Il y a sept ans, à l'issue des Assises du financement de long terme, la task force qui regroupe les acteurs de l'investissement de long terme (ILT) en France1 avait fait part de ses réflexions dans un premier rapport (Caisse des Dépôt ; de La Martinière, 2011) et ses conclusions d'alors sont toujours d'actualité : l'ILT est crucial pour assurer une croissance dynamique, inclusive et soutenable en Europe et une politique européenne volontariste en la matière, dans tous les domaines, reste d'une impérieuse nécessité pour remédier à une faiblesse qui persiste.
Ce qui a changé depuis 2011, c'est que le sujet de l'ILT fait désormais partie des priorités européennes. À la faveur du Livre vert sur le financement de long terme de l'économie, du lancement du projet de l'Union des marchés de capitaux (UMC) et de l'adoption du Plan Juncker, il figure au cœur des politiques publiques et motive de multiples initiatives.
Mais force est de constater que l'investissement européen reste en berne. Il ne s'est redressé que partiellement depuis la crise et reste en deçà des besoins considérables que notre société et notre économie doivent satisfaire (enjeux climatiques, basculement dans l'ère numérique, sujets démographiques et migratoires, mise à niveau de notre capacité de défense, développement d'une société de la connaissance, besoins massifs de maintien, renouvellement et extension des infrastructures, etc.).
Alors que l'ILT est désormais un sujet reconnu comme stratégique par les décideurs politiques et économiques, alors même que de nom breuses mesures ont été prises au nom de l'ILT au cours des dernières années, le déficit d'ILT est persistant dans l'Union européenne (UE). Comment expliquer ce paradoxe et comment changer la donne ?
L'ILT en Europe : une faiblesse persistante
Dix ans après l'éclatement de la crise financière, l'ILT n'a pas retrouvé son niveau d'avant-crise dans l'UE. Pourtant les nombreux défis auxquels est confrontée l'UE nécessitent un effort sans précédent d'investissement et notamment d'investissement long. Ce constat est d'autant plus alarmant que des forces structurelles défavorables à l'ILT continueront à s'exercer à l'avenir.
Un ILT particulièrement faible en Europe
En Europe, l'investissement n'a pas encore retrouvé son niveau d'avant-crise, que ce soit en euros ou en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). Le montant total d'investissements publics et privés dans l'UE s'élève à 3 100 Md€ en 2017, équivalent à 20,1 % du PIB européen, contre 22,4 % du PIB en 2007 (Eurostat, 2018a).
Cette faiblesse persistante est un sujet d'inquiétude majeur car si la croissance européenne est repartie, la contribution de l'investissement à la croissance est en moyenne plus faible qu'avant la crise. Cette faiblesse persistante est propre à l'Europe (OCDE, 2015) puisque aux États-Unis comme dans les autres pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), il y a eu une reprise nette de l'investissement depuis 2007.
Les systèmes de comptabilité nationale ne permettent pas de mesurer directement l'évolution de l'ILT dans nos économies. Néanmoins il est possible d'utiliser les données sectorielles disponibles et de faire un focus sur l'investissement dans les infrastructures, la R&D (recherche et développement) ou l'innovation – des secteurs générant de fortes externalités positives et dans lesquels les investissements sont effectués sur des horizons longs.
L'investissement dans les infrastructures reste en retrait de 20 % par rapport au niveau d'avant-crise (BEI, 2017). La contraction la plus forte concerne les infrastructures de transport et est particulièrement marquée dans les pays où la qualité des infrastructures est la moins bonne.
L'investissement en infrastructures sociales (éducation, santé, logements sociaux) a été estimé à environ 170 Md€ par an par le groupe de haut niveau présidé par Romano Prodi et Christian Sautter (Fransen et al., 2018). Largement porté par les collectivités locales, ce montant a sensiblement diminué (l'investissement local en Europe a diminué de 12 % entre 2008 et 2015) et s'avère très inférieur aux besoins, alors même que ces investissements sont extrêmement importants pour entretenir et développer le capital humain.
La part d'investissement dans la R&D en Europe est inférieure à celle des autres économies avancées : elle représente 1 % du PIB, contre 2 % aux États-Unis, et aux alentours de 3 % pour la Corée du Sud (Veugelers et Reinhilde, 2017). En nombre de brevets déposés, les pays européens sont également derrière la Corée du Sud et les États-Unis.
