Les banques ont traditionnellement deux grandes raisons d'être. La première est de financer des agents économiques pour lesquels les crédits bancaires sont les principales, voire les seules, sources de financement externe. La deuxième est de fournir de la liquidité – des moyens de paiement – en offrant des contrats de dépôt ou des lignes de crédit. Ce double rôle les conduit à détenir des portefeuilles d’actifs illiquides, sensibles à l’information et difficilement transférables, et à financer ces positions par des dettes liquides et de valeur sûre. Ainsi, les banques transforment la liquidité des fonds. Elles en transforment également la maturité et le risque.
L’histoire bancaire montre qu’elles développent d’abord une transformation dite « commerciale » qui repose sur un modèle d’intermédiation passant par leurs bilans. À l’origine, ce modèle de type originate-to-hold fonctionne dans un cadre de banque de relation. Le risque de liquidité est géré en recourant aux techniques de fractionnement des réserves et le risque de crédit en utilisant les techniques de traitement de l’information par la banque de relation. Pour répondre à l’accroissement continu de la demande de crédit et au déclin concomitant de la collecte des dépôts1. La désaffection des ménages et des entreprises pour ce type de placement créant un gap de financement par les dépôts de la clientèle, les banques ont exploité les innovations financières des années 1980 pour reconfigurer leur business model. À cette fin, elles ont utilisé deux solutions.
En premier lieu, le gap de financement par les dépôts a été comblé par des ressources empruntées sur les marchés de gros (wholesale funding) principalement à court terme auprès d’investisseurs institutionnels (les groupes bancaires via les marchés interbancaires, les compagnies d’assurances…) et des grands corporates. En second lieu, les banques ont cherché à transférer leurs actifs par le canal de la titrisation et ont développé un modèle d’intermédiation originate-to-distribute. Ces deux solutions les mettent dans une situation de dépendance accrue à la liquidité des marchés. En effet, celle-ci dépend dans une large mesure des opérations de trading des institutions financières et donc en définitive des comportements des banques elles-mêmes. Cette évolution correspond au développement par les banques d’un modèle de transformation que l’on peut qualifier de « financière » et dans lequel elles investissent dans des actifs de marché supposés liquides leur permettant de satisfaire rapidement la demande de leurs créanciers, déposants de la banque de détail et créanciers de la banque de gros, en matière de moyens de paiement.
Or la crise financière de 2007-2009 a montré qu’un financement dépendant de manière excessive de ressources empruntées sur les marchés de gros à court terme, voire à très court terme, a renforcé dramatiquement l’exposition des banques au risque de liquidité. L’incapacité à maîtriser ce risque a provoqué l’effondrement des institutions financières, notamment des banques d’investissement, qui avaient développé de façon déraisonnée un modèle de transformation de bilan fondé non sur l’exploitation de synergies crédits/dépôts, mais sur la liquidité des marchés. La rupture de la liquidité les a conduites à contraindre massivement et toutes ensemble l’offre de crédit, conférant à la crise son caractère systémique.
Les récentes propositions du Comité de Bâle (BCBS, 2009) sont déterminées par une vision du système financier dans laquelle le risque systémique est le principal risque et les pertes extrêmes le problème prédominant. Elles consistent principalement à accroître les buffers de capital et les buffers de liquidité pour renforcer la stabilité du système bancaire et s’inscrivent dans une approche de la réglementation qui est essentiellement de nature macroprudentielle. Dans cette perspective, elles cherchent à protéger le système financier contre les effets systémiques que les comportements bancaires peuvent créer et à éviter que des banques, confrontées à des contraintes en capital trop fortes, réagissent en réduisant de façon excessive l’offre de financements et la liquidité de l’économie.
Il est sans aucun doute préférable d’inciter les banques à se recapitaliser plutôt que de courir le risque d’un rationnement de crédit et d’une rupture de liquidité. Mais ces propositions supposent que le capital permette effectivement la maîtrise des risques systémiques. Or on peut s’interroger sur la capacité du capital à permettre aux banques de faire face au risque non mesurable créé par des événements ayant un caractère exceptionnel. Mais pour éviter l’arbitrage réglementaire, le renforcement des exigences en capital doit être opéré de manière cohérente en relation avec les risques. En revanche, imposer des buffers excessifs et non sensibles au risque est de nature à remettre en cause le processus de transformation commerciale qui permet aux banques à la fois de financer des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement externe que les banques et de fournir la liquidité dont le système économique a besoin. De son côté, le renforcement des exigences en liquidité, s’il doit permettre de limiter l’impact d’une rupture de liquidité des marchés sur l’offre de crédit, risque également de conduire à une remise en cause de l’efficacité du modèle de transformation commerciale et, en définitive, à une réduction de cette offre.
