières, ils avaient été chassés de leurs habitats informels proches du centre-ville. Ils s'étaient retrouvés là, à une vingtaine de kilomètres de celui-ci dans une zone dépourvue de tout équipement et d'aménagement collectif. La communauté n'apparaît pas dans cet exemple comme une entité traditionnelle préexistante sur laquelle le groupe et sa monnaie peuvent s'appuyer. Elle est née progressivement du combat des habitants s'associant afin de les obtenir (pour la fourniture d'eau potable, d'alimentation électrique, d'évacuation des eaux usées, de tracé de routes, d'établissement de transports collectifs, etc.). Ce mouvement est né avec l'engagement d'un prêtre militant de la théologie de la libération, Joaquim Melo, arrivé dans le quartier comme séminariste en 1984. Une étude menée dans ce quartier périphérique et déshérité, ayant alors environ 20 000 habitants, a montré que c'est moins le manque de monnaie qui localement fait problème que son évaporation hors du système (Carvalho de França Filho et al., 2012 a et b, pp. 511-512). La population était pauvre surtout parce que les ressources monétaires dont elle disposait étaient dépensées à l'extérieur du quartier. Enclencher un processus de développement de la localité nécessitait donc de mobiliser les ressources locales. Pendant deux années, l'association a organisé tous les mois des foires locales afin que les habitants troquent ce qu'ils pouvaient échanger. Les discussions à l'occasion de ces rencontres et celles parallèles à ces dernières ont fait émerger au sein de la population l'idée d'un instrument de paiement spécifique à la localité permettant aussi d'obtenir auprès des prestataires des biens non produits dans le quartier. Le troc périodique des foires ne permettait pas, par exemple, l'acquisition d'aliments23. En 2002, STRO (Social Trade Organisation), une organisation néerlandaise appuyant plusieurs projets de monnaies complémentaires, et, à partir de 2005, la Banque nationale du Brésil ont versé des fonds à Banco Palmas24 permettant l'essor du projet.
Des prêts en réals, la monnaie nationale brésilienne, ont ainsi pu être ouverts à la population locale sous forme de microcrédits à caractère productif, lui permettant d'acquérir des ingrédients à l'intérieur mais aussi à l'extérieur du quartier (Dissaux et Meyer, 2016). Les emprunteurs des crédits dits « productifs » peuvent les rembourser tout ou partie en palmas. Par contre, pour les prêts à la consommation, les crédits (et les remboursements) se font en palmas, la monnaie locale (des réals alimentant les prêts sont la garantie de cette monnaie). Grâce à ces prêts et au change qu'ils effectuent de réals contre palmas, les emprunteurs consommateurs peuvent (doivent) acheter des produits en palmas. Les palmas sont ainsi acceptés dans des commerces et par des artisans locaux (250 en 2013 sur les 457 magasins et échoppes du quartier). Cela permet d'impulser une dynamique des échanges au sein de la localité et d'encourager une endogénéisation des ressources promue à travers cette monnaie complémentaire, utilisée aussi dans des « foires solidaires » régulières et dans une « boutique solidaire » située à l'entrée du bâtiment de l'organisation portant le projet (Meyer, 2012, pp. 53-54).
Tout est fait pour inciter une circulation monétaire à l'intérieur de la communauté. D'où la faible pertinence d'évaluer l'impact de la monnaie locale par le seul volume d'échanges réalisés en celle-ci. Il faut mesurer la promotion dans la localité de tous les échanges induits par l'arrivée des palmas, que le paiement se fasse en réals ou en palmas. Il est à relever que l'hypothèse, selon laquelle la faible circulation locale des ressources monétaires doit être davantage combattue, en tant que cause de pauvreté, que leur faible montant global, dépasse l'opposition traditionnelle entre crédit productif et crédit à la consommation en rompant avec l'idéologie du microcrédit comme politique de l'offre à niveau local. Il s'agit ici d'un soutien explicite à la demande.