L'investissement dans le cycle du capital-investissement reste disparate entre les pays européens et faible comparé aux investissements des autres économies mondiales avancées. Ainsi le montant d'investissement en capital-risque en Europe s'élève-t-il à 17,6 Md$ en 2017, contre 71,9 Md$ aux États-Unis (CB Insights, 2018).
Alors même que les besoins d'investissement long augmentent
L'UE est confrontée à des défis majeurs qui nécessitent un effort accru d'ILT : la digitalisation, le développement d'une société de la connaissance, le vieillissement de la population, le changement climatique, l'épuisement des ressources naturelles, les enjeux liés aux migrations et la montée des risques géopolitiques, etc.
Pour les infrastructures sociales (éducation, santé et logement abordable), l'effort en termes d'investissement devrait correspondre à une augmentation de 25 % de la part du PIB déjà dédiée à ces infrastructures, soit une hausse de 142 Md€ d'investissements par an ou 1 500 Md€ jusqu'en 2030 (Fransen et al., 2018).
De manière plus générale, l'UE risque de se retrouver dans une situation prolongée de faible croissance qui résulterait d'une baisse durable des investissements, d'une réduction de la population active et d'une hausse de l'épargne (Gimdal et Karakas, 2016). Elle a donc besoin d'augmenter la croissance potentielle à travers des investissements dans les domaines les plus porteurs de croissance, tels que les infrastructures et les actifs incorporels.
Des freins à l'ILT inhérents au marché européen toujours importants
En premier lieu, l'investissement public demeure sous fortes contraintes (le taux d'investissement public a sensiblement diminué au sein de l'UE depuis 2008) (Commission européenne, 2017). La part des investissements publics dans le PIB a ainsi reculé de 3,4 % en 2008 à 2,7 % en 2016 et la reprise de l'ILT ne peut pas reposer principalement sur le secteur public et sur des programmes classiques de relance budgétaire.
En deuxième lieu, dix ans après la crise, les entreprises sont toujours en processus de désendettement avec une dette d'environ 90 % du PIB en Europe (BEI, 2017). L'endettement des entreprises continue ainsi de peser sur l'investissement, ce qui explique en partie la modestie de la reprise, malgré des politiques monétaires très accommodantes et une politique budgétaire légèrement favorable dans l'ensemble.
En troisième lieu, la politique monétaire accommodante mise en place par la BCE (Banque centrale européenne) en 2008 et abaissant les taux d'intérêt nominaux et réels à un niveau historiquement bas produit à plus long terme des effets ambigus : l'aplatissement de la courbe des taux n'incite pas les investisseurs à placer leur épargne sur des horizons longs – la prime d'illiquidité s'avérant finalement limitée.
En quatrième lieu, les ménages européens, dont le taux d'épargne annuel moyen atteint 20 % du PIB (Demarigny, 2015), se montrent averses au risque et préfèrent constituer une épargne de précaution qui est très largement liquide.
Enfin l'incertitude « politique » reste élevée en zone euro, ce qui induit un attentisme des agents économiques et se traduit par un ralentissement de la croissance des entreprises les plus productives et par une réduction de leurs investissements longs au profit d'investissements à plus court terme, moins risqués.
Au total, l'incertitude économique et politique, la persistance de zones de faiblesse dans les bilans de certaines entreprises et de certains intermédiaires financiers, combinées avec un accès au crédit restreint tendent à favoriser les investissements dans les projets de court moyen terme, avec un rendement et un risque faibles (Bloom et al., 2014). De telles forces ralentissent l'innovation et retardent les opérations structurantes ; elles menacent d'alimenter un cercle vicieux de sous-investissement, de productivité stagnante, de déclassement du capital humain et de croissance durablement faible.
Des mesures insuffisantes pour faciliter l'ILT
À la suite de la crise de 2008, la priorité des réformes a été de renforcer la solidité du système financier, afin d'éviter l'apparition de nouvelles crises et de favoriser le retour de la confiance. Au niveau européen, cette priorité donnée à la stabilisation financière s'est accompagnée d'une volonté de favoriser le développement du financement par le marché pour pallier un financement intermédié perçu comme défaillant.