Après avoir dans un premier temps rappelé le rôle central pour l’économie de la transformation bancaire et les effets de la dépendance excessive des banques à la liquidité de marché, nous discuterons des implications de la réglementation des fonds propres et de la liquidité sur l’efficacité du modèle de transformation bancaire à assurer le financement et la liquidité des agents non financiers.
L’activité de transformation comme source de création de valeur par les banques
Le modèle traditionnel d’intermédiation financière repose sur la transformation de dépôts liquides de la clientèle en crédits illiquides pour cette même clientèle. Cette activité bancaire est intrinsèquement fragile car elle expose la banque au risque de ruée (Diamond et Dybvig, 1983).
Cette fragilité agit comme une contrainte disciplinant le comportement de la banque dans ses décisions d’engagement et de suivi des crédits (Diamond et Rajan, 2001). L’activité de transformation lui permet à la fois d'être un intermédiaire spécialisé dans la sélection de projets d’investissement illiquides car sensibles à l’information et de recourir à la liquidité des dépôts. Dans ce schéma, le capital doit lui permettre de faire face à des variations non anticipées de la profitabilité des projets d’investissement sous-jacents aux crédits et, plus généralement, des investissements réalisés par elle-même.
À cette transformation « traditionnelle » s’est progressivement rajoutée une transformation fondée sur la liquidité des marchés. C’est la capacité de ces derniers à permettre une transformation rapide d’actifs en monnaie qui donne alors la possibilité à la banque d’assurer un service de liquidité notamment à des créanciers institutionnels (corporates, autres banques et institutions financières…) qui, comme les déposants, cherchent finalement à détenir des moyens de paiement. Si la détention de capital doit permettre de faire face aux fluctuations de valeurs des actifs détenus, c’est bien la liquidité de ces actifs qui doit permettre d’affronter la demande de liquidités. La fragilité du secteur bancaire découlant de la nature exigible des dépôts s’est déplacée vers d’autres créanciers que les déposants, à savoir ceux du wholesale funding. En effet, l’existence de mécanismes implicites ou explicites d’assurance des dépôts supprime (dès lors qu’ils sont jugés crédibles) l’instabilité des dépôts assurés. La fragilité intrinsèque des banques se reporte sur la part non assurée des ressources à court terme. Or cette part a connu une croissance considérable avec le développement remarquable des financements interbancaires et des financements, généralement de court terme, émanant d’agents financiers non bancaires.
La solidité du premier modèle de transformation tient à l’existence de synergies entre actifs et passifs du bilan. Ainsi, en matière de liquidité, comme l’ont montré Kashyap, Rajan et Stein (2002), des synergies de diversification existent entre les contrats de dépôt et les lignes de crédit ouvertes. Elles offrent aux banques une couverture contre le risque de liquidité et leur permettent de fournir de la liquidité, y compris en période de turbulences. Elles résultent de l’absence de corrélation, voire d’une corrélation positive, entre les tirages sur les lignes de crédit et les apports de dépôts de la clientèle, notamment celle des gros déposants. La résistance des banques commerciales dans la crise financière de 2007-2009 tient sans doute à cette caractéristique de leur business model, mais également à la faiblesse relative du risque de crédit des portefeuilles de la banque de détail (Dietsch et Petey, 2004 et 2010 ; Dietsch, Petey et Vandaele, 2010). On a pu observer dans le cas des banques américaines que durant la crise financière, celles qui disposaient d’un noyau dur de dépôts plus fort ont mieux maintenu l’offre de crédit que les autres banques. À l’opposé, celles qui détenaient davantage d’actifs illiquides dans leur bilan ont cherché à accroître la liquidité de leurs actifs et ont réduit les crédits (Cornett et al., 2010). En définitive, ces synergies permettent de diminuer la détention de réserves liquides et d’optimiser la gestion de la trésorerie.