Toutefois, si ceux recevant des palmas les rapportent immédiatement à l'organisation émettrice pour les convertir en réals, la dynamisation des échanges locaux et donc les effets multiplicateurs sur la production de biens et de services sont quasi nuls. Cela légitime la décote lors d'un retour des monnaies aux guichets les diffusant par les commerçants les recevant, ce qui est l'une des façons de restreindre le nombre et le volume de ces retours (Meyer, 2012 p. 58, 61, 72, 75, 79, 81, 92). De même, il y a incitation à leur circulation pour certaines monnaies locales par la mise en place de leur « fonte » (c'est-à-dire une dépréciation programmée du pouvoir d'achat de la monnaie au fil du temps). On voit ici que la multiplication des échanges réalisée en monnaie locale est une façon de répondre à l'insuffisante injection de liquidités. L'encouragement à faire circuler la monnaie locale n'est pas fondé sur le seul sentiment d'appartenance à une même communauté. Il existe aussi dans de nombreux cas un intérêt immédiat à le faire pour ceux qui détiennent ce moyen de paiement dont l'usage est cloisonné.
Le modèle de ce type d'instrument s'est développé et étendu par réplications25 depuis 2007, avec une certaine diversité de modalités de fonctionnement dans plus de 107 localités du Brésil. Cela a été réalisé grâce au soutien du secrétariat d'État à l'Économie solidaire.
On remarque une hybridation des ressources car ces systèmes sont parvenus à articuler des soutiens publics26, ceux d'organisations non gouvernementales, et la mobilisation de la population, même si celle-ci s'avère moins importante qu'elle n'est généralement affirmée et qu'elle s'est semble-t-il essoufflée au fil du temps, et l'on remarque des tensions au sein de la population27. S'appuyant sur l'expérience antérieure de développement participatif (inspiré par la théologie de la libération) qui manifeste un processus de construction d'un commun à travers l'institution d'une communauté de type nouveau, les décisions relatives à la monnaie locale ont pu être débattues et adoptées en recherchant l'inclusion de l'ensemble des « parties prenantes » de chaque localité impliquée et du projet lui-même (Carvalho de França Filho et al., 2012 a et b) ; ce qui en fait un exemple pertinent de gestion d'un commun et des tensions qu'il suppose entre les diverses instances mobilisées. L'innovation doit être permanente par une réinvention, des modalités de fonctionnement, afin que la mobilisation de la population se maintienne, que le projet ne devienne pas une prestation top down de services et de ce fait que son caractère de commun diminue considérablement, voire disparaisse28. L'exemple du Conjunto Palmeiras à Fortaleza reste à ce jour l'un des mieux documentés et sur une période assez longue.
Un projet émergeant au Kenya
Les expériences de monnaie complémentaire au Kenya29 abordées maintenant n'ont ni l'envergure, ni l'intensité de celles du Brésil. Par le temps limité d'implantation puisque le premier projet cité a été lancé en 2010, douze années après celui de Fortaleza. Mais sans l'intensité et la durée du travail communautaire préalable30 lié pour Banco Palmas au puissant mouvement préexistant de la théologie de la libération. Par l'ampleur restreinte de la diffusion puisqu'il n'existait en 2016 que cinq de ces projets au Kenya contre une réplication, comme on vient de l'indiquer, dans plus d'une centaine de localités au Brésil ; sans compter d'autres expériences qui, dans l'ensemble de l'Amérique latine31, s'en sont inspirées. Par le degré aussi de développement du caractère de commun, du fait que, en dépit de la volonté de William O. Ruddick, son promoteur32, d'impliquer la population pour augmenter sa confiance dans cette monnaie, un projet de ce type ne peut longtemps être compris par les bénéficiaires que comme une forme d'aide au développement, et en tant que tel comme une intervention d'abord top down et exogène. Le processus d'appropriation ne peut qu'être très long en dépit d'efforts importants du promoteur pour impliquer la population et faire évoluer le projet. D'une certaine façon, on assiste peut-être avec cet exemple kenyan à un processus inverse de celui du Brésil. La communauté instituée localement autour de projets de développement préexistait à la mise en place de la monnaie (sans pour autant avoir un caractère ancestral) et il faut lutter constamment pour que le top down ne le remplace. À l'inverse, avec l'exemple kenyan, le projet monétaire est au départ totalement importé. Mais progressivement une communauté s'institue autour de celui-ci. Une extension récente en milieu rural, en s'appuyant sur les relations communautaires préexistantes, pourrait renforcer ce processus.