Or, si la stabilité financière est une condition nécessaire à la reprise de l'ILT, elle n'en est pas une condition suffisante – la faiblesse persistante de l'ILT en Europe en témoigne. Inversement, la faiblesse persistante de l'ILT est de nature à obérer les mesures prises pour rétablir la stabilité financière, l'ILT ayant en effet, du fait de sa nature, un puissant effet stabilisateur.
Il est rapidement apparu que les dispositions adoptées au nom de la stabilité financière, de la transparence et de la confiance des marchés ont eu tendance à favoriser les comportements court-termistes et à pénaliser les investissements longs. Face à ce constat, des mesures d'amodiation ciblées ont été adoptées pour corriger les effets indésirables de ces réformes, qui n'ont eu finalement qu'une portée limitée.
Des mesures en faveur de la stabilité financière qui se sont révélées pénalisantes pour l'ILT
Des mesures focalisées sur le court terme
La généralisation de la référence à la valeur de marché
La fair value est devenue la valeur de référence dans l'approche comptable internationale pour les actifs financiers. En pratique, elle est souvent réduite à la seule market value devenue ainsi, par glissement, la mesure comptable de référence. Or l'extension par IFRS 9 de l'application (par défaut) de la valeur de marché à un plus grand nombre d'actifs a induit une volatilité accrue des comptes de résultat.
En pratique, la norme IFRS 9 prévoit différents cas de figure suivant la nature des instruments et leur mode de gestion : en ce qui concerne les produits de taux, ceux-ci peuvent être valorisés au coût amorti et à la juste valeur en contrepartie des autres éléments du résultat global (OCI). La comptabilisation en coût amorti est donc compatible avec un modèle d'ILT, mais qui se limiterait à une stratégie d'investissement dans certains produits de taux détenus jusqu'à l'échéance, ce qui ne recouvre pas toutes les réalités de l'ILT.
Pour les actions, d'un côté, l'utilisation de la juste valeur par résultat induit une volatilité du résultat qui ne reflète pas la réalité économique de l'investissement long, puisque l'actif concerné n'est pas à vendre aussitôt. D'un autre côté, l'utilisation de la juste valeur par OCI ne permet pas de mesurer la performance d'un investissement long, puisque les plus ou moins-values lors de la vente ne seront jamais constatées en résultat.
Les impacts de l'évaluation en valeur de marché sont d'autant plus importants que les régulations prudentielles ont elles-mêmes généralisé cette référence dans leurs calculs. Ainsi Solvabilité II mesure les exigences en capital en fonction de passifs et d'actifs en valeur de marché, ce qui a eu un impact sur les assureurs qui pour la plupart utilisaient jusqu'alors d'autres méthodes plus stables de valorisation des primes et des provisions inscrites dans leurs comptes sociaux (c'est-à-dire les méthodes de coûts historiques désormais interdites).
La liquidité perçue comme protection contre le risque
Le Solvency Capital Requirement (SCR) illustre l'importance accordée à la liquidité de court terme. Son mode de calcul induit des besoins en capital particulièrement volatils, puisque des chocs instantanés extrêmes sont appliqués à des postes de bilan eux-mêmes évalués en valeur de marché à un instant donné. Par ailleurs, il ne tient pas compte des actions de gestion de l'assureur et ignore le principe de continuité de gestion.
En outre, le biais en faveur des titres liquides dans les bilans est accentué par les ratios de liquidité imposés aux banques : pour respecter le liquidity coverage ratio (LCR), les banques doivent détenir suffisamment d'« actifs liquides de haute qualité ». Elles sont donc incitées à déformer leurs bilans au profit de ces titres liquides au détriment d'investissements moins liquides importants pour le financement de l'économie réelle.
Enfin la liquidité est également apparue comme la pierre angulaire des réglementations portant sur les produits grand public de long terme.
Un risque mesuré et piloté sur le court terme
De manière générale, l'approche prudentielle des risques induits par des produits de marché privilégie des mesures de court terme et un pilotage lui-même conçu sur un horizon court. Pour les assurances et les banques, le calcul de la valeur en risque (VaR) les incite à adopter des stratégies de court terme.