Dans le modèle de transformation financière, les synergies actifs/passifs viennent principalement ou exclusivement de la liquidité des titres et cette liquidité est elle-même dépendante de l’intensité des activités de trading de titres2. C’est à cette condition que le détenteur de titres longs peut les négocier à tout moment s’il souhaite s’en défaire et sans s’exposer à de trop fortes variations de leur valeur. Ainsi, les créanciers de court terme considèrent leurs créances insensibles à l’information et donc liquides et sûres, comme dans le modèle de transformation commerciale. Les volumes de trading ont ainsi augmenté dans des proportions considérables ces deux dernières décennies. En même temps, l’accroissement de la transformation, commerciale et financière, a considérablement accru la vulnérabilité des banques aux aléas de la liquidité sur les marchés. La transformation financière expose donc la banque commerciale au risque d’illiquidité (retraits brutaux des concours à court terme) et la rend davantage dépendante de la liquidité du marché et vulnérable à un effondrement de cette liquidité. Cette forme de transformation se traduit également par une nette augmentation du levier des banques.
Enfin, l’assurance de dépôts et l’accès permanent des banques aux interventions de la banque centrale comme prêteur en dernier ressort achèvent de consolider ce modèle de transformation en supprimant ses deux sources majeures de défaillance : la possibilité de ruées de déposants et la rupture potentielle des systèmes de règlement entre banques.
Les effets de la dépendance excessive des banques à la liquidité de marché
La crise récente a mis en évidence les risques de nature systémique associés à un développement non maîtrisé de la transformation. Ces risques sont principalement liés à l’excès du financement à court terme et au caractère finalement non négociable d’actifs supposés liquides au départ. Il convient de rappeler comment les comportements bancaires peuvent être à l’origine d’effets systémiques pour comprendre les motivations des propositions contenues dans Bâle III.
La dépendance au financement de marché a accru considérablement le risque d’illiquidité en rendant les banques davantage sensibles aux retraits massifs des financements courts résultant de « paniques » sur les marchés3. Les banques ont connu des problèmes durant l’été 2007 et dans les mois suivants pour renouveler les financements à court terme, en raison notamment de l’incertitude affectant la valeur des collatéraux ou de la crainte des créanciers d'être eux-mêmes victimes des conséquences d’une ruée des autres créanciers. Incapables de renouveler les financements courts, de nombreuses banques d’investissement et de nombreux conduits de titrisation ont été contraints de vendre des actifs en situation de détresse (fire sales) dès le début de la crise4. Cette réduction des leviers a amplifié les baisses des prix d’actifs. De nombreuses institutions, fortement dépendantes des financements à court terme, ont alors rencontré des difficultés pour renouveler ces financements, la valeur des actifs servant de collatéraux devenant trop incertaine5. Elles ont alors procédé à des ventes d’actifs à prix bradés. Ces dépréciations ont affecté plus particulièrement les ABS (asset-backed securities), dont l’une des caractéristiques est d'être peu négociables et donc relativement illiquides. De plus, dans de telles circonstances, les banques ont rencontré des difficultés pour lever des fonds propres6. Faute de pouvoir trouver les financements nécessaires et de lever du capital, elles ont maintenu leur ratio de capital en choisissant de réduire les expositions. Il s’en est suivi une contraction de l’offre de crédit et des bilans qui a touché l’économie réelle. Mais en définitive, la principale raison d’un tel recours excessif au financement par les dettes à court terme tient au faible coût relatif de ces financements, les emprunteurs ne payant pas les coûts sociaux créés par les externalités associées aux retraits massifs des concours.
Les effets systémiques provenant des ventes à prix bradés tiennent largement au caractère non négociable des actifs détenus par les banques. La titrisation aurait dû contribuer à « liquéfier » ces actifs en transférant le financement des crédits non négociables au marché, ce qui aurait dû permettre aux banques commerciales de réduire l’importance des risques de crédit et de transformation, aux investisseurs de trouver la possibilité d’acquérir des titres peu risqués et au système dans son ensemble de pratiquer à grande échelle une diversification efficiente du risque de crédit. Mais le shadow banking system, en utilisant des véhicules de hors-bilan, a développé, comme on l’a dit, un modèle de transformation bancaire très intensif visant la standardisation à l’extrême de l’analyse du crédit et de l’ensemble de la chaîne du crédit, sans réellement en maîtriser les innovations et sans développer des moyens particuliers pour prévenir la défaillance des instruments de mesure des risques. De ce fait, l’opacité des produits a été renforcée, provoquant la défiance des créanciers fournissant des financements à court terme et créant une crise de liquidité majeure. Ainsi, la montée des défauts subprimes a mis en lumière les insuffisances de la mesure du risque de crédit des ABS et des RMBS (residential mortgage-backed securities) et les investisseurs ont commencé à s’inquiéter de l’opacité relative des produits structurés créés à partir des tranches de ces instruments. Ce renforcement de l’incertitude a provoqué au cours de l’été 2007 une rupture des circuits de financement de la titrisation qui s’est transformée en une panique sur les marchés de la liquidité (Gorton, 2008b). Cette crise de liquidité a entraîné un effondrement des prix de tous les actifs. Les dépréciations d’actifs ont touché les banques commerciales, dans la mesure où elles avaient largement investi dans les produits de titrisation en créant notamment des véhicules de hors-bilan (SIV – structured investment vehicles)7, et plus encore les banques d’investissement.