La première expérience au Kenya a été celle de l'Eco-Pesa33 lancée en 2010. L'ONG a émis cette monnaie complémentaire sous forme de bons. Leur valeur a été garantie par un dépôt dans un fonds de réserve permettant à leur détenteur d'obtenir leur conversion en monnaie nationale. Des habitants du bidonville (essentiellement des jeunes) ont été rémunérés en bons Eco-Pesa s'ils collectaient des déchets, créaient et entretenaient des pépinières et plantaient des arbres. Des microentrepreneurs locaux ont accepté ces bons en paiement des biens et des services qu'ils vendent et que les bénéficiaires d'une rémunération en monnaie complémentaire pouvaient ainsi se procurer. On voit ici qu'à la différence de la plupart des monnaies locales gagées dont la circulation est initiée par le change de monnaies nationales, accessoirement sous forme d'un prêt aux remboursements échelonnés en monnaie locale ou nationale, l'Eco-Pesa a été introduit principalement par la rémunération d'un travail, dont un dépôt en monnaie nationale constitue le gage des bons mis en circulation. Il est possible de comparer ce projet avec les multiples opérations de distribution conditionnelle de cash dans les pays émergents ou en développement34. Accessoirement cette monnaie complémentaire peut être acquise par change, avec une incitation à le faire car 100 shillings ont permis d'obtenir 120 Eco-Pesa. De nouveau, on constate à travers ce gain dans l'usage que le succès d'une monnaie locale ne dépend pas uniquement de la bonne volonté de solidarité de ses usagers et qu'il existe une pluralité de motivations et une articulation des différentes logiques de fonctionnement.
Compte tenu de la faible implication de la population locale dans l'initiative du premier projet, la gestion du fonds déposé comme garantie de l'émission ne pourrait le développer comme un commun qu'à une échéance assez lointaine. Par contre pour ce qui est de la production d'une liquidité additionnelle (donc comme projet de développement économique), l'impact paraît potentiellement important. Sur une période d'un trimestre, pour 26 400 Eco-Pesas introduits (soit l'équivalent de 240 euros), le montant d'échanges ainsi générés serait onze fois supérieur à l'injection, soit 313 000 shillings, environ 3 000 euros (Ruddick, 2011).
Tirant les leçons de l'expérience précédente d'Eco-Pesa, un autre projet, Bangla-Pesa, a été lancé par le même promoteur. Il a été répliqué dans d'autres bidonvilles. Ces projets successifs ont démarré en novembre 2013, octobre 2014, avril 2015, et les deux plus récents documentés en août 2015 (Dissaux, 2016b). Dans ces nouveaux projets, la monnaie complémentaire n'a plus été gagée et elle n'est plus convertible en monnaie nationale. Seule existe une parité avec celle-ci en termes d'expression de l'unité de compte pour faciliter son adoption en maintenant les échelles de valeur dans les transactions. D'où l'accusation d'émission de fausse monnaie qui sera évoquée ultérieurement. A été mis en place un business network enregistré légalement comme une community based organisation. Chaque nouvel adhérent doit présenter quatre garants déjà membres du réseau, qui acceptent de se substituer à l'adhérent s'il refusait de recevoir en paiement la monnaie complémentaire. Chaque fois que quelqu'un devient ainsi membre, il reçoit 400 unités (équivalant environ à 3,5 euros35). Cette adhésion lui donne accès aux biens et aux services offerts en Bangla-Pesa par les autres membres du réseau (des aliments, du charbon, les services d'un coiffeur, d'un barbier, de diverses échoppes de réparations notamment). Toutefois le membre ne reçoit directement que 200 unités. Le reste de sa dotation sert à financer une cotisation d'adhésion. Cette partie abonde un fonds communautaire géré par le groupe et destiné à mener les activités décidées par celui-ci. Régulièrement, des événements sont organisés au cours desquels les membres y participant sont rémunérés en monnaie locale. Sur ce point, on a donc bien (à la différence d'Eco-Pesa) apparition d'un fonds s'apparentant à l'institution d'un commun. On doit remarquer que l'expression publique de ce commun se matérialise par une cérémonie au cours de laquelle la dotation de chacun est publiquement remise et la cotisation versée. Selon Tristan Dissaux, une coopérative d'épargne et de crédit prendrait actuellement le relais de la community based organisation afin d'impliquer mieux et davantage la population (dit autrement de renforcer le caractère de commun), alors que le projet n'est pas financièrement autonome puisque sa survie dépend de mécènes étrangers comme les cosmétiques britanniques Lush et la fondation néerlandaise Doen36.