En effet, même calculée sur un horizon d'un an, cette mesure ne prend pas en compte les engagements de long terme qui s'échelonnent sur plus d'un an (Derien, 2010), ni les dividendes qui apportent un rendement stable tout en réduisant la volatilité (Aubry, 2017). Plus généralement, les actions de gestion, qui peuvent se déployer sur plusieurs années ne sont pas suffisamment prises en compte dans le calcul de la VaR.
Mais cela comporte aussi des conséquences sur le marché financier, puisque les investisseurs doivent prendre une décision de gestion dictée par cet indicateur instantané, ce qui peut les conduire à surréagir aux variations immédiates et à adopter un comportement moutonnier, accroissant les risques systémiques, de contagion et de liquidité.
D'autres mesures qui ont pénalisé le long terme
La pénalisation des supports d'investissement long
À la suite du renforcement des réglementations prudentielles postcrise, le risque action a fait l'objet de pondérations très élevées – aux niveaux bancaire et assurantiel. Les actions, qui peuvent être utilisées à des fins d'ILT, sont perçues comme risquées par le régulateur, même si elles permettent de diversifier le portefeuille et surperformer grâce à la prime de risque.
En conséquence, les actions perdent de leur attrait pour les investisseurs : depuis 2009, l'allocation actions des assureurs a ainsi chuté de presque 5 points. Or pour un montant total de bilan des assureurs européens de 7 Md€, cette baisse représente 350 Md€ (Aubry, 2017).
La pénalisation de l'activité de transformation des banques
Le net stable funding ratio (NSFR) exige des banques qu'elles financent des actifs de long terme avec des passifs stables. L'appréciation de cette stabilité s'effectue sur la base d'hypothèses de « stress » sévères. C'est véritablement le rôle originel d'intermédiation et de transformation des banques (collecter l'épargne liquide et stable pour la placer en actifs de long terme) que le calibrage du NSFR remet en cause : il privilégie une approche où les ressources longues financent les emplois longs et les ressources courtes les emplois courts. Les banques sont incitées à réduire les prêts de long terme, ce qui nuit à l'économie réelle.
Des correctifs ciblés insuffisants pour relancer l'ILT en Europe
Le Plan d'investissement pour l'Europe (PIE) lancé par la Commission européenne en 2015 rompt avec la logique subventionnelle pour recourir davantage à des instruments financiers permettant de financer des projets d'investissements rentables à long terme. Cette nouvelle approche de la dépense publique a eu un impact sur l'investissement – au 1er janvier 2018, la première phase du PIE ayant permis d'approuver 898 opérations, générant 335 M€ d'investissements dans l'ensemble de l'UE (ICF, 2018).
Néanmoins une partie des projets financés auraient pu l'être sans le PIE (manque d'« additionnalité »). De plus, le financement de la R&D, des actifs immatériels et des petits projets d'infrastructures est demeuré limité. Enfin certains secteurs sont restés à l'écart des financements octroyés (les infrastructures sociales ne représentent que 4 % des investissements).
De nouvelles mesures dérogatoires ont été initiées en faveur des engagements de long terme : c'est ainsi que via Omnibus 2, des modifications ont été apportées au texte initial de Solvabilité II pour mieux prendre en compte le long terme dans l'évaluation des engagements de passif des assureurs et en atténuant l'impact artificiel des mouvements de court terme des marchés financiers dans le bilan prudentiel.
Au niveau des charges en capital, une démarche d'allégement ciblé a été initiée dans le cadre du plan d'action de l'UMC visant à tempérer les exigences prudentielles dans les infrastructures, pour les assureurs mais aussi pour les banques.
Le « paquet UMC » inclut également des initiatives législatives pour la titrisation « simple, transparente et standardisée » (STS)2, mais insuffisante pour relancer efficacement ce marché.
De nouvelles exigences pour favoriser un engagement actionnarial de long terme ont été adoptées telles que la directive du 17 mai 2017 dite « Droit des actionnaires »3. Cependant cette directive n'impose pas de nouvelles contraintes dans les pays qui avaient déjà mis de telles mesures en place.