Ces événements ont montré qu’un équilibre avec un levier très fort n’est en réalité soutenable que si le secteur financier développe une confiance absolue dans la discipline de marché. Mais durant la crise, les créanciers eux-mêmes sont apparus excessivement sensibles aux rumeurs et aux signaux entraînant l’affaiblissement de la discipline exercée en temps normal par les financements de gros (Huang et Ratnovski, 2008). L’hypothèse de Bâle III est qu’en l’absence d’une discipline de marché totalement efficace, ces effets systémiques auraient pu être limités si les banques avaient détenu des buffers de capital. On peut donc comprendre l’utilité du leverage ratio comme un moyen de protéger le secteur bancaire contre de tels effets systémiques qui tiennent à leur mode de financement.
En effet, dans Bâle III, le leverage ratio est présenté comme un ratio non sensible au risque et qui vient renforcer les exigences sensibles aux risques des piliers 1 et 2 de Bâle II. La proposition part du constat selon lequel la crise récente est la conséquence de leviers d’endettement excessifs dans les banques. On peut donc comprendre le leverage ratio comme un dispositif réglementaire dont le rôle n’est pas tant de protéger les banques contre les risques courants d’exposition ou intrinsèques que de protéger le secteur bancaire tout entier contre les effets systémiques que les comportements bancaires peuvent créer. Le rôle des buffers de capital – définis comme les montants de capital disponible par rapport aux montants réglementaires requis – est de réduire les coûts des faillites bancaires et les coûts sociaux des ruptures de l’offre de crédit et de la liquidité provoqués par les faillites systémiques.
Le but des buffers contracycliques est de restreindre les effets procycliques du comportement de levier. Ce comportement, fortement développé dans certaines banques avant la crise, est tenu largement responsable de celle-ci. Toutefois, les règles du pilier 1 rendent également les exigences en capital procycliques. En provoquant un accroissement des exigences en capital en bas de cycle, lorsque le capital devient rare et coûteux, elles tendent à amplifier les fluctuations économiques. Le régulateur cherche à contenir ce mécanisme. Le dispositif proposé par le Comité de Bâle consiste à lier les exigences de fonds propres au cycle économique en les élevant en période normale pour les assouplir en bas de cycle et laisser alors les banques tirer sur les réserves accumulées.
La réglementation des fonds propres
Les exigences en fonds propres constituent un premier instrument de réglementation des risques dans les établissements de crédit. Les dispositifs successivement introduits par les autorités de supervision (Accord de Bâle, Bâle II) obéissent sur cet aspect à une logique commune : rendre les exigences minimales de détention de fonds propres sensibles au risque des actifs détenus8. Si la mise en place d’exigences en capital pondérées par le risque peut être théoriquement justifiée9, deux questions majeures se posent : quel est le niveau global du capital qu’une banque doit détenir pour faire face aux risques qu’elle supporte ? et quel est le niveau de capital qu’elle doit détenir pour couvrir les risques attachés à chaque exposition ?
Ces deux questions sont étroitement liées, la réponse à la première découlant en principe du traitement de la seconde. En effet, la construction des exigences réglementaires en capital répond à une logique bottom-up d’agrégation des risques : le montant global en capital réglementaire résulte de l’addition des exigences en capital calculées au niveau de chaque exposition. Dès lors que ces dernières sont bâties sur l’hypothèse que les expositions sont détenues non sur une base individuelle, mais au sein de portefeuilles diversifiés, l’addition des exigences individuelles doit conduire à une évaluation cohérente du risque global supporté par une banque sur l’ensemble de ses activités (Gordy, 2003).