Quelques leçons à tirer de ces deux exemples et au-delà
Il est possible de tirer un double constat de la brève présentation de monnaies locales complémentaires dans un pays émergent et dans un pays en développement, qui vient d'être faite :
la diffusion de ces monnaies peut être étayée par une dynamique des principes polanyiens de réciprocité et d'autosuffisance (principe dit généralement « domestique »)37 et ces principes structurant l'interdépendance volontaire des activités, les parties prenantes doivent réguler ces instruments de paiement pour en faire des communs. Ce contrôle collectif des instruments mis en circulation, inhérent à une gestion comme « commun », fait que des questions récurrentes à propos d'une monnaie ont peu de sens ici. Ainsi en va-t-il de celle relative à l'inflation des moyens de paiement pouvant provoquer une hausse des prix. Quand il s'agit d'instruments gagés par la monnaie nationale (ils sont cédés en contrepartie de celle-ci) et qu'ils sont injectés dans des économies locales souffrant d'une insuffisance d'une demande de biens et de services de proximité, leur vitesse de circulation supérieure à celle de la monnaie nationale ne peut provoquer une hausse localisée des prix. Ajoutons que l'émission de monnaies locales ne représentant qu'une fraction extrêmement limitée de la masse monétaire en circulation ne peut pas en elle-même être à l'origine d'une forte hausse des prix par la demande ou par l'offre ;
mais la diffusion de ces moyens de paiement se heurte à deux types de limites. Elles sont situées tant du côté de l'offre que de la demande.
Du côté de l'offre, ces monnaies complémentaires souffrent d'une incompréhension forte, voire très forte, des autorités du contrôle monétaire et bancaire dans certains pays émergents et en développement. L'ignorance l'est également. L'exemple brésilien montre que l'hostilité a pu être surmontée, il est vrai que cela est consécutif au contexte politique de changements radicaux introduit par l'élection du président Lula. Quand bien même leurs législations et leurs réglementations sont similaires à celles de pays comme les États-Unis, la France38, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Suisse ou le Royaume-Uni et que des monnaies locales y sont acceptées, y circulent et y sont gérées par les parties prenantes des communautés de base39, une majorité des autorités prétendent, comme au Kenya, que ces moyens de paiement sont illégaux. Elles les accusent de permettre d'échapper au fisc, d'être des contrefaçons monétaires et de porter atteinte au monopole public d'émission monétaire, pour ne citer que les dénonciations les plus courantes auxquelles les promoteurs des monnaies locales sont confrontés. Pour cette raison, leur essor est réprimé. Cela se trouve renforcé quand ces projets sont initiés dans des régions où des groupes autonomistes ou indépendantistes sont actifs. Quand bien même il n'existe aucun lien entre ces mouvements politiques et les organisations promouvant la monnaie locale40, les autorités légitiment ainsi leur répression et leur interdiction. En Casamance, au Sénégal41, une expérience d'émission d'un papier convertible en denrée alimentaire a avorté à l'automne 2011 car les autorités y ont vu une relance de revendications autonomistes. Au Kenya, deux semaines après le lancement du Bangla-Pesa (en mai 2013), un journal local a prétendu que son émission était liée au Mombasa Republican Council, un mouvement militant pour une sécession de la partie côtière du pays. Dix personnes ayant initié le projet de monnaie complémentaire ont alors été arrêtées et leurs domiciles perquisitionnés. Faute de preuves, elles ont été libérées sous caution. Mais la poursuite pour délit d'émission d'une fausse monnaie a d'abord été maintenue. Toutes ces charges ont ensuite été levées, notamment pour ce qui concerne l'émission de fausses monnaies et l'évasion fiscale (Dissaux, 2015, pp. 33-34). Alors que les organisations de la société civile sont incomparablement plus fortes en Amérique latine qu'en Afrique, l'organisation Banco Palmas au Brésil avait, elle aussi, enduré deux procès avant d'être soutenue par les autorités publiques.