Pour clore le panorama réglementaire, nous mentionnerons la transposition de Bâle III (ACPR, 2017), laquelle pourrait se faire au détriment de l'ILT. L'un des principaux axes de l'accord de Bâle II du 7 décembre 2017 porte sur les modèles internes de calculs des risques pondérés. Pour limiter l'hétérogénéité des mesures de risque, différentes dispositions encadrent l'usage des modèles internes : interdiction du recours aux modèles internes pour certains types de risques, mise en place d'output floor et d'input floor (risque de crédit). Ces mesures vont réduire mécaniquement la capacité des modèles de risque à refléter les spécificités liées à une gestion longue. De même, l'impossibilité de recourir aux modèles internes pour certains types de risques (risque opérationnel, une partie du risque de crédit) peut constituer un obstacle important à la prise en compte du business model de l'investisseur de long terme.
Des mesures aussi structurantes que celles prises après la publication du Livre vert de la Commission européenne il y a cinq ans ne pouvaient raisonnablement produire des effets significatifs à brève échéance : des décennies sont nécessaires pour faire basculer les modèles de financement intermédiés qui prévalent traditionnellement en Europe en faveur d'un modèle de finance de marché. Or la relance de l'ILT représente dans la compétition globale un enjeu beaucoup plus immédiat.
De même, les ajustements adoptés pour amender à la marge les grandes régulations postcrise ne répondent que partiellement aux écueils que comporte un système de régulation trop exclusivement ciblé sur le très court terme et qui ignore les caractéristiques du business model de l'ILT. Ce sont autant de « rustines » qui ne répondent pas à l'impératif politique majeur de relance de l'investissement privé.
Face aux enjeux, l'Europe n'a pas d'autre choix que d'appréhender globalement la problématique de l'ILT pour définir un cadre de référence approprié.
Pour une approche holistique de l'ILT
Depuis notre rapport de novembre 2011, l'ILT est incontestablement devenu une bannière derrière laquelle ont été regroupées de nombreuses mesures prises par les autorités européennes – que ce soit pour alimenter une croissance équilibrée et inclusive à long terme, ou pour relever certains des grands défis environnementaux, sociaux ou technologiques auxquels l'Europe est confrontée.
Nous ne pouvons que nous féliciter de cette reconnaissance de l'ILT pour laquelle nous avons œuvré de longues années. Néanmoins, comme nous l'avons démontré précédemment, les mesures présentées comme favorables à l'ILT se révèlent finalement aujourd'hui insuffisantes, inefficaces, voire même parfois contre-productives.
Comment expliquer que l'ILT – qui n'a jamais été aussi largement reconnu et l'objet de tant de préoccupations apparentes – demeure néanmoins en berne en Europe ? L'hypothèse que nous formulons est qu'en l'absence d'une approche spécifique, cohérente et complète de l'ILT, les mesures prises n'ont été que parcellaires et limitées, parfois même inadaptées.
C'est pourquoi, pour éviter de retomber dans les mêmes écueils au moment de formuler nos propositions, nous souhaitons revenir sur la définition de l'ILT et prendre le temps de la préciser afin d'en proposer une approche holistique, plus à même d'en refléter les multiples facettes.
Pour saisir au mieux cette notion, nous proposons de commencer par dire ce à quoi l'ILT ne se réduit pas – pour esquisser ainsi une première définition « en creux ». Cette première étape nous permettra de soumettre une définition simple de ce qu'un ILT est « par essence ». Enfin, comme notre propos est avant tout opérationnel, nous déduirons de cette définition synthétique quelques grandes caractéristiques qui nous offriront les points d'appui concrets pour une série de propositions opérationnelles que nous détaillons dans la dernière partie de notre article.
L'ILT : une définition « en creux »
L'ILT ne peut être défini comme un investissement dans un type donné d'actifs, même si certains actifs s'y prêtent mieux que d'autres, car un même type d'actifs (par exemple les actions) peut aussi bien être le support d'un ILT que d'un investissement de court terme.
De même, l'ILT ne peut être réduit à un type de passif long quand bien même des passifs stables (tout passif régulier, renouvelé, d'un montant peu volatil ou prévisible) constituent une condition sine qua non de l'ILT. De manière corollaire, l'ILT ne se limite pas aux investissements pour compte propre.