Toutefois, le caractère optimal d’exigences en capital pondérées par le risque repose sur un certain nombre de conditions : tout d’abord, l’absence d’asymétries d’information entre les banques et les autorités de supervision rendant ainsi impossible toute substitution d’actifs ; ensuite, la capacité des banques à apprécier ces risques autant que celle des organismes de supervision à s’assurer de la validité de cette appréciation. Dans cette logique, l’efficacité attendue de ces exigences dépend également de la cohérence transversale de la mesure des risques. Ainsi, la marchéisation des bilans bancaires résultant en particulier de l’importance croissante des mécanismes de titrisation a conduit à ce que des risques similaires soient logés dans des instruments et/ou des supports rattachés à des activités bancaires différentes, les banques investissant et négociant elles-mêmes ces instruments. En particulier, le risque attaché à des crédits traditionnellement conservés dans les bilans bancaires s’est retrouvé de manière croissante au sein des portefeuilles de négociation. Or les règles prudentielles introduites successivement tant au niveau bancaire que du secteur financier au sens large (assurances, fonds d’investissement…) ont rendu possible un arbitrage réglementaire qui a activement contribué à l’accumulation des risques ayant finalement conduit à la crise financière. On parle d’arbitrage réglementaire quand un même risque n’est pas soumis à la même contrainte réglementaire lorsqu’il s’applique à des instruments de nature différente. Ainsi, les exigences réglementaires introduites dans la version initiale de Bâle II en matière de crédits titrisés et de crédits directement détenus ont conduit à une appréciation hétérogène de risques portant sur des sous-jacents pourtant similaires, voire identiques10. De la même manière, des différences de traitement en matière de dérivés de crédit (credit default swaps – CDS – et garanties financières) entre banques et compagnies d’assurances monolines ont conduit à une distorsion dans l’appréciation des risques attachés à ces instruments financiers. Cette hétérogénéité dans la mesure réglementaire des risques a introduit une incitation des établissements financiers à déplacer les risques vers les activités les moins consommatrices de fonds propres à niveau de risque inchangé. A fortiori, on s’attend à ce que ce mécanisme conduise à un accroissement global des risques dans une logique d’optimisation de la rentabilité des fonds propres. L’hétérogénéité des exigences réglementaires a par ailleurs été renforcée par la forte sensibilité des formules réglementaires aux paramétrages et aux choix méthodologiques. Ce risque de modèle n’a pu que contribuer à l’arbitrage réglementaire en matière de titrisation11.
Cela souligne la nécessité de tendre vers la neutralité des exigences réglementaires en capital par rapport à la composition des activités choisie par les banques. Ainsi, l’augmentation générale de ces exigences ne saurait être une réponse entièrement satisfaisante à la difficulté d’appréhender de manière homogène les risques à travers l’ensemble des activités bancaires.
Toutefois, la recherche de la neutralité n’apporte pas de réponse à la question de la détermination du « bon » niveau de capital nécessaire à garantir la continuité des fonctions remplies par le système bancaire. Le « bon » niveau de capital correspond au capital nécessaire à la couverture de l’ensemble des risques mesurables en tenant en particulier compte des effets de diversification/concentration entre activités. La détermination du niveau de fonds propres nécessaires requiert d’abord de préciser quels sont les risques qui doivent être couverts par la détention de fonds propres. Ainsi, les exigences réglementaires en matière de risques doivent par définition couvrir les pertes non anticipées (unexpected losses). En matière de crédits, cette approche du risque repose sur un modèle sous-jacent dans lequel les pertes sont le résultat des défauts dans un portefeuille de crédits détenus au bilan et illiquides12. Le niveau de capital résultant de l’application des formules réglementaires n’a donc vocation qu’à couvrir ce seul risque. Or si l’on considère à nouveau la crise des subprimes, s’il ne fait aucun doute que les pertes finales sur l’ensemble des crédits, titrisés ou non, seront considérables (FMI, 2009), on ne peut a priori exclure que ces pertes auraient pu finalement être absorbées par le secteur bancaire.