Cette incompréhension et cette répression limitent beaucoup (et stupidement) la diffusion de monnaies complémentaires et l'expansion de leur dimension de commun. Car leur appropriation à travers des groupes locaux gérant le projet et leur reconnaissance par les autorités communautaires locales comme un élément d'identité (donc un patrimoine immatériel du groupe) se font d'autant plus aisément qu'il existe un sentiment et des pratiques préexistantes constituant cette communauté42 ou des éléments de celle-ci. Il est plus facile de la mobiliser que de la mettre en place ex nihilo en partant uniquement d'interdépendances économiques entre production et consommation. Il serait toutefois faux d'imaginer que des relations doivent systématiquement et fortement préexister pour constituer la communauté d'usage d'une monnaie locale. Celle-ci se construit aussi au fur et à mesure de son institution (Laval, 2016) par un renforcement mutuel de l'économique et du politique. Cela permet, y compris à travers les symboles monétaires (le nom du groupe portant la monnaie et celui de la monnaie elle-même, l'iconographie des supports papier, les slogans pour la faire connaître dans un territoire circonscrit, etc.), de développer l'identité du groupe. Il n'est pas exclusif d'autres appartenances et, par conséquent, contrairement à une accusation récurrente43, la promotion de monnaies locales n'a donc rien d'un enfermement systématique porté par des mouvements rétrogrades44.
Ce qui vient d'être dit à propos de l'esprit communautaire local s'applique de façon symétrique du côté de la demande. C'est dans les lieux où existent des collectifs qui auraient la plus grande potentialité à s'impliquer, à faire circuler cette monnaie en la mettant au service de la communauté pour renforcer et moderniser celle-ci, que, pour des raisons politiques (la répression de toute revendication ou expression régionale ou d'autonomie), la constitution de groupes autour d'une monnaie locale est politiquement la plus difficile à être reconnue par les autorités publiques. À cela s'ajoute que dans les pays dits « développés » et dans de nombreux pays latino-américains (Hillenkamp, 2013, pour la Bolivie ; Laville et Corragio, 2016 ; Saiag, 2016, pour l'Argentine ; Laville et al., 2017) existent des mouvements critiquant la domination de la « marchandise » et celle du « capitalisme » et voulant promouvoir à l'opposé de ceux-ci d'autres valeurs pensées comme alternatives, telle la « solidarité ». Cette solidarité se traduisant pour les générations présentes par la dynamisation de l'économie locale et pour les générations futures par une empreinte environnementale réduite notamment grâce à des circuits courts liant producteurs et consommateurs. Pour ces groupes, la monnaie natio nale ou fédérale apparaît véhiculer tous les péchés supposés de l'argent et de la marchandise. Une monnaie dite « alternative » est donc pensée comme se distinguant de la précédente présumée promouvoir l'exploitation des humains et de la nature. Mais, dans les pays dits du « Sud », et tout particulièrement en Afrique subsaharienne, la monnaie servant dans les échanges dits « marchands » est largement reconnue et utilisée aussi pour créer et entretenir des liens sociaux lors de fêtes et pour des cultes comme pour des relations personnelles45. L'« autre monnaie » s'y différencie donc culturellement et idéologiquement de manière insuffisante pour assurer une adhésion particulièrement forte de la population. Cela limite la circulation et l'effet multiplicateur de la liquidité et le développement d'une complémentarité monétaire (dimension économique du commun).