Par ailleurs, l'ILT n'est pas l'apanage d'une seule catégorie d'opérateurs. Il concerne en pratique les acteurs qui peuvent investir à long terme dans des proportions variables et sous des formes diverses, constituant ainsi un continuum qui va des acteurs court-termistes « purs » (les fonds de trading) aux acteurs long-termistes par essence (les national promotional banks and institutions – NPBI), en passant par tous les acteurs financiers dont l'activité peut être au moins partiellement développée sur le long terme.
Enfin l'ILT n'est pas un horizon de placement stricto sensu qui coïnciderait avec une approche buy and hold. Une approche reposant sur l'hypothèse d'un comportement complètement passif de l'investisseur long terme est trop réductrice et exclut de larges catégories d'acteurs qui pratiquent une gestion active sur des horizons de long terme.
L'ILT : un peu tout cela
La clé de l'ILT réside dans la mise en œuvre d'un modèle de gestion actif/passif qui tire parti des caractéristiques stables du passif. L'existence d'un passif stable permet le déploiement d'une stratégie d'investissement qui, quel que soit son support, a pour objectif un rendement à long terme suffisant pour rémunérer une immobilisation longue des ressources et rend possible une gestion longue et souple. Un ILT est un investissement productif, patient et responsable. Au plan financier, c'est un investissement qui capte les primes de risque et d'illiquidité là où elles se trouvent et optimise les effets de diversification entre catégories d'actifs dans le temps. D'où notre suggestion de définition synthétique : « L'ILT est la stratégie de placement financier déployée par un opérateur, quel qu'il soit, disposant de ressources stables qui, à la fois, autorisent et nécessitent une allocation d'actifs susceptibles de produire un retour économique dans le temps. »
Un faisceau de caractéristiques
Les trois fonctions clés du financement de long terme essentielles à la solidité et à la confiance qu'inspire l'investisseur de long terme aux autres acteurs économiques sont :
une gestion actif-passif de long terme ;
une évaluation des risques et des rendements de long terme ;
une mesure de valeur de long terme.
Axe no 1 : une gestion actif-passif de long terme
La stratégie exprime les objectifs de performance et les critères d'appétence au risque de l'institution définis sur un horizon long. Elle doit contenir un objectif de recherche d'optimisation de la performance financière à long terme. Cela oblige à élaborer une allocation d'actifs de nature à supporter les fluctuations du cycle économique.
En outre, l'investisseur doit s'assurer de l'adéquation de gestion de ses actifs avec l'horizon de ses passifs. La capacité de gérer à long terme est alors démontrée par le fait de ne pas devoir vendre ou acheter en contradiction avec les objectifs de performance et les critères d'appétence exprimés dans la stratégie.
L'ILT est le fait d'un investisseur capable de justifier de la stabilité de son passif, qui explicite son appétence au risque, qui est en mesure de présenter de manière claire la stratégie d'investissement qui en découle, qui l'applique en mettant en place les processus de contrôle adaptés et qui s'organise pour en rendre compte vis-à-vis de ses parties prenantes.
Pour cela la politique d'investissement traduit les allocations cibles sous forme d'une sélection d'actifs et de supports cohérents avec ces cibles. Dans le cas des ILT, le choix des supports et des sous-jacents est dicté par la nature du passif amenant à un investissement souple et cohérent.
Axe no 2 : une évaluation des risques et des rendements de long terme
C'est sans doute le risque lié à un mauvais adossement de l'actif sur le passif qui caractérise le plus l'ILT. Ce risque de désajustement peut venir d'une modélisation erronée du passif, d'une déformation non anticipée du passif, d'une mauvaise anticipation des échéances, d'une allocation d'actifs inadéquate, d'un mauvais choix des placements ou d'une défaillance dans le suivi des investissements.
En toutes hypothèses, l'appréciation des risques et des rendements doit tenir compte de l'horizon de gestion. Dans le cas d'une gestion à long terme, c'est la logique même d'une évaluation du risque sur la base du prix de marché qui peut être discutée. Pour l'investisseur de long terme, le risque majeur attaché à son investissement n'est pas un risque de marché, mais un risque plus économique : il résulte de l'aléa sur les rendements attendus bien plus que du risque sur le prix des actifs sous-jacents. Il peut donc être nécessaire de développer une évaluation qui tienne compte des facteurs de risque qui impactent ces rendements (c'est-à-dire le degré de vacance pour l'immobilier, le risque de trafic pour une infrastructure).