C’est en réalité l’illiquidité subite de titres adossés à ces crédits et considérés comme liquides qui a précipité le secteur bancaire dans la crise. Dans cette logique, il n’est pas surprenant qu’une exigence de capital calibrée pour faire face aux pertes découlant du défaut des emprunteurs s’avère insuffisante pour affronter les pertes résultant d’un événement de nature différente : l’impossibilité de valoriser les flux futurs conduisant à l’effondrement de la valeur de marché de ces titres. En poussant la logique à son terme, l’événement de crédit correspondant serait donc le défaut simultané de l’ensemble des emprunteurs, un risque non mesurable qu’une augmentation globale des exigences de détention en fonds propres n’est pas à même de couvrir. Il est en revanche certain que l’augmentation de ces exigences est susceptible d’avoir des répercussions sur l’offre de crédit, y compris sur des segments de marché pour lesquels il n’y a pas lieu de penser que les normes réglementaires ont sous-estimé les risques de manière flagrante13. La réglementation du capital des banques doit en premier lieu veiller à une approche homogène des risques (de marché, de crédit, opérationnels…) sur l’ensemble des activités bancaires. Cette homogénéité est en effet une condition nécessaire à la neutralité de la réglementation prudentielle sur les choix d’activités des banques. S’il est admis que l’offre de crédit repose également sur la capacité des banques à attirer l’épargne vers les actifs bancaires (notamment à travers la titrisation), les décisions de gestion de bilan des banques doivent reposer sur les bénéfices économiques attendus de cette gestion et non découler de distorsions réglementaires.
La réglementation du capital des établissements financiers, même homogènes, sera toujours insuffisante pour faire face aux pertes résultant de dépréciations massives d’actifs comme l’ont bien démontré Diamond et Rajan (2000) : si la détention de capital par la banque contribue à préserver la liquidité, elle ne peut permettre simultanément l’absorption des pertes sur les actifs et le refinancement de ces mêmes actifs que dans une mesure limitée. En d’autres termes, la réglementation du risque de crédit ne peut se substituer à la réglementation de la liquidité des banques.
Réglementation de la liquidité et transformation bancaire
Dès lors que le risque majeur de crise dans le secteur bancaire découle moins de l’accumulation de défauts que des pertes provenant de dépréciations liées à l’illiquidité d’actifs, le capital s’avère insuffisant pour garantir la stabilité du système bancaire. La réglementation doit alors s’appliquer aux conditions de financement des activités bancaires et en particulier à la liquidité.
La liquidité d’une banque peut être définie comme sa capacité à faire face à ses obligations de trésorerie à leur échéance. Elle peut être caractérisée « à partir des actifs disponibles qui peuvent être convertis rapidement en espèces afin de satisfaire les demandes de retraits à court terme émanant des contreparties ou pour couvrir leurs opérations » (Valla, Saes-Escorbiac et Tiesset, 2006). Elle se confond avec le service de liquidité que le système bancaire offre aux déposants à travers l’exigibilité des dépôts à vue. C’est la fonction traditionnelle de transformation des banques. Le développement de cette transformation amène ainsi à étendre la définition de la liquidité bancaire. En effet, celle-ci est aussi en partie déterminée par la liquidité de marché définie comme la condition par laquelle le détenteur d’actifs peut les réaliser. Cette exposition à la liquidité de marché a connu une augmentation considérable dans la période récente, certaines banques étant les principaux intervenants sur certains marchés (en particulier le marché monétaire ; Hartmann et Valla, 2008). Il en découle un accroissement de l’interaction entre liquidité bancaire et liquidité de marché. Cet arrangement institutionnel se distingue de la gestion collective dans la mesure où la valeur des dépôts ne correspond pas à la valeur liquidative des actifs.
On peut alors s’interroger sur la justification de la détention par une banque d’actifs liquides. En effet, la théorie de la transformation bancaire développée par Calomiris et Kahn (1991) ou Diamond et Rajan (2000 et 2001) repose en particulier sur l’idée que la banque a une compétence particulière dans la gestion de positions complexes (notamment en termes d’opacité, de coûts d’information ou d’expertise) et de ce fait illiquides. Cette particularité disparaît dès lors que l’on considère la détention d’actifs liquides. Myers et Rajan (1998) apportent un fondement théorique à la coexistence d’actifs liquides et illiquides à l’actif des banques. Les actifs liquides présentent l’avantage de pouvoir être facilement convertis en espèces si nécessaire, notamment pour faire face aux demandes de liquidités des déposants. En revanche, les actifs liquides peuvent aisément faire l’objet d’une substitution, c’est-à-dire que la banque ne peut s’engager de manière crédible quant à sa stratégie d’investissement et donc modifier potentiellement celle-ci au détriment des déposants. À l’inverse, les actifs illiquides ne peuvent être liquidés prématurément qu’à un coût élevé, mais, leur substitution étant plus difficile, les stratégies d’investissement en actifs illiquides sont donc plus crédibles car plus stables. Ces avantages relatifs conduisent à l’existence d’une structure optimale non du passif, mais de l’actif des banques. La détention d’actifs liquides contribue en définitive à accroître la possibilité pour les banques d’investir dans des actifs illiquides. Ainsi, banques et marchés financiers sont étroitement liés à travers la marchéisation progressive des bilans bancaires. Par conséquent, la liquidité bancaire et la liquidité de marché sont étroitement imbriquées dans le fonctionnement effectif du financement de l’économie.
Ces cadres théoriques ont en commun de faire reposer le financement des institutions bancaires sur un financement de court terme, ce qui place la fonction de transformation, et donc une certaine forme d’instabilité, au cœur du système bancaire. En effet, un financement de court terme exerce une contrainte très forte sur les décisions d’investissement des banques et contribue à limiter les comportements opportunistes.
Cette conception du bilan bancaire repose néanmoins sur la stabilité du degré de liquidité des actifs bancaires considérés comme liquides. Ainsi, la banque demeure intrinsèquement sensible à une dégradation de cette liquidité et aux dépréciations, même temporaires, qui en découlent. À l’inverse, on pourrait considérer que si le rôle des banques est de garantir la liquidité des déposants, le meilleur moyen serait d’investir essentiellement dans des actifs liquides. Dans ce cadre, le financement de projets de long terme (notamment des crédits aux agents non financiers) semblerait mieux assuré par des financements de long terme. Cette approche est de fait sous-jacente au ratio de financement stable (net stable funding ratio) introduit par Bâle III. Ce nouveau ratio cherche à préserver la fonction d’offre de crédit aux agents non financiers en accroissant la correspondance entre les échéances des actifs et des passifs adossés à ces actifs. Il en résulte mécaniquement une réduction de la transformation d’échéances. Les choix des pondérations tant au niveau des ressources stables requises que des ressources stables disponibles conduisent à une segmentation des opérations bancaires entre un circuit de maturité courte supposé ne procurer ni ressources, ni besoins en termes de financement stable et un circuit de financement long (ou stable) pour lequel la fonction de transformation est de fait encadrée.
Le nouveau ratio de financement accorde notamment une place importante aux dépôts de la clientèle parmi les ressources stables d’une banque (en effet, selon la nature du déposant, ils peuvent être comptabilisés pour 70% ou 85% de leur valeur). D’un point de vue théorique, ce choix peut sembler quelque peu paradoxal, les dépôts étant par nature instables en ce qu’ils peuvent être retirés potentiellement à tout moment lors d’une ruée bancaire entraînant l’effondrement de l’intermédiaire financier. Toutefois, comme il a été souligné plus haut, la crédibilité du mécanisme d’assurance des dépôts supprime l’instabilité intrinsèque, l’incitation au retrait disparaissant pour les dépôts qui en bénéficient. Cette stabilité de fait des dépôts de la clientèle (en particulier des agents non financiers) a joué un rôle important dans la résilience des banques dans la crise. Ainsi, les banques universelles ont mieux résisté, dans l’ensemble, à la crise que les établissements spécialisés, en particulier les banques de financement et d’investissement14.
Il pourrait également sembler paradoxal que les banques parmi celles ayant le mieux résisté à la crise aient un profil de banque universelle. Ce n’est pas en soi une structure intégrée des activités bancaires qui a conduit à la crise. Ce sont les banques d’affaires américaines qui en ont le plus souffert, certaines d’entre elles et non des moindres ayant disparu aujourd’hui. Ceci remet en question le retour à une séparation stricte entre activités de détail et activités de banque de financement et d’investissement de type narrow banking. Si la banque universelle internalise effectivement les canaux de transmission notamment des activités de marché vers les activités de financement des entreprises non financières et des ménages, la crise actuelle suggère que les effets stabilisateurs des activités de détail et de la structure de financement qui leur est associée (importance des dépôts de la clientèle) se sont avérés plus importants que la répercussion des dépréciations d’actifs vers l’offre de crédit en termes de conditions et de disponibilité.
Ces nouvelles règles de liquidité conduisent, d’une certaine manière, à introduire une forme d’encadrement du crédit en reliant de façon étroite l’offre potentielle de crédit à la capacité du système bancaire à attirer des ressources de long terme dans des proportions considérables (les besoins estimés en financements stables se chiffrant au minimum en centaines de milliards d’euros pour les banques européennes). Cependant, il ressort de la crise bancaire que la recherche de liquidité des établissements les plus touchés par les dépréciations d’actifs découlant de leur illiquidité a effectivement réduit l’offre de crédit afin de restaurer les bilans15. Ainsi, l’allongement de la duration des financements des banques amène à un arbitrage entre la recherche d’une stabilité accrue et à la fois une création de liquidité et une offre de crédit moindres pour les agents non financiers. En d’autres termes, l’encadrement de la fonction de transformation assurée par les banques entraîne d’une certaine façon un encadrement de l’offre de crédit et de la liquidité.
Il ressort donc de l’analyse que les activités traditionnelles d’intermédiation financière et les activités de marché reposant sur la négociation d’actifs sont complémentaires et contribuent à la capacité du système bancaire à remplir ses fonctions d’offre de services de liquidité et de financement. Cette complémentarité découle notamment de l’unicité du bilan bancaire en termes d’équilibre et de fragilité potentielle. Envisager des régimes réglementaires différenciés (en termes de détention de capital ou de structure de financement) selon les activités bancaires est potentiellement de nature à réduire la capacité du système bancaire à remplir ses missions. Dans cette logique, l’accroissement des exigences en fonds propres prévu par la refonte des dispositifs réglementaires (Bâle III) ne doit pas faire perdre de vue l’objectif de cohérence de ces exigences, leur accroissement global ne pouvant se substituer aux efforts nécessaires en vue d’affiner le calibrage de la mesure des risques. De la même manière, le renforcement des financements longs dans le secteur bancaire est susceptible d’entraîner une modification considérable du modèle économique de transformation des banques. Ce renforcement, qui repose sur l’identification et la séparation de circuits de financement qui recoupent largement à l’intérieur de la banque la distinction entre activités d’intermédiation et activités de marché, s’il est effectivement en mesure de réduire l’exposition des banques aux chocs de liquidité, se traduira par une réduction de la liquidité bancaire et de l’offre de crédit.
La banque est une institution qui repose sur une complémentarité étroite entre des activités a priori contradictoires et/ou indépendantes, mais dont la présence simultanée au sein d’un bilan unique permet à la fois la solvabilité et l’efficacité. Une approche différenciée de la réglementation de ces activités dans le sens d’une séparation fonctionnelle, institutionnelle ou plus simplement en termes d’exigences quantitatives de ces activités peut se traduire par une efficacité moindre du système bancaire. La crise financière a souligné la grande vulnérabilité de ce dernier aux chocs de liquidité des marchés, tant à l’actif qu’au passif des bilans. Cette liquidité n’est cependant pas un élément exogène dès lors que les banques apparaissent comme les principaux animateurs de certains segments des marchés financiers. En définitive, on peut s’interroger sur la capacité de la réglementation à traiter les causes des chocs de liquidité.
Le risque systémique est encore avant tout un concept. Sa mesure reste largement incertaine. Le calibrage des exigences additionnelles est donc un vrai sujet. La méthode envisagée par le Comité de Bâle revient à les faire dépendre des caractéristiques spécifiques des banques qui sont à l’origine des effets systémiques : la prédominance des financements de court terme et le caractère non négociable des actifs. Ainsi, dans les propositions du Comité de Bâle, les charges additionnelles du leverage ratio sont globalement calibrées sur les composantes des actifs et des passifs du bilan et du hors-bilan des établissements de crédit et elles tendent à croître avec la taille des banques.
La question est donc de déterminer si le dispositif proposé par le régulateur met en œuvre le principe qui consiste à accroître les exigences en capital lorsque le gain qu’il y a à éviter les coûts collectifs des défaillances de banques est plus élevé que le coût de la réduction de l’offre de crédit. Or dans le cas des activités bancaires, les avantages de la transformation l’emportent très certainement sur les coûts. En effet, parce que le coût des fonds propres bancaires est élevé, un montant excessif de fonds propres calculé à partir des assiettes que sont la taille, le montant des actifs illiquides et celui des dettes à court terme risque d’affecter la contribution essentielle que la banque apporte au financement de l’économie et à la liquidité des transactions. En venant s’ajouter aux exigences déjà fortes du pilier 1, les exigences nouvelles créées par les dispositifs proposés par le Comité de Bâle risquent d’amener les contraintes de capital à un niveau qui pourrait remettre en cause l’efficacité des activités d’intermédiation bancaire. Or ces activités constituent l’un des principaux fondements de la croissance économique, notamment en Europe.