De façon récente, on constate qu'à Conjunto Palmeiras, la circulation de la monnaie locale s'est ralentie. Mais on voit aussi que l'objectif premier de sa mise en place a été atteint, puisqu'une grande partie des dépenses de la population se font désormais dans le quartier même et non plus à l'extérieur. Ce succès illustre que les projets de l'économie dite « solidaire » sont complémentaires et que leurs instruments d'intervention doivent être aussi diversifiés que possible.
Comme ceux de microcrédit, les projets de monnaie locale (en l'absence d'une longue dynamique endogène préalable qui leur permet d'être totalement appropriés par une population) sont compris comme des formes traditionnelles d'aide au développement promues par des courtiers en développement. Sauf cas particulier, ce sont des interventions top/down. Les populations y adhèrent dans un processus participatif et non démocratique, parce qu'elles y sont contraintes (en cas de clientélisme politique notamment) et parce qu'elles y voient, puis y trouvent surtout un intérêt personnel spécifique. Or l'impact systémique positif apporté par une liquidité accrue (un commun) qui permet une multiplication des échanges au sein d'un territoire et une dynamisation des activités est un effet largement imperceptible ou difficilement perceptible à court terme par chacun. D'autant plus que l'impact de la multiplication des revenus, porteur potentiel de mieux être, est partagé au sein de l'ensemble de la communauté par tous les résidents. Il ne profite pas uniquement à celles et ceux qui utilisent dans leurs échanges la monnaie locale.
Ainsi, sauf exception comme l'Argentine ou le Brésil, tous deux on doit le relever des fédérations où la question nationale se pose de manière très différente de celle des États-nations de construction récente (Théret, 2018), l'usage de monnaies complémentaires est jusqu'ici très largement exogène au plus grand nombre des pays émergents et en développement, et notamment à l'Afrique46. Or leur essor pourrait permettre de dépasser dans la zone franc la question d'une rupture brutale du CFA avec l'euro auquel il est totalement arrimé, rupture revendiquée notamment par Nubukpo et al. (2016). La complémentarité des monnaies locales (non exclusives de la circulation du CFA) permet de penser leurs usages pour une autonomie monétaire circonscrite, démocratiquement organisée et gérée en tant que commun à différents échelons possibles (locaux et/ou nationaux). Cela peut permettre de promouvoir graduellement pour de larges fractions des sociétés africaines, mais pas seulement, par leurs diversités mêmes, un développement non dépendant (Servet et Swaton, 2017).
Sans soutiens publics et de fondations, le microcrédit n'aurait pas connu l'essor qui a été le sien depuis les années 1980, jusqu'à devenir fortement rentable pour certaines institutions (Mader, 2015 ; Servet 2015c). Comment pourrait-il en aller autrement pour les monnaies locales47 ? Mais leur inscription dans un territoire est une condition nécessaire à leur création non seulement « pour », mais aussi « par » une communauté, qu'elles renforcent et auxquelles elles apportent un élément (supplémentaire) d'identité. Les membres de celle-ci se l'approprient et doivent définir en débattant les règles de ses usages et l'évolution de celles-ci. L'économique et le financier fonctionnent là grâce à cette relation démocratique et participative et réciproquement, ces liens politiques sont la base de l'économique. Ce fonctionnement explique que le mouvement des monnaies complémentaires, quand elles sont locales et non fondées sur des réseaux informatiques apatrides comme le bitcoin (Dupré et al., 2015)48, est pensé comme s'opposant à la mondialisation, voire comme étant une modalité du protectionnisme49, pensée comme lutte rétrograde contre l'universalisme. Différence marquante avec le microcrédit dont, sauf dans des formes coopératives ou mutualistes locales, les flux de capitaux l'alimentant l'inscrivent dans le processus général de mondialisation.
Conclusion
Observons l'évolution du contenu des articles consacrés aux outils formels de l'inclusion financière et monétaire. Les exemples choisis ont principalement été d'abord le microcrédit, puis de façon récente les transferts par téléphone portable. On doit noter que les premières études, pour le premier comme pour les seconds, avaient un caractère institutionnel ou socioéconomique prononcé (notamment à partir des mécanismes de construction des différents niveaux hiérarchiques et horizontaux, éthiques et méthodiques de la confiance) et privilégiaient des enquêtes de terrain (Guérin, 2015). On peut aussi remarquer que plus les instruments sont intégrés dans le système financier global et plus ils deviennent des sources de profit pour celui-ci (Mader, 2015 ; Servet, 2015c), plus ils sont reconnus comme des objets d'étude par les économistes, en particulier comme sujets de thèses. Fleurissent alors des travaux mobilisant les outils parmi les plus avancés de l'analyse économique contemporaine. S'appuyant de plus en plus sur une littérature de deuxième main et sur des analyses d'analyses, leur distance par rapport à la réalité devient souvent forte, afin de faire entrer l'objet étudié dans des modèles théoriques construits avec d'autres objectifs (par exemple l'analyse à partir d'asymétries d'information). La priorité du chiffrage (Supiot, 2015) peut aussi légitimer ces reconstructions et ces déformations. Le peu d'informations statistiques disponibles sur les monnaies locales et leur faible homogénéité rendent de plus difficile ce type de traitement (Blanc et Fare, 2012). La littérature consacrée aux monnaies locales complémentaires et, plus encore, à leur compréhension à partir du concept de commun en est largement indemne. La résistance à cette dérive peut être forte car celui-ci, en s'appuyant sur les interdépendances entre humains dans la totalité sociale, s'oppose à des approches essentiellement basées sur la microéconomie des comportements.
Tant l'analyse de la dimension de commun de la monnaie en général que celle des monnaies locales montrent la participation de celles-ci à la production de liquidités nécessaires à une « bonne économie ». Cela doit permettre de mieux les appréhender comme un mode d'intervention en complémentarité et non par substitution aux instruments monétaires nationaux ou fédéraux. Il s'agit d'une action par subsidiarité qui peut et doit se réaliser en association avec d'autres propositions à niveaux locaux, méso comme globaux. Mais reconnaître la potentialité des monnaies complémentaires à caractère social en tant qu'instrument de développement alternatif et durable, ne serait-ce qu'à échelons locaux, ne doit pas laisser croire que la réalisation est aisée et sous-estimer les limites actuelles de leur essor. C'est seulement si les raisons en sont bien comprises que seront forgés intellectuellement et pratiquement les moyens de les surmonter par tâtonnements à travers de multiples projets réalisés dans des circonstances diversifiées. Les comparaisons des différences en termes d'opportunités et de résistances favorisent les innovations et permettent aussi de penser au-delà de niveaux locaux.
Coopeval 20 : un exemple au Nicaragua
Au Nicaragua, j'ai visité en juillet 2012 un projet de monnaie complémentaire locale promu par la coopérative de microcrédit 20 De Abril à Quilali50 dans le nord-ouest du pays, l'un des lieux de soulèvement du mouvement No Pago (Guérin et al., 2015). La monnaie a été initiée avec le soutien de STROCA (Social Trade Organisation Central America), cité à propos de son intervention au Brésil. Le projet Coopeval 20 était en 2012 en phase de démarrage. Comme la plupart des expériences de cette nature, elle connaissait des limites dans sa diffusion immédiate. Tout d'abord, elle tenait ici à ce que ses utilisateurs ne pouvaient être que les associés de la coopération de microcrédit et d'épargne et surtout qu'ils ne pouvaient l'utiliser que pour acquérir des biens à l'intérieur du grand magasin de la coopérative jouxtant son siège.
Les sociétaires obtenaient ces bons contre des córdobas, la monnaie nationale, et bénéficiaient d'une réduction de prix quand ils payaient ainsi au magasin. En 2012, les prêts de la coopérative n'étaient pas (encore) faits (même de façon partielle) dans cette monnaie locale. Mes enquêtes de terrain menées six mois après l'apparition de Coopeval m'ont laissé penser que ce projet jouissait une notoriété limitée parmi les sociétaires de la coopérative malgré les efforts de celle-ci. C'étaient surtout ses employés qui connaissaient et utilisaient cette monnaie complémentaire.