Une gestion financière de long terme traverse la succession des cycles économiques. La conséquence d'une variation instantanée d'une mesure de risque ne doit pas se répercuter de manière instantanée sur le mode de gestion. Cela justifie l'existence de mécanismes de lissage des fluctuations cycliques.
Enfin un ILT implique une attention particulière aux externalités que l'investissement peut produire à travers le projet qu'il finance. L'investisseur de long terme doit évaluer le rendement et le risque de ses investissements en tenant compte des externalités positives et négatives qui ne manqueront pas de les impacter sur le long terme, car tenir compte des externalités permet de mieux gérer le risque de crédit et de mieux se prémunir contre le risque action.
Axe no 3 : une mesure de la valeur de long terme
Enfin la condition sine qua non pour la mise en œuvre effective d'une stratégie d'ILT est l'existence d'un système de comptabilisation et de mesures des résultats qui reflète la création de valeur de cette stratégie.
Une stratégie de long terme est (1) une stratégie de gestion de bilan c'est-à-dire de gestion conjointe d'un actif et d'un passif (2) qui repose sur une politique d'investissement cohérente avec cette stratégie et (3) qui apprécie au mieux les risques et les rendements de long terme des différentes rubriques de ce bilan.
En conséquence, un système de mesure de la valeur adapté à l'ILT respecte les principes suivants :
la comptabilisation de l'actif doit être cohérente avec celle du passif pour retracer convenablement l'évolution de l'adossement actif/passif qui constitue la clé d'une gestion de long terme ;
l'approche de l'actif doit se faire en portefeuille plutôt que ligne à ligne ;
un mode de comptabilisation homogène doit s'appliquer à toutes les catégories d'actifs inclus dans le portefeuille eu égard à l'allocation-cible et au besoin de pouvoir la faire évoluer dans le temps.
L'ILT ne peut être appréhendé par une seule dimension. C'est pourquoi nous proposons une définition holistique de l'ILT permettant de l'appréhender dans toute sa diversité. En s'appuyant sur le faisceau de caractéristiques qui découle de cette définition, nous pouvons livrer nos recommandations pour un environnement propice à l'ILT en Europe.
Recommandations
Sur la base de la définition de l'ILT que nous proposons, nous proposons de promouvoir un environnement réglementaire favorable en appliquant quelques principes simples.
1 – Il convient avant tout de replacer l'ILT au cœur des politiques publiques – et cesser par là même de ne le prendre en compte que de manière accessoire, « après-coup », par le biais de régimes ad hoc d'exception qui ne traitent au mieux que l'une de ses dimensions, mais négligent toutes les autres.
2 – Ce recentrage des politiques publiques sur la spécificité de l'ILT passe d'abord par une mesure adéquate des risques et des rendements qui lui sont associés, afin de rompre avec une approche financière dominante qui privilégie toujours par défaut le court terme, la valeur de marché, la désintermédiation et la liquidité instantanée.
3 – À cette condition, il devient possible de s'appuyer sur la gestion actif/passif de long terme, qui reconnaît pleinement la valeur de passifs stables et l'importance d'un horizon de gestion long et qui fait prévaloir le principe de continuité d'activité sur celui de liquidation immédiate.
4 – Cette nouvelle approche doit s'accompagner de mesures permettant de favoriser l'alignement d'intérêt des différents acteurs sur des objectifs de long terme – l'ILT étant finalement l'affaire de tous : de l'épargnant à l'investisseur – en passant par toute la chaîne d'intermédiation, jusqu'à l'entrepreneur.
L'intérêt de cette approche est que nous pouvons également, de manière pragmatique, décliner ces recommandations générales – qui dessinent les contours d'un environnement idéal – en fonction des réglementations en vigueur pour identifier les mesures qui, à court terme, pourraient être proposées pour rapprocher l'existant de l'idéal au bénéfice du financement de l'économie réelle européenne. C'est ce que nous faisons dans la dernière partie du rapport que nous venons de publier et que nous vous invitons à lire